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jeudi 30 mai 2013

Alban Lefranc, Le ring invisible

Généalogie de la rage

Romain Verger





Dans Le ring invisible, Alban Lefranc se glisse dans la peau de Mohamed Ali, triple champion du monde de boxe poids lourds et figure culte, surnommé «The Greatest of All Time». Mais si les dernières pages du livre évoquent en accéléré quelques étapes de la carrière du champion jusqu’à son atteinte par la maladie de Parkinson (le héros épousant comme inéluctablement la déchéance des grands boxeurs rongés par la drogue, broyés dans leur corps, laminés par le succès et les médias), c’est à Cassius Clay qu’il s’attache, de sa naissance à sa victoire sur Sonny Liston en 1964, reconstituant le processus de construction d’un champion porté au combat par une volonté d’en découdre avec ses démons intérieurs.

La dimension romanesque l’emporte de loin sur la prétention biographique. Et c’est tout l’intérêt de ce livre qu’on pourra lire comme l’heureuse tentative de saisissement d’une rage en devenir, parce que l’auteur se laisse habiter par son sujet, que son écriture empathique et percutante en est souvent possédée, traversée d’humeurs et de fluides : salive, sang, sperme, neutralisés dans la vision finale d’une mer contemplée de l’œil hébété du malade.

C’est la traversée du ring invisible, l’introspection et la scrutation de «toutes [l]es parties invisibles et irréparables» de Clay, sous «les parties visibles et palpables et réparables d’un corps» offertes en partouze télévisuelle :
«Dans une soixantaine de minutes, mon ring invisible viendra coïncider avec le ring visible, avec le ring visible et vu par tous et reproduit à des millions d’exemplaires sur les écrans des spectateurs et dans les circuits privés des cinémas qui retransmettent le combat.»

Lefranc fait du meurtre raciste d’Emmett Till, ce jeune afro-américain massacré pour avoir flirté avec une blanche, le ferment de la haine du futur champion, alors âgé de 13 ans.
«Et au bout de trois heures ils avaient défait son visage, ils avaient tari les cris de sa gorge, le gamin n’essayait plus de bafouiller des raisons, le gamin n’avait plus de bouche ni d’yeux pour se poser sur une femme blanche et ses raisons n’étaient plus que du sang et d’autres choses sans nom qui coulaient sur son absence de visage.»

Une haine instillée par son père alcoolique (Cassius Clay senior), dont la voix le poursuit de Louisville à Miami Beach, l’exhortant à le venger de décennies d’humiliation, du meurtre infâme de Till érigé en symbole des horreurs de la ségrégation raciale. Le jeune Cassius Clay s’emplit la bouche de son exemple, jusqu’à en faire le moteur de sa haine. Chaque coup porté sur le ring s’enfièvre de la révolte du peuple noir :
«Écoute, Emmett, écoute ma promesse : toi qui n’as plus de visage, je te donnerai le mien.
Tu marcheras dans le monde avec mes yeux et ma bouche, derrière la barrière de mes poings.
Tu ne bégaieras plus.
Mon silence veillera sur ta parole en sang.»

Par ses insultes proférées à l’adversaire, par son art de la bonne distance et des esquives suivies de contre-attaques fulgurantes, Cassius Clay se métamorphose en Mohamed Ali, léguant à son poing son exécration viscérale :

