lundi 12 mars 2012

Juan Carlos Onetti, Le puits

Cette chaleur…
Éric Bonnargent

James Ensor, La Mort et les masques
Il fait chaud, très chaud. Dans sa misérable chambre de Montevideo, meublée de deux pauvres lits et de quelques chaises défoncées, Eladio Linacero, torse nu, se promène. Bien que les vitres des fenêtres aient été remplacées par de vieux journaux jaunis, Eladio est écrasé par cette « maudite chaleur qui colle au plafond. »
Il s’attend à voir arriver à tout instant Lazare avec qui il partage cette chambre. Eladio méprise Lazare qui « ressemble un peu à un singe » et qui ne manquera pas de lui réclamer les quatorze pesos qu'il lui doit. Il le méprise, mais il l’envie également. Lazare est un marxiste qui croit au futur triomphe de la classe ouvrière. C’est beau de croire en un avenir radieux, ça permet de supporter plus facilement la misère actuelle. Eladio s’est laissé traîner une fois à une réunion politique. Il aurait aimé pouvoir croire à toutes ces idioties, s’enthousiasmer pour les discours militants. Mais non. Alors depuis il provoque son compagnon en insistant sur les perversions du régime de Staline telles que les relatent les journaux américains. Eladio n’est cependant pas pro-américain. Au contraire, il estime qu’il « n’y a pas de peuple plus imbécile que celui-là sur terre. » Eladio n’est ni pour les uns, ni pour les autres, il ne croit ni aux calomnies ni aux louanges, il n’a d’ailleurs aucun avis à ce sujet et ne se pose pas la question de savoir qui est dans le vrai ; il n’appartient à aucune classe et la politique l’indiffère. Il a assez à faire avec lui-même. Demain, il aura quarante ans :

« Jamais je n’aurais pu imaginer que c’était ça avoir quarante ans, seul, au milieu de la saleté, enfermé dans une pièce. Mais cela ne m’a pas rendu mélancolique ; je n’ai eu qu’une sensation de curiosité envers la vie, et une admiration pour son éternelle habileté à nous déconcerter. Je n’ai même pas de cigarettes. »

