vendredi 25 novembre 2011

Daniel Sada, L’Odyssée barbare


Chaos étoilé
Éric Bonnargent

Maurizio Cattelan, - 76 000 000.
Vendredi dernier, Daniel Sada mourrait à l’âge de 58 ans quelques heures seulement après avoir reçu le Prix National des Sciences et des Arts de la part du Ministère de l’Éducation mexicaine. Bien que peu ou pas connu en France, Daniel Sada était sans doute l’un des plus grands écrivains d’Amérique Latine de ces dernières années. Dans « Séville me tue » (in Entre Parenthèses), Roberto Bolaño disait son admiration pour les écrivains qui, n’étant pas en quête de respectabilité, défendent une littérature exigeante. Parmi ces écrivains, son admiration allait à Daniel Sada, « un auteur radical par excellence. »
Lorsque Bolaño émit ce jugement, sans doute avait-il en tête l’Odyssée barbare, un roman atypique publié en 1999 et dont la traduction aux éditions du Passage du Nord-Ouest est disponible depuis 2008. Lors de sa sortie, ce livre avait été immédiatement salué par la critique et pas n’importe laquelle puisque, en plus de Bolaño, Carlos Fuentes en avait également dit le plus grand bien. Depuis, Daniel Sada s’était imposé dans le paysage littéraire de langue espagnole et, en 2008, il reçut pour Casi Nunca l’une des plus prestigieuses récompenses en ce domaine, le prix Herralde, prix qu’avaient déjà reçu Roberto Bolaño pour Les Détectives sauvages, Alan Pauls pour Le Passé ou encore Enrique Vila-Matas pour Le Mal de Montano ; c’est dire !

Une approche de ce texte par son titre permet d’en saisir globalement les enjeux. Ce titre, judicieusement choisi par le traducteur (le titre original étant Porque parece mentira la verdad nunca se sabe), est tout un programme. Il s’agit donc d’une odyssée. Il y a eu Homère, il y a eu Joyce, il y a maintenant Sada. L’Odyssée de Homère marque la naissance du logos, de la raison en Grèce et l’épopée d’Ulysse peut se comprendre comme une victoire de la raison, de l’ordre sur le chaos incarné par les monstres, la magie, les dieux, bref, sur le désordre. Le mot “barbare” est un néologisme, un adjectif également créé par Homère pour désigner le langage de ceux qui ne parlent pas grec, de ceux qui, par définition, ne possèdent pas le logos (puisque ce terme désigne à la fois le langage et la raison). “Barbaros” est d’ailleurs une onomatopée imitant le balbutiement de ceux qui ne parviennent pas à articuler. Par extension, le barbare est donc celui qui n’est pas civilisé, celui qui est lâche, cruel, traître, grossier, incapable de se maîtriser. Une odyssée barbare est donc une odyssée inversée, non pas une victoire du logos, mais une victoire de la déconstruction, du désordre, de l’irrationnel. Cette barbarie est à l’œuvre dans le contenu et dans la forme.

L’Odyssée barbare est d’abord monstrueuse de par son ampleur et son organisation : 679 pages divisées en 15 périodes comprenant un nombre aléatoire de chapitres de longueur variable puisque certains ne sont constitués que d’une seule phrase alors que d’autres atteignent une bonne dizaine de pages, l’émiettement s’accélérant dans la dernière période. Ces périodes et ces chapitres sont les éclats de l’implosion de la narration, une implosion menée avec un humour tour à tour tendre et féroce.
Tout semble pourtant commencer de manière bien classique. Le point de départ de l’Odyssée barbare est l’arrivée dans la petite ville mexicaine de Remadrín, près de la frontière texanne, d’un chargement de cadavres :

« Les cadavres arrivèrent à trois heures de l’après-midi. Une camionnette les amena — en tas, à l’air libre —, tous criblés de balles comme il fallait s’y attendre. Sous la morsure d’un soleil de plomb des regards surpris : il y avait de quoi quand on voyait comme ça se balader dans le village toute cette viande amoncelée ; des gens du coin ? Il fallait vérifier. Et en attendant des cris retentissaient à droite et à gauche, et ainsi de suite, et finalement un appel à la mobilisation investit dare-dare l’intimité des foyers, y compris celui de Trinidad, qui cherchait la fraîcheur et alla s’étendre avec délice sur le carrelage de la salle de bain, plus décidé que jamais à profiter de sa sieste. »