«ça y est, tu es près de lui, il pense encore plus fort, plus lourd, plus crispé, il pense : cible — là — devant, et tu vois les grosses gouttes de pensée lente qui coulent entre les poils de son torse,
tu danses sur tes appuis, d’avant en arrière et de droite à gauche, de gauche à droite et d’arrière en avant, tu changes de garde, droite en avant gauche embusquée, tu romps ta garde, tu effaces ta garde comme la chose la plus superflue du monde sur un ring, tu sautilles, les deux poings mous le long de tes hanches, tu offres ta tête sur un plateau, tu es Jean le Baptiste décapité souriant, ta tête danse sur le disque de ton cou, et voici que la grosse carlingue huilée s’affole et jouit déjà, voici qu’il trépigne de te voir si près, sans défense, jeune nègre naïf de Louisville, livré, (livré comme Emmett qui s’avance vers les Blancs les mains enfouies dans les poches, livré comme Emmett qui croit que parler peut suffire)
tu le laisses amorcer le crochet le plus lent du monde, tu entends le grincement de ses muscles,
(tu vois les Blancs qui se fatiguent de cogner, les Blancs qui soufflent entre deux coups de poing, qui essuient leurs phalanges poissées de sang)
tu l’entends amorcer son coup avec un bruit de poulie, tu entends le seau (son crochet droit) remonter à la surface du puits, tu fais un pas de côté, tu bondis cabri sur sa gauche, tu dépasses les deux têtes rouges luisantes, ses poings papillons mous, et voici tout près de toi sa tête vivante, chair rose friable qui peut saigner,
et comme tu n’as pas le temps d’y enfoncer un coup décisif, tu prends une brève inspiration et tu lui souffles sur l’oreille,
pfffffffffffffffff»



Alban Lefranc, Le ring invisible, Éditions Verticales, 2013.




lundi 27 mai 2013

Lautréamont, Les Chants de Maldoror

Clefs des Chants
 
Céline Righi



Rubens, Saturne dévorant un de ses fils (détail)
Certaines oeuvres paraissent sans contours. Qu'elles provoquent admiration,  consternation ou mouvement de fuite, leurs pages d'exception intriguent parce que nous les sentons, au fond, pour toujours insaisissables. Apparaît alors la difficulté de les appréhender par le langage, qu'il relève de la critique ou d'autres approches qui favoriseraient l'éclosion du sens : ravissements muets ou savantes logorrhées, faire lumière pleine sur ces ouvrages semble chimère.
Les Chants de Maldoror appartiennent à cette littérature de l'impossible chère à Blanchot, à ces oeuvres-limite qui attirent et attisent l'exégèse mais finissent toujours, en partie, par lui échapper.
À l'hermétisme de cet ouvrage singulier s'ajoute l'image floue de son auteur reflétée dans les portraits imaginaires de Félix Valloton, Pastor ou Salvador Dali. La vie et les traits d'Isidore Ducasse - dit Comte de Lautréamont - restent auréolés de ténèbres et la sagacité des biographes livre une toute petite poignée de dates ou de rares témoignages d'anciens condisciples, évoquant un "grand jeune homme mince, le dos un peu voûté, le teint pâle, les cheveux longs tombant sur le front..." *
Pauvres renseignements sur la brève existence d'un homme mort à vingt-quatre ans, "sans autres renseignements" dit son acte de décès : de quoi laisser les fantasmes du lecteur  se dérouler dans  l'infini.

Alors comment croquer la chair de ces Chants nébuleux, traversés de divagations poéticoniriques, et trouver repères dans la géographie d'un texte  qui semble se refuser à toute étreinte pénétrante ?
Sans aucun doute avec une grande humilité. Et muni d'un modeste petit trousseau de clefs qui ouvriront peut-être portes et fenêtres sur la nuit maldororienne...

Clef 1 : Maldoror  
Décidé à s'abandonner à l'hégémonie du Mal, Maldoror, personnage noir et cruel, franchit le seuil des Enfers en scellant un pacte avec la prostitution, la "belle ténébreuse" condamnée par les faiseurs de morale et les chantres de la bien-pensance. Ce "frère de la sangsue" devient en quelque sorte une espèce de souillure résolue "à semer le désordre dans les familles". Il assassine un "ver luisant grand comme une maison", expulsant ainsi dans le néant le symbolique représentant de la lumière de Dieu. Le ver luisant assassiné, Maldoror peut enfin s'écrier "j'abandonne la vertu " et répandre la glu noire des ténèbres.

Clef 2 : Refuser le Créateur et sa créature 
Maldoror jouit très jeune d'une clairvoyance qui lui permet de scruter "les mystères du ciel". Et c'est avec effroi qu'il va surprendre le Tout-Puissant faisant agapes de chair humaine :

Il tenait à la main le tronc pourri d'un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la bouche, on devine ce qu'il en faisait.

