lundi 11 avril 2011

Gabriel Bañez, Les Enfants disparaissent.

Omnes vulnerant, ultima necat
Éric Bonnargent


« La première certitude fut la première de nos erreurs. »
Morris Kline, La fin de la certitude en mathématiques. Cité par Gabriel Bañez.


Salvator Dali, Persistance de la mémoire.
Écrivain, journaliste (directeur du supplément littéraire d’El Dia) et éditeur argentin, Gabriel Bañez est décédé l’année dernière à l’âge de 58 ans. Les Éditions de la Dernière Goutte permettent au lecteur français de découvrir petit à petit l’œuvre de ce grand écrivain, plusieurs fois primé.
Adapté au cinéma par Marcos Rodriguez, Les Enfants disparaissent est un roman d’une rare densité dont les phrases courtes et rythmées donnent l’impression au lecteur d’entendre le mécanisme d’une horloge. Le personnage principal, Macias Möll, est d’ailleurs horloger de son état. Paralytique, Macias, homme taciturne et solitaire, est passionné par son métier. Tout en méditant sur le temps et sur les paradoxes logiques que lui inspirent les livres de mathématiques, il manipule ces petits mécanismes délicats qui n’admettent pas la moindre imprécision. Il prend tout aussi soin de son fauteuil roulant car sa seconde passion est la course. Tous les soirs, à dix-huit heures, sous les clameurs des enfants du quartier venus assister au spectacle, il dévale à toute vitesse la pente face à son atelier :

« Les baisers et les étreintes des enfants l’entourèrent. Macias tira d’une poche des caramels qu’il jeta en l’air. Il se croyait sur le podium des vainqueurs, secouant une bouteille pour en faire sortir une pluie de champagne. Puis il se laissa emporter. Les gamins le trainèrent sur l’esplanade la plus élevée. Ils restèrent là à le contempler. Quand les cris et les ricanements se turent, il éleva les bras au ciel et dit comme pour lui-même : “Quatorze secondes ! Quatorze secondes !” Certains l’applaudirent. Les autres lui décochèrent au visage des papiers de caramel. »

Les quatorze secondes étaient un premier objectif, mais son but ultime est d’atteindre les douze secondes. Pour cela, soir après soir, rien n’est laissé au hasard : le fauteuil est minutieusement préparé et, lors de la descente, il n’oublie pas de fermer la bouche pour grignoter quelques centièmes de secondes sur son chrono de la veille. À chaque fois qu’il l’améliore, la joie des enfants est sa plus belle récompense. Seul, triste et désabusé, Macias trouve la force de vivre grâce à la foule joyeuse et innocente de ces gamins qu’il connaît tous. Chacun de leurs visages et de leurs noms sont gravés dans sa mémoire alors qu’il est incapable de se souvenir de qui et de quoi que ce soit :

« Une fois passé, le temps n’avait plus d’importance ; il l’oubliait. La mémoire servait à oublier, non à se souvenir. »

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si des enfants ne commençaient pas à disparaître après chacune de ses performances. Une descente, un enlèvement. D’abord soupçonné par la police qui, constatant son handicap, se rétracte, Macias est nommé presque malgré lui à la tête d’un conseil de quartier. Devenu un héros auprès des médias, il est reçu par le ministre et est même contacté par une agence publicitaire qui veut en faire sa nouvelle égérie pour une grande marque déodorant… Indifférent à cette agitation, Macias préfère se concentrer sur son objectif : douze secondes. L’opinion est, hélas, aussi versatile que le sable d’un sablier et, contre toute logique, Macias redevient le principal suspect. L’enquête piétine et malgré la présence permanente de l’armée et de la police sur les lieux, les disparitions succèdent toujours aux courses folles de Macias. Circulent les rumeurs les plus folles : l’implication de l’horloger, le trafic d’organes, les réseaux de prostitution et même des événements surnaturels…
À la manière de Roberto Bolaño, Gabriel Bañez joue avec le genre policier pour mieux dénoncer l’irrationalité du mal. Macias sait que la réalité n’a rien à voir avec une intrigue policière. Dans les films ou les romans policiers, le fil conducteur entre les crimes mène nécessairement à l’arrestation du coupable. La raison ne règne que dans les fictions et dans les ateliers des horlogers. Tout le monde voit bien qu’aux exploits de Macias succèdent des disparitions d’enfants, mais personne n’est capable de comprendre cette concomitance. Sans doute parce qu’il n’y a rien à comprendre. David Hume dénonçait en son temps le fâcheux réflexe qui consiste pour l’homme à croire que parce que deux événements se succèdent, il y aurait entre eux un lien nécessaire. La loi de causalité ne serait qu’un instinct que rien ne justifie vraiment ; c’est le principe du scepticisme humien. Comme le philosophe écossais, Macias sait que ce lien n’existe pas :

« Il n'y a rien à comprendre : les choses cessent d'être ce qu'elles sont au moment où elles cessent d'être ce qu'elles sont. »

Mais on ne peut rien contre cette habitude qu’ont les hommes de poser cette relation causale. Face à l’échec de la raison, la seule chose qui semble pouvoir arrêter ces crimes est que Macias cesse de dévaler la pente. Il s’y refuse et les conséquences seront dramatiques.






Gabriel Bañez, Les Enfants disparaissent. Éditions de la dernière goutte. 16 €






(Article initialement publié dans Le Magazine des Livres)

2 commentaires:

  1. quelle magnifique chronique pour les enfants disparaissent !! merci eric

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  2. Merci à vous, Irène, si chère à Gabriel Bañez.

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