Néanmoins, à partir de là et après nous avoir fait croire que Trinidad serait l’Ulysse de cette odyssée, le récit éclate. Trinidad épicier quinquagénaire incarne à la perfection le Mexique tel que le perçoit Sada : il est avare, lâche, menteur, violent (mais seulement avec sa femme et avec ses enfants, du moins lorsqu’ils étaient petits), égoïste, mesquin et paresseux au point que lorsque sa femme, Cecilia, lui annonce qu’une camionnette ramenant les cadavres de ceux qui ont été tués lors d’une marche de protestation à laquelle ont participé leur deux fils, Papías et Salomón, vient d’arriver, il refuse de se déplacer… Et, malgré les récriminations et les insultes de sa femme, il s’endort paisiblement. En réalité, Trinidad ne se fait pas de souci car Don Venulo, son ami, le prophète du village – qui en réalité est amoureux depuis 25 ans de Cecilia – lui a dit que ses fils avaient survécu et qu’ils se sont réfugiés dans la grotte du Pied-Bot, non loin de Remadrín. Bien sûr, il aurait pu prévenir sa femme, mais il avait trop envie de dormir…
Ce n’est qu’à contrecœur, sous la pression de Cecilia, qu’il décidera d’aller ravitailler ses fils. À contrecœur parce qu’il ne les aime guère. Il méprise tout d’abord leur engagement politique. Selon lui, la démocratie est un « affreux piège à cons » et la seule chose qu’on peut espérer est qu’elle explose d’elle-même, ce qui serait inévitable si personne ne votait. Il envisagera cependant de se présenter à la mairie lorsqu’éclatera une terrible pénurie de chorizo… Mais il les méprise surtout parce que – leur ayant expliqué qu’ils n’étaient que des abrutis qui n’avaient pas l’étoffe de révolutionnaires et que s’ils l’avaient, ils n’y gagneraient qu’une statue merdique sur laquelle chieraient les pigeons – ils ont osé, un jour, lui cracher à la figure. Alors s’il a accepté l’expédition jusqu’à la grotte à la nuit tombée, il estime que ses fils peuvent bien attendre et il s’endort dans un coin.
À partir du sommeil de Trinidad, le récit éclate. Le cadre temporel d’abord. Les différentes histoires qui vont être racontées s’étalent sur une durée d’au moins 25 ans, du suicide du père de Trinidad à l’abandon de la ville par toute sa population, celle-ci étant alors livrée aux fantômes – clin d’œil au Pedro Páramo de Juan Rulfo. La narration elle-même est anarchique. Les chapitres se succèdent, passant d’une histoire à une autre, d’une digression à une autre (Sterne et Diderot hantent le récit), d’une époque à une autre, avec des sauts en avant, des sauts en arrière, tout cela obligeant le lecteur à faire un effort d’attention assez hors du commun, mais que mérite amplement ce roman. De plus, un peu à la manière de Cervantès dans son Don Quichotte, Sada n’hésite pas à intervenir dans la narration afin de se corriger, d’apporter des précisions, proposant différentes versions d’un même événement ou pour prévenir que ne voulant pas décrire telle ou telle scène, c’est au lecteur de l’imaginer. Celui-ci est d’ailleurs souvent sollicité par Sada qui lui demande s’il se souvient de tel ou tel événement et, dans le doute, le lui rappelle. Sada aime maltraiter ses lecteurs. Ainsi, lorsque le camion arrive à Remadrín et que le chauffeur est interrogé par la population, Sada annonce qu’il ne retranscrira que les questions les plus pertinentes, au nombre de 15, et, pour tester la motivation du lecteur, il lui propose un jeu : 

« LES RÉPONSES SONT NUMÉROTÉES, MAIS PAS LES QUESTIONS. Et maintenant il s’agit d’établir les connexions, selon ce qui sera le plus facile, soit une feuille à part soit sur cette même feuille, car on se fout pas mal que vous les biffiez comme vous voudrez, hein ? Ou ce n’est pas le cas ? Une fois ces précisions données, on souhaite bonne chance à ceux qui désirent y comprendre quelque chose ! »

Tout le long du jeu qui s’étend de manière discontinue sur trois chapitres (dixième période, chapitres 6, 9 et 13), Sada donne des conseils de méthode, propose des défis, etc. En voici un exemple :

« (NOTE : Si vous vouliez biffer ces feuillets du livre, mettez-y aussi des mots. Ce n’est pas chimère que de dire que les lettres d’imprimerie regrettent de temps à autre certaine calligraphie… Et si c’est vraiment une chimère, de toute façon écrivez ce qui vous vient à l’esprit ; et si vous l’effacez, tant pis pour vous.) »

L’éclatement du fil narratif est aussi réalisé par les interventions sporadiques de deux autres narrateurs, l’un plutôt amical qui conseille le narrateur principal, qui l’encourage et un autre, plus hargneux, qui le tance, le reprend et parfois l’insulte. Ces deux narrateurs se permettent même d’intervenir dans le récit pour établir des variantes selon leur propre point de vue (les interventions du premier sont entre parenthèses et en italiques, celles du second sont soulignées).