Terrifiante vision d'un Dieu anthropophage ( dont l'infâme appétit ne manquera pas de rappeler celui du Cronos grec ) qui sera à l'origine de la séparation entre Maldoror et son Créateur. Éclair de conscience qui conduira le héros à jeter ses foudres de haine sur ce Dieu omnipotent, dont le loisir est de "détruire ou créer des mondes" dans la plus grande désinvolture. Et si ce Dieu est malfaisant, l'homme, pétri à son image, ne peut être qu'une créature abjecte :

J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables et pervertir les âmes par tous les moyens.

Clef 3 : S'extraire de l'humanité
Déçu par la cruauté du Créateur et de sa créature, Maldoror choisit d'anéantir sa dimension humaine. Ce meurtre qu'il commet à l'égard de sa propre "personne" va le propulser tantôt vers l'animalité, tantôt vers la surhumanité. S'ensuivent de fantastiques métamorphoses - en poulpe, en aigle ou en pourceau -, qui lui permettront d'assouvir ses pulsions meurtrières et lui offriront délivrance : 

(...) je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes voeux, je n'appartenais plus à l'humanité !

Son humanité détruite, Maldoror devient un être hors-homme se trouvant acculé au meurtre d'autrui. Les proies qu'il convoite possèdent ce dénominateur commun : ce sont de jeunes garçons, enfants ou adolescents. Pourquoi Maldoror se nourrit-il " avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent" ? Peut-être par volonté de rendre impossible leur passage à l'âge d'homme en les assassinant dans le temps de leur innocence, lorsque leur esprit est encore exempt des ravages du Mal...  

Clef 4 : La mort dans / par le texte
Croulant sous le foisonnement d'images macabres, les Chants sont hantés par une mort omniprésente qui finit par corroder la structure même d'une narration semblant elle-même se décomposer :

Par cela même, me dépouillant des allures légères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et assez prudemment pour ne pas poser...je ne sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase.

Tendance à l'hésitation mais aussi à la fragmentation : en abordant la "tectonique" de l'oeuvre d'un point de vue gigogne, le morcellement se manifeste distinctement : le corps du texte est divisé en chants eux-mêmes divisés en strophes ; les propos sont souvent interrompus par des digressions ; les phrases sont hachées par une prolifération de virgules.

Clef 5 : Spirale et cheminement labyrinthique
Dépêche-toi de franchir les degrés de l'escalier en spirale et reviens me voir avec un visage content. 
À l'éclatement du texte s'ajoute le motif de la spirale, qui apparaît dans le recueil, dissimulée sous les réseaux d'images récursives comme la comète, le vol des étourneaux, le tourbillon, le cyclone, la fronde ou l'ellipse.
La strophe de Falmer, au Chant IV, est aussi en forme de spirale et illustre de façon édifiante l'absorption des mots dans le vortex de l'oeuvre. Par un curieux effet de mimétisme, la langage va prendre la forme de l'agression-tornade subie par Falmer :

(...) je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fit tournoyer dans l'air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner le tronc d'un chêne (...)

Ce que Maldoror fait subir à sa victime, Ducasse l'inflige au langage (ou bien est-ce le langage qui s'impose dans son esprit, le livrant à l'ivresse d'un tourbillon de phrases obsédantes ?) Les phrases se font et se défont, apparaissent puis disparaissent dans ce passage-maelstrom. Les mots épousent la forme d'un souvenir en spirale. Ils décrivent des révolutions autour du point fixe et obsédant que représente Falmer. L'écriture bégaie, tombe en syncope. Cette rotation des mots exerce une réelle fascination sur le lecteur qui, croyant gouverner sa lecture, se trouve aspiré puis englué dans la masse mouvante du langage. Mieux qu'une autre, la strophe de Falmer exprime le rapport d'hypnose que Ducasse souhaite établir avec son lecteur :

(...) il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres ( ...) 

Clef 6 : Entre Maldoror et Isidore Ducasse : Lautréamont ?
De dédoublements en distanciations, plusieurs voix se font entendre simultanément : Maldoror, le narrateur et l'auteur.

Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant...