C’est un trait de caractère d’Eladio : il n’a aucune rancune envers la vie, tout simplement parce qu’elle ne l’intéresse pas. Il ne se sent pas concerné par les événements, par l'histoire, par la politique. En observateur, il se contente de constater que la réalité ne correspond jamais à ce que nous nous attendions qu’elle soit, qu’elle est toujours décevante pour ceux qui se projettent dans l’avenir. Eladio ne peut pas être déçu : il n’attend rien de l’existence.
Malgré cette chaleur accablante qui l’oblige à passer régulièrement ses yeux irrités sous l’eau froide, Eladio décide d’écrire ses Mémoires, comme tout homme de quarante ans songe-t-il. Si Onetti fait cette remarque, en passant, sur l’état des yeux de son narrateur, c’est pour mieux souligner son désintérêt pour les choses de l’extérieur. Les yeux sont douloureux, mais, de toute façon, indifférents à ce qui se passe en dehors de la chambre. Les yeux d’Eladio sont faits pour l’obscurité. Cela pourrait cependant sembler paradoxal qu’une personne détachée de la vie rédige ses Mémoires. En fait, il s’agira de Mémoires non-événementiels, si ce n’est de manière occasionnelle. À la manière de Flaubert qui rêvait d’écrire un roman qui ne tienne que par le style, Eladio aimerait pouvoir écrire l'histoire d’une âme, indépendamment de tout ce qui peut lui arriver. Ce qui compte, c'est nos pensées, les actes ne sont rien parce qu'on fait ce qu'on peut. Il s’agira donc de Mémoires sans chronologie, presque sans autobiographie. Il s’agira bien pourtant de Mémoires et non d’une fiction : Eladio veut raconter ses rêves, ses cauchemars, ou plutôt les rêveries qui lui permettent dans son lit de trouver le repos. Le quotidien n’a aucun intérêt, Eladio passe ses journées à boire dans des bars louches, seul. Son existence n’est agrémentée et rendue supportable que par ses rêveries qui l’attendent le soir venu et qui lui permettent de trouver le sommeil.
Là encore, Eladio se laisse guider par ses sensations. Il n’est pas question pour lui de commencer par une rêverie plus intéressante qu’une autre, ni par celle qu’il serait sensé préférer. Il choisit “le rêve de la cabane en rondins” (toutes ses rêveries ont un titre) simplement parce que, pour cela, il lui faut raconter l’anecdote qui en est l’origine. Un événement et un rêve : de quoi contenter tout le monde !
C’était un 31 décembre et tout ce dont se souvient Eladio est qu’un réveillon était organisé chez lui. Le champagne coulait à flots, il y avait de la musique, de la joie, l’ambiance était à la fête. Sauf pour Eiadio qui, parce qu’il était triste ou en colère, il ne sait plus, se tenait en retrait de toute cette agitation dans le jardin. Il ne sait plus trop quel âge il avait alors. Il suffirait d’un effort pour dater ce jour, mais cela a si peu d’importance que c’est inutile. Il se souvient, par contre, parfaitement de l’âge d’Anna-Maria : elle avait dix-huit ans. Anna-Maria n’est ni belle ni intelligente, elle n’est qu’une jeune fille frivole parmi d’autres, mais elle porte un parfum envoûtant dont Eladio se souvient encore. Anna-Maria non seulement n’aime pas Eladio, mais elle n’éprouve pour lui – et sans qu'on sache pourquoi – que de la répulsion. Pour qu’elle l’écoute et le suive malgré cela, il lui fait l’éloge d’Arsénio (son amoureux ?). Il prétend qu’il est seul dans la maison du jardinier en train de fumer des cigarettes et qu’il serait amusant de l’y surprendre. Anna-Maria est enchantée de la farce et Eladio, effaré par tant de stupidité et de naïveté, écœuré par ses gloussements étouffés et son entrain à le croire, ne ressent aucun désir, seulement un immense dégoût.
Quand elle se rend compte que la maison du jardinier est vide, elle prend peur et le frappe. Eladio la saisit au cou, la jette sur un tas de feuilles, l’enfourche et, alors qu’elle se débat, il se met à lui tripoter fiévreusement les seins. Terrorisée, persuadée d’être bientôt violée, Anna-Maria s’immobilise soudainement et se met à pleurer en silence. Eladio se calme, se relève et sort l’attendre devant la porte en sifflant tranquillement les airs des chansons qui continuent à accompagner la fête. Anna-Maria sort à son tour, le regarde bien dans les yeux, lui crache au visage et part. Eladio éprouve un ravissement indescriptible. Il laisse la bave couler sur son visage, épouser ses traits, marche jusqu’à l’aube. Lorsqu’il rentre enfin chez lui son visage est sec.
Il ne reverra Anna-Maria que quelques mois plus tard : allongée sur le dos, morte. Qui l’a tuée ? A-t-elle seulement été assassinée ? On n’en sait rien. Tout ce que le lecteur apprend c’est que, depuis ce jour, le soir venu, lorsqu’Eladio est dans son lit, Anna-Maria vient régulièrement en rêve lui rendre visite dans une cabane en rondins. Cela se passe en Alaska, au Canada, en Suisse, peu importe, dans un pays où il fait très froid. Il a passé sa soirée à jouer aux cartes, toujours avec les mêmes compagnons. Il rentre tard chez lui, plus ou moins fatigué, selon qu’il ait dû affronter ou fuir des voleurs. Il allume le feu, se laisse imprégner de sa chaleur réconfortante, lorsque la porte s’ouvre. Il n’a pas besoin de se retourner : il sait que c’est elle. Anna-Maria est nue, elle s’allonge sur un lit de feuilles et, alors qu’il est venu s’asseoir à ses côtés, elle écarte peu à peu les cuisses. Eladio ne parvient pas à décrire l’émotion qui le transporte alors.
Il y a là une caractéristique de l’œuvre d’Onetti qui consiste à écrire malgré l’insuffisance du langage. Le rêve d’Eladio d’écrire l'histoire d’une âme seule est bien celui de son créateur et chaque livre en révèle l’impossibilité : l’essentiel, parce qu’il relève de l’émotion, du sentiment, peu importent les mots, échappe toujours au langage. Cette impuissance du langage est due à une radicale différence de nature entre le mot et le sentiment. Les mots peuvent exprimer l’aridité de la pensée conceptuelle, mais ils ne peuvent dire la flamboyance du sentiment parce que ce sont de petites choses mortes, solides et précises alors que le sentiment est vie, flux, impression diffuse. Tout l’art d’Onetti est de nous faire vivre dans le silence des mots ce que ressentent ses narrateurs. Cette incommunicabilité du sentiment n’est pas le propre de l’écrit, elle se retrouve à l’oral. Eladio ne raconte plus ses rêveries parce qu’il ne suscite qu’incompréhension. Il a pourtant essayé, avec une pute et avec un poète (l’antinomie du corps et de l’esprit, du charnel et du spirituel), mais, à chaque fois, il est passé pour un dingue. Il s’est donc retranché dans le silence de la solitude, il a abandonné tout espoir de communiquer avec l’autre.
Il continue cependant à vivre, mais la vie est si pauvre par rapport aux rêves qu’il a de plus en plus de mal à s’y impliquer.
La veille, continue-t-il à écrire, il a quitté Hanka, sa petite amie âgée de 20 ans. Elle l’ennuyait. À chaque fois qu’il couchait avec elle, il devait faire l’effort de se rappeler la ridicule cérémonie de l’érotisme amoureux. Hanka, pourtant bien réelle, n’avait pas la présence de la fictive Anna-Maria. La réalité a l’aigreur de l’échec, l’inconsistance de la médiocrité. Malgré son désintéressement pour le réel, Eladio garde l’espoir de tomber un jour amoureux, de rencontrer une Anna-Maria réelle. Il reconnaît que cet espoir qui luit à la surface de son puits est la seule chose qui le maintient en vie. Eladio est un chasseur de rêves, c’est ce qui explique sa dissidence à la vie et à l’échec de sa vie amoureuse. Son divorce avec Cécilia (décidemment !) a été prononcé il y a peu. Il ne s’est rendu qu’une seule fois au tribunal afin de ne pas assister à l’autopsie juridique de leur amour. De toute façon, il s’estime coupable ; pas besoin d’avocats ! Hanka s’est d’ailleurs laissée sereinement quitter pour les mêmes raisons qui ont poussé Cécilia à demander le divorce : Eladio est incapable d’apporter à une femme ce qu’elle exige d’un homme : la sécurité financière, la protection virile, bref tout ce qui touche la chorégraphie du couple bourgeois :