En exergue de la plupart des romans, on a l’habitude de retrouver des citations de grands auteurs classiques ou de livres cultes. Sada, lui, a choisi des “choses entendues” :

« Dieu créa le monde parce qu’il aime les histoires – Réflexion entendue au café La Blanca dans le centre historique de Mexico.
La vérité c’est comme du mensonge, on n’en sait jamais rien – Réflexion entendue à la gare routière de Culiacán, Sinaloa. »

Sada écrit des fictions parce qu’il aime raconter des histoires. L’Odyssée barbare est en effet moins un roman qu’une histoire racontée avec humour. Il y a, de ce fait, une obsession pour l’oralité qui conduit Sada à faire imploser la langue elle-même. Le parlé doit être rendu, tant pis pour l’orthographe, la grammaire (des concordances improbables), la syntaxe et le vocabulaire. Dans l’Odyssée barbare, on rencontre des mots à rallonge (« harmoniehasardcourageégaleharmoniedignitéamourégalepardondouleur »), d’incroyables bégaiements dans la scène surréaliste du bar à putes le Firmament Si, je sais li-li-li-li-li-li-li-li-li-lire (calculez trois secondes) et je li-li-li-li-li-li-li-li-li-li-lis vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vi-vite (calculez dix ou onze secondes), oui je me sou-sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou- sou-souviens de l’or- or- or- or- or- or- or- or- or- or- or-ordre (quinze secondes exactement ?) »), du spanglish  Oh mai frend, mai olgüeis cáuarli, luc out for, bi querful, its culb bi tu teic seriously, and is beder dan yu put el sombrerou de rancherou yórales pues gûei to go »), des néologismes (« cocacolien », terme qui s’oppose évidemment à « pepsicolien »), ou encore du parlé-la-bouche-pleine (« Parcrunchmi les hommes en coscrunchtume se troucrunchvait celui qui alcrunchlait se retroucrunchver… »).

Au travers de tous ces méandres, perce une vision pleine de tendresse et d’écœurement (le principe de contradiction n’a plus lieu d’être !) sur la situation du Mexique dont Remadrín est le condensé. Au Mexique règnent la mesquinerie et la bassesse. Grâce à la stupidité d’une population bornée seulement préoccupée par des intérêts individuels, la corruption est la règle. Point de polis, mais l’an-archie, le désordre, encore une fois. Toutes les histoires de l’Odyssée barbare gravitent autour d’une élection, celle du gouverneur de la région. Remadrín est le lieu d’une fraude électorale et, parce que deux précautions valent mieux qu’une, les urnes sont volées. Tel est le credo du gouverneur en place, Pío Bermúdez. Avec la complicité de l’armée pour assassiner en masse ou en particulier et grâce à la corruption des fonctionnaires, le gouverneur se maintiendra en place. Il y a quelque chose de pourri dans la République du Mexique car c’est à tous les étages, de la mairie d’une bourgade au siège du gouvernement, que les magouilles ont lieu. Et ce n’est pas la faute d’un parti, puisque même les partis lésés laissent faire, leurs dirigeants faisant partie d’une même oligarchie. Le cynisme politique est mis en scène par Sada qui consacre le premier chapitre de la dixième période aux interviewes des opposants politiques au gouverneur qui, interrogés par les journalistes à propos de la tuerie, nient les faits ou font semblant de les ignorer.

L’Odyssée barbare est donc certes une farce, mais il serait extrêmement réducteur de s’arrêter à ce niveau de lecture. L’Odyssée barbare est aussi une satire sociale, une magnifique peinture du Mexique, un conte philosophique et une réflexion sur la littérature.