Voilà donc l'écrivain qui se laisse aller à l'autocritique, plongeant ainsi celui qui lit dans son intimité en lui exposant la mécanique de son oeuvre. S'amusant sans cesse à déplacer le point de vue du lecteur, qu'il traite avec tact et délicatesse ( "requin", "monstre au museau hideux", "grenouille", "marcassin", "vermine", "race stupide et idiote".), le poète construit une oeuvre trouble qui se réfléchit, se plie et se déplie sous le jeu incessant des narrateurs-scripteurs Ducasse-Lautréamont-Maldoror. 

Clef 7 : Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe : mais, peut-être qu'aussi je dis vrai ( Cht IV, st 1 )
Il faut se rendre à l'évidence, nombreuses sont les manières de défricher les Chants. On pourra choisir de savourer la  poésie prodigieuse, audacieuse et affranchie de Ducasse (cf : l'hymne au "vieil océan", Cht II ), de s'égarer dans le labyrinthe d'une oeuvre qui se découd au gré de longues digressions, d'avertissements au lecteur et d'intrigues dédaléennes, ou de voir tout cet ensemble dynamité par l'humour déstabilisant et sarcastique d'un poète qui semble vouloir ravager sa fiction en y plantant les incisives de l'ironie et de la dérision. Verbe violent et provocateur, érotisme morbide, scatologie et eschatologie, récurrences obsessionnelles, les Chants prennent parfois l'allure d'un roman noir drolatique. 

À Lautréamont le mot de la fin : Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.



* Témoignage de Paul Lespes, ancien condisciple d'Isidore Ducasse, interrogé par François Alicot en 1927, cité par Maurice Saillet in Les Inventeurs de Maldoror.


Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, "Poésie" Gallimard.





jeudi 23 mai 2013

Werner Kofler, Trop tard


Partir en fumée

Éric Bonnargent



Né en 1947, Werner Kofler, grand fumeur devant l’éternel, est décédé en 2011. Lauréat de nombreux prix littéraires, il reste pourtant assez méconnu en France. Dans la postface à Trop tard, Elfriede Jelinek écrit d’ailleurs : « Sur Werner Kofler le milieu littéraire a commis le crime d’inattention. » Ce court volume réunit les deux derniers textes écrits par Kofler : Trop tard et Tiefland, obsession. Ils sont accompagnés d’un poème de jeunesse, « La bénédiction du tabac », qui permet de faire le lien entre ces deux textes.

Dans son œuvre, Werner Kofler dénonce le conservatisme petit-bourgeois teinté d’idéologie nazie qui caractériserait son pays. Son écriture est la parfaite expression de la colère, voire de la rage qui l’animait. Le discours et les repères narratifs explosent : les narrateurs et les personnages se multiplient, l’espace et le temps se distordent et les phrases giclent les unes des autres.
Trop tard débute ainsi : « J’allumais une cigarette et m’assis au bureau, non, c’est l’inverse, je m’assis au bureau et allumai une cigarette, non plus, comment était-ce ?, j’allumai une cigarette et m’assis au – ? Mais si, c’était bien ça, j’allumai une cigarette et m’assis au bureau, j’écrivis : En quelle saison sommes-nous, l’automne est déjà de retour ? » Kofler nous invite alors à assister au processus créatif. Le narrateur lit les journaux à la recherche d’un fait-divers susceptible de l’intéresser. L’assassinat d’un vieil architecte et de sa jeune maîtresse slovaque le conduit à mener une enquête littéraire, c’est-à-dire à écrire ce qui aurait pu se passer et à réfléchir de manière très ironique sur la manière dont, lui, Kofler, aurait assassiné cet homme, responsable sans aucun doute de la disparition des lieux autrefois chers à son cœur : « à peine s’absente-t-on pendant trois décennies que déjà tout est cassé. » À travers cette fausse enquête policière, Kofler évoque ses souvenirs de famille, certaines étapes de sa carrière d’écrivain et surtout le temps qui passe, emportant avec lui les souvenirs et les choses. Dans « La bénédiction du tabac », la fumée de la mélancolie était accompagnée de celle de l’hypocrisie qui, dans un ciel d’été, se mêlait à celle du tabac et des roulottes.
Kofler n’a cessé de dénoncer l’hypocrisie de ses contemporains, leur volonté d’oublier les camps d’où l’innocence partait en fumée. Dans Tiefland, obsession, Kofler rappelle qui fut Leni Riefenstahl, la réalisatrice des Dieux du stade, à laquelle la profession rendit un hommage unanime après son décès en 2003 à l’âge de 101 ans. Si elle a reconnu avoir été fascinée par Hitler et s’être fourvoyée avec le nazisme, elle prétendait n’avoir jamais été intéressée par autre chose que l’art et n’avoir jamais rien compris à la politique, au point d’ignorer ce qui pouvait se passer dans les camps. Pour le tournage de Tiefland pourtant, elle a utilisé des prisonniers Roms et Sintis qui ont ensuite été gazés à Auschwitz : « Non, bien sûr, madame Riefenstahl, vous n’avez fait gazer personne, mais vous n’avez pas non plus pas fait gazer ni mourir d’une manière ou l’autre les ‘favoris du plateau de tournage’, au village-décor de Roccabruna dans le massif des Karwendel, Sintis et Roms, adultes et enfants, couleur locale méridionale dans un film en noir et blanc, pas empêché de les faire gazer, alors qu’il aurait suffi d’une requête auprès du Reichsleiter Bormann, BORMANN-CIRCONCIS ! » Comble de cynisme, les noms de tous ces figurants partis en fumée dans le ciel polonais figurent au générique de ce film et furent « invités post mortem à Cannes » en 1954 « par un admirateur de notre génie du cinéma, par Jean Cocteau, alors président du jury, qui en personne réalisa le texte des sous-titres, naturellement Jean Cocteau, comment en eût-il été autrement, encore un génie du siècle, un génie du siècle en aide un autre. »
Trop tard est une excellente occasion pour le public français de découvrir Werner Kofler, considéré, au même titre que Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek ou Peter Handke, comme l’un des plus grands écrivains autrichiens de ces dernières années. 