« Je suis le seul coupable : je ne tiens pas à gagner de l’argent, ni à avoir une maison confortable, avec radio, réfrigérateur, vaisselle, et vécés impeccables. Je considère le travail comme une stupidité odieuse à laquelle il est difficile d’échapper. »

De plus, le discours judiciaire, comme tout discours, s’attache aux faits, au réel. Le problème est qu’un fait, ça n’existe pas. Comme le disait souvent Lacan, « le réel n’existe pas ». Le réel n’est que surface et peut-être interprété de multiples façons. Quant aux raisons qui ont conduit à la réalisation de tel ou tel acte, il échappe nécessairement à toute compréhension. Lors de la séance à laquelle il a assisté, Eladio a entendu l’avocat de Cécilia raconter un fait afin de convaincre le juge de sa responsabilité dans le divorce. Une nuit, Eladio a réveillé sa femme, l’a faite habiller de blanc, l’a entraînée au centre de Montevideo pour l’observer descendre plusieurs fois de suite un petit pan de rue. Un fait, la vérité. Eladio ne s’est bien entendu pas justifié :

« On dit qu’il y a plusieurs façons de mentir ; mais la plus répugnante de toutes est de dire la vérité, toute la vérité, en cachant l’âme des faits. Parce que les faits sont toujours vides, ce sont des récipients qui prennent la forme du sentiment qui les remplit. »

Ce qui a conduit à cette étrange aventure, c’est qu’un soir, alors qu’aucune histoire ne venait et que Cécilia dormait, indifférente, à ses côtés, Eladio eut le souvenir de l’émotion qu’il ressentit lorsque, un jour qu’il attendait sa promise, il la vit apparaître dans sa robe blanche en haut de l’avenue Acevedo. Alors, parce qu’il espéra le miracle, la renaissance de l’amour, il réveilla Cécilia et tenta de revivre cette scène. Mais, ce soir-là, le visage de Cécilia ne fut pas resplendissant ; il était « sérieux et amer », il n’y avait plus qu’à se recoucher. L’amour, parce qu’il est lié à la jeunesse, à l’espoir ne survit pas au temps et à la résignation :

« Et si vous épousez une jeune fille pour vous réveiller un jour à côté d’une femme, vous comprendrez peut-être, sans dégoût, l’âme des violeurs de jeunes filles et la tendresse baveuse des vieux qui attendent avec des chocolats aux coins des lycées. »

Anna-Maria est morte, elle sera l’éternelle jeunesse. Eladio sort maintenant de chez lui. Il fume des cigarettes pendant que la nuit recouvre la ville. Il est seul. Il attend l’amour qui seul peut l’émouvoir ; le reste n’a pas d’importance, pas de sens.

« Tout dans la vie n’est que pourriture, et nous sommes toujours des aveugles dans la nuit, attentifs, sans comprendre […]
Voilà la nuit. Je suis un homme solitaire qui fume en un lieu quelconque de la ville ; la nuit m’entoure, elle se déroule comme un rite, graduellement, et je n’ai rien à voir avec elle. Il y a des moments, seulement quelques-uns, où les battements du sang sur mes tempes s’harmonisent avec ceux de la nuit. J’ai fumé ma cigarette jusqu’à la fin, sans bouger. […] Tout est inutile et il faut au moins avoir le courage de ne pas se faire de prétextes. »

Et il rentre, attendre la jeune fille dans la vieille cabane en rondins.





Juan Carlos Onetti, Le Puits. 10/18. 6 €

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