Pour finir et pour aider le lecteur à se repérer dans cet immense roman, voici un lexique des personnages principaux et une rapide présentation :

Trinidad : Trinidad cumule tous les défauts. J’ai déjà parlé de sa paresse, de son égoïsme, de sa veulerie, de sa lâcheté, etc. Je voudrais rajouter un mot à propos de sa vénalité et de sa froideur. Trinidad a grandi avec deux obsessions : ne pas travailler et mettre la main sur le magot de son père. C’est pourquoi le suicide de ce dernier ne lui causera aucune peine, au contraire. Il hérite de la maison familiale et surtout de mystérieux coffres forts qu’il ne parviendra à ouvrir qu’au bout de trente ans pour découvrir que…
Cecilia : Femme arriviste et sans cœur, elle épousera Trinidad pour sa situation. Sa vie se réduit à écouter les feuilletons à l’eau de rose que diffuse la radio.
Papías et Salomón : Fils de Trinidad et Cecilia, maçons de leur état. Militants politiques.
Don Juan Filoteo Gonzáles : Père de Trinidad, il ne parviendra pas à se remettre de la mort de son épouse. Ayant surpris son fils tentant de forcer ses coffres en compagnie de sa servante, Olga Judith, il se pendra à un arbre de son domaine après l’avoir vendu pour une poignée de pain au maire.
Olga Judith : Vieille servante de Don Juan, elle aida en vain Trinidad à forcer les coffres forts de son père. À la mort de celui-ci, Trinidad la chassera et elle disparaitra de Remadrín avant d’y revenir sous forme de fantôme.
Mario Pérez de la Horra : Péon au service de Don Juan, il profitera de son suicide pour lui voler l’argent de la vente de la propriété.
Don Venulo : Profession : prophète. Client fidèle de l’épicerie de Trinidad, il se meurt d’amour pour Cecilia à laquelle il proposera de fuir aux États-Unis.
Néstor Bores : Opposant au gouverneur, il sera le meneur de la marche de protestation. À cause des intrigues de Ciro Abel Docurro Piña, il sera lapidé par ceux qu’il a entraînés.
Abel Lupicinio Rosas : Propriétaire de la fameuse camionnette et du Firmament. Il est l’ennemi juré de Don Romeo.
Félix Arturo Corcuera : Malheureux gérant du Firmament.
Conrado Lúa : Mouchard émérite longtemps au service d’Abel Lupicinio Rosas, il rêve de Canada, mais ne parviendra pas à aller plus loin que la ville frontière de Pencas Mudas où, travaillant comme gigolo, il deviendra l’assistant d’Egrencito avant de prendre peur et de le lâcher.
Pío Bermúdez : Gouverneur de l’État. Sadique et impitoyable.
Don Romeo Pomar : Le maire aux neufs mandats (il faut dire que ses opposants sont victimes d’étranges accidents de la route…) qui soudoiera Dora Ríos à coup de bouteilles de Coca-Cola pour qu’elle cesse de répondre au téléphone pendant les événements. Pour conserver son pouvoir, il bravera les menaces du gouverneur qui lui offre l’exil. Lorsqu’il sera abattu comme un chien avec toute sa famille, la population abandonnera Remadrín aux fantômes d’Olga Judith, de Dora Ríos et des disparus de la tuerie dont les corps ont été abandonnés.
Sanjuana : Secrétaire assoiffée de pouvoir de Don Romeo.
Crisóstomo Cantú : Homme de confiance de Don Romeo, avocat et tueur à gage, faux bègue. Il luttera pour empêcher le désordre de gagner Remadrín pendant l’absence du maire et se fera tuer par Egrencito.
Dora Ríos : Orpheline, elle s’est enfuie avec son fiancé au Texas. Après le meurtre de celui-ci, elle revient à Remadrín où elle devient la standardiste de la seule cabine téléphonique de la région. À son enterrement, même les mouches s’abstiendront de venir. L’un de ses commissionnaires, Enguerrando, la remplacera.
Egrencito : L’autre commissionnaire de Dora Ríos. Lorsqu’Enguerrando sera nommé responsable, il donnera sa démission, ce qui lui vaudra la haine du maire qui chargera Crisóstomo Cantú de l’abattre. Réussissant par miracle à prendre le dessus sur son adversaire, il fuit à Pencas Mudas où, avec Conrado Lúa, il élabore un plan pour se venger et assassiner Don Juan.
Máximo Santoyo : Il est le chauffeur de la camionnette. Aidé de trois autres gars, il est chargé de rendre les corps aux familles. Bien qu’étroitement surveillé par l’armée, il accomplira sa mission de manière hasardeuse, évitant certains villages et ne se donnant pas la peine de récupérer les cadavres tombant de la benne, au grand bonheur des charognards qui suivent le camion pendant tout son périple.






Daniel Sada, L’Odyssée barbare. Traduit par Claude Fell, Éditions Passage du Nord-Ouest, 26 €

 

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