Article paru dans Le Matricule des Anges, avril 2013.





TROP TARD DE WERNER KOFLER
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun
Éditions Absalon, 90 pages, 15 €

lundi 20 mai 2013

Egon Schiele, Moi, éternel enfant

Écrire en peintre
 
Romain Verger


C’est à Arthur Roessler, ami du peintre, que l’on doit la parution de ces poèmes. Mais s’il les fit connaître, il leur porta tout autant préjudice en les amendant. Ce versant méconnu de l’œuvre d’Egon Schiele ne nous est parvenu sous sa forme originale et non tronquée qu’en 1977. Ce n’en est pourtant ni la part maudite, ni l’enfer : nettement moins perturbante que ne le sont ses peintures et dessins, sa poésie confirme que Schiele est d’abord peintre et qu’il ne cesse de l’être lorsqu’il écrit, trouvant dans les ressources de la langue de quoi questionner les matières, les couleurs et les ombres. Le plaisir qu’il trouve aux compositions lexicales ("troncs-pupilles", "étangs-miroirs", "arbres-régates", "arbres-tempête"...) ne relève-t-il pas d’une autre forme de mélange appliqué à la langue, palette où les mots s’allient en poème ?
Poésie de peintre en ce qu’il se dit "voyant", appréhendant essentiellement le monde par la vue, trouvant en celui-ci matière à se griser d'images. Ce sont "les troncs-pupilles qui s’enchevêtrent", les yeux des oiseaux dans lesquels "[il] [s]e voyai[t] rose avec des yeux brillants" ou l’évocation du "long voyeur portant lunettes". Sa poésie est traversée de couleurs et de lumières éclatées en touches impressionnistes, comme dans les rêves ou les hallucinations, au point qu’elles s’y mélangent parfois outrancièrement, en des sortes d'essais de textures faits à même la palette : le "brun-vert-passé", "le pré vert-gris-orange", ou bien encore le "vert-jaune, vert-bleu, vert-rouge, vert-mauve, vert-soleil et vert-frisson" du parc. Les contrastes l'emportent par moments, rappelant ses dessins : ainsi de "la ville noire" sous "le ciel blanc". Parfois, à l’inverse, les sujets s’évanouissent dans le fond à la manière d’une estampe ou d’une aquarelle : "points jaunes sur fond jaune" : "Dehors, dans un champ-couleur 
se sont fondues des silhouettes colorées, 
les bruns paysans broussailleux au bord du chemin brun
et des jeunes filles jaunes dans le champ de muguets".

L’œil y est omniprésent, perçant et dérangeant comme l'est celui dont il nous fixe dans ses autoportraits, d'un strabisme exprimant peut-être ce basculement d’un regard tourné vers l’extérieur à une vision intérieure, endoscopique qui, en pleine diffusion des théories freudiennes, scrute "la torture de la pensée", les "effrayantes douleurs au-dedans, dans l’âme", "l’éternel état de rêve" dont parle Schiele dans ses poèmes. Strabisme encore pour marquer son anti-conformisme, sa divergence de vue avec la morale bourgeoise et bien pensante de l’époque, et plus encore avec l’académisme : "et je ris / en peignant pour moi-même l’hiver blanc en été".

Si Schiele est réputé pour ses représentations de la figure et du corps humains, ses poèmes s’ouvrent au paysage. Il y dépeint notamment la campagne qu’il rejoint après avoir quitté Vienne en 1911. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’évocation paysagère nous parle encore du corps, lorsqu’elle n’en est pas l’écrin. La nature possède une dimension charnelle et érotique : "Les arbres-colonnes traçaient justement des lignes vers le lointain, / en s’affaissant / sensuellement dans leur rondeur-longueur ; je pensai à mes visions-portraits colorées." De ces champs balayés par le vent, des "routes mouillées" ou plaines pluvieuses, se détachent des figures d’humbles paysans laborieux, joueur aveugle d’orgue de barbarie ou des "oiseaux grelottants". C’est une autre manière de se positionner, à rebours de la bourgeoisie et de l’aristocratie urbaine : "j’ai maudit aussitôt l’argent (...) ce vénal, l’argent-profit". Lorsqu’elle est évoquée, la ville se trouve assombrie par l’ombre paternelle, figure hantée par la chute et la mort : "Commencèrent les temps morts et les écoles sans vie. / J’arrivai dans des villes mortes, sans fin, et je portai mon deuil.  / À cette époque, je vécus l’agonie de mon père".
Le père frappé par la syphilis va profondément marquer l’imaginaire du peintre, au point de nouer dans son esprit, et d’une manière indélébile, la sexualité à la mort. De même que les chairs féminines aux silhouettes cachectiques ont des reflets verdâtres de viande putréfiée dans ses peintures, elles se nimbent dans les poèmes de la "pâleur morte" des fantômes, comme cette "dame bleue dans la verdure" ou ces "jeunes filles blafardes et blanches [qui lui] montraient / leurs jambes noires et leurs jarretelles rouges et parlaient avec des doigts noirs". La poésie de Schiele ne cesse de tisser ensemble les pulsions de vie et de mort ("comme c’est bon ! – Tout est mort vivant"), elle résume assez justement cet être déchiré et habité par la contradiction : "Je suis Homme, j’aime la mort et j’aime la vie".

Texte initialement publié en 2008 sur mon site personnel.

Egon Schiele, Moi, éternel enfant, Éditions Comp’act / L'Act mem, 1998. Trad. : Nathalie Miolon




jeudi 16 mai 2013

Romain Verger, Fissions



La nuit remue 
Céline Righi



Oedipe roi ( Film de Pasolini )
Là, près de lui, Noëline à la bouche sèche et vide. On ne peut l'embrasser. La folie - haute flamme - consume son intérieur. Noëline ne parle plus. Les mots la boudent et si vous la touchez, il en sort des éclairs. C'est une bobine de peurs. Décousue, mise en pièces, écartelée entre les vieilles ombres qui déchirent toute sa chair depuis ses jeunes années, depuis ses origines quand elle sortit poisseuse de la nuit rouge du ventre, de la saumure amère dans laquelle elle baignait.  
Il voudra être doux et chercher à comprendre : elle n'est que barbelés. Et le soir de leurs noces, Noëline à l'étage de la maison familiale hurle dans une nuit à trancher au couteau, se cramponne à la taie dans la demi-conscience. Il y a de son enfance des effluves imagés qui remontent aujourd'hui comme des relents d'égout. Fantômes du passé et visions grimaçantes se tiennent par la main en une curieuse danse. Et puis il y a aussi l'odeur de chair brûlée... Noëline écrasée par la mère toute-puissante, coincée entre deux soeurs, Émeline et Madeline. En mauvaise position. Un enfant perçoit bien les malaises qui l'entourent et c'est sous-estimer sa sensibilité que de croire que jamais les non-dits de famille cachés tapis enfouis avec le plus grand soin ne viendront affleurer et puis ruiner sa vie. 

C'est donc cette Noëline au beau "sourire de sphinx" qu'il vient juste d'épouser, lors du solstice d'été. Sans se douter pourtant qu'il épouserait aussi la Nuit et toutes ses salissures, la terrible famille et toutes ses vomissures. La mère vénéneuse dont le prénom, Phyllis, n'est pas sans évoquer la honteuse vérole. L'oncle Bruce maléfique, et puis Gina et Lise, les  deux tantes jumelles, entité bicéphale cousue de becs de lièvre. Et Madeline, la troublante Madeline... Une union monstrueuse avec cette tribu malsaine et dégénérée qui le fera entrer dans le vif de sa propre tragédie qui s'ouvrira, selon le rituel de la tragédie grecque, sur la cérémonie -ici insoutenable- du sacrifice d'un bouc imposé à Noëline par sa mère malfaisante :

Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d'un martèlement sourd. Je me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d'un tablier de sang frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait immobile batailler dans le vide. Soudain l'animal s'est affaissé par l'avant, puis l'arrière a cédé, se pliant sur lui-même. Alors le corps entier s'est aplati sur l'herbe rouge.


Au coeur de sa débâcle, de l'horreur innommable, il deviendra l'Oedipe aveugle, errant dans son enfer morcelé, miette et rognure de bouc coincées entre les dents, titubant dans une nuit épaisse et triomphante. L'avait-il pressenti car dès les premières pages, il énonce ceci : "J'aurais voulu fixer le soleil et m'y brûler les yeux, effacer ce pays de ma vue..." Et puis, plus tard : "Je songeais à quitter discrètement la route, m'enfonçant parmi les rochers, traversant en aveugle les forêts de bouleaux et de pins, pour fuir à jamais ceux qui me rechercheraient."

Égarement - réel ou symbolique ?  Dans le grand flou des limbes ? Ou dans le système limbique ? Qu'importe. Seule cette descente infernale, tourbillonnante et noire, lui permettra de s'ouvrir à de nouvelles dimensions et, paradoxalement, de toucher sa clarté intérieure.
La lecture de Fissions est celle d'un étiolement et d'une dissolution qui décomposent insensiblement le corps de l'oeuvre, de l'intrigue à sa structure. Des profondeurs de la fiction germent et surgissent les visages de la mort qui semblent fusionner vers le visage unique d'une nuit souveraine. Délicieux dédale maldororien ou lynchéen d'où jaillissent des personnages fantastico-macabres comme le magicien, la bossue ou l'homme décharné du train, mais aussi des images composites et des Arcimboldo atroces :

Alors j'ai découvert le plafond de la salle et la fresque abjecte et monumentale qui l'ornait, tout entière consacrée à l'exaltation de leur vice : s'y emmêlaient des centaines de personnages armés de bras hypertrophiés plongeant dans des bouches, dans des gosiers rouge sang transpercés jusqu'aux pieds. Des noeuds, des tresses de bras traversant de part en part des corps abstraits, réduits à de simples manchons de chair creuse, à des cylindres sur pattes coiffés de régimes de bouches télescopiques. L'enfer existait bien, couvant son embryon d'humanité dégénérée dans les langes de granit de ce pays perdu (...)

Porosité entre les mondes réel et fantasmagorique. Tout vacille, se fissure, se disloque et s'effrite, même les jalons sûrs et les repères solides : les amis s'évanouissent ou meurent. Simon, Marie, Gaël...
Fissions est un roman-laboratoire au style percutant extrêmement bien tenu, qui brasse différents registres avec une belle audace et dont la langue parfois s'émaille de vocables surprenants, faisant alors de ces pages les vitrines étranges et raffinées d'un cabinet de curiosités langagières.
Comble de cette fiction, paroxysme de la fission : au fur et à mesure qu'elle progresse, l'écriture semble détruire ses propres effets, parvenant au stade ultime de sa propre désintégration. Plume autophage dont le nécessaire écoulement semble relié à l'engloutissement de ce qui précède. Pris dans son  propre tourbillon, le flot de l'écriture semble vouloir se rassasier de lui-même et s'auto-dévorer, soumettant ainsi la fiction à la fission.
À la ficssion...




Romain Verger, Fissions, Le Vampire Actif éditions


lundi 13 mai 2013

Entretien avec Horacio Castellanos Moya

A l'occasion de la sortie de La Servante et le catcheur, le Matricule des Anges à consacré son dossier du mois de mars à Horacio Castellanos Moya. Thierry Guichard a mené l'entretien, mais m'a permis de poser quelques question à l'écrivain salvadorien.

Eric Bonnargent : Comme dans L'Homme en arme, votre personnage principal, le catcheur, est un tortionnaire. Mais à la différence de Juan Alberto Garcia, dit Robocop, qui était une machine à tuer, froide et impitoyable, le Viking est terriblement humain. Il aime, a le sens de la camaraderie, est victime des quolibets de ses camarades et meurt lentement. Malgré lui, le lecteur ne peut s'empêcher d'éprouver de la compassion pour ce barbare. Peut-on dire que votre point de vue sur le mal rejoint les théories d'Hannah Arendt sur la banalité du mal ?
Horacio Castellanos Moya : Je ne sais pas si je rejoins la théorie de la banalité du mal d'Arendt, mais oui je suis convaincu de la quotidienneté du mal ; quand les sociétés sont régies principalement par ses règles (le plaisir de la torture, du crime et celui de provoquer de la douleur), la banalité surgit, car toute routine est banale.

Dans La Mort d'Olga Maria et dans Effondrement, vous donnez la parole à des représentantes hystériques de la haute bourgeoisie. Cette fois, dans La Servante et le catcheur, vous la donnez à une femme du peuple, fidèle et honnête. Pourquoi ce renversement de perspective ?
C'était le personnage qu'il fallait pour le roman. Aussi bien le Viking que Maria Elena avaient déjà fait une apparition en tant que personnages secondaires dans Tirana mémoria (roman non traduit en français) ; mais, dans ce roman-là on ne sait pas qu'il y a eu une histoire entre eux. En développant la partie du Viking, j'ai senti que son contrepoint naturel devait être Maria Elena. C'est comme ça que j'ai développé son personnage à elle, sans savoir que le roman deviendrait la tragédie de sa famille. C'est une femme du peuple fidèle et honnête, mais dont le monde s'effondre et se putréfie. Sa vision fidèle et honnête du monde s'évanouit devant la nouvelle réalité ; c'est pour ça que sa présence était aussi nécessaire dans un roman sur la terreur, sur le mal.


Les opposants à la Junte se cachent derrière des foulards et des secrets ou sont encagoulés avant d'être emmenés au Palais noir pour y être torturés. Les tortionnaires, eux, agissent à visage découvert. Est-ce pour mêler le rôle de bourreau et celui de victime que vous avez choisi de faire de votre tortionnaire un ancien catcheur ayant abandonné son déguisement de pacotille ?
En vérité, on a toujours su au Salvador que certains catcheurs travaillaient comme tabasseurs dans la police. Roque Dalton a même écrit un poème là-dessus. C'était connu de tous. Cela m'a toujours frappé. De plus mon père était un fan de la lutte libre, il nous emmenait même voir parfois des combats dans l'Arène Métropolitaine, et quand nous n'y allions pas, on regardait les combats le samedi soir à la télé. Ce n'est donc pas étonnant qu'un personnage de catcheur soit apparu dans mon roman.

Dans Les Détectives sauvages, Roberto Bolaño fait dire à Abel Romero que si le mal a une cause, il est possible de lutte contre lui alors que s'il n'en a pas, "nous sommes foutus". Pensez-vous que nous sommes foutus ?
Non seulement on est foutus, mais bien foutus.

Traductions Adriana Romero-Nieto et Chloé Brendlé