Born to kill
Éric Bonnargent
« J’ai compris que je m’étais détruit et ça, c’était déjà une réussite. »
Bolaño/Porta.
Jacques Monory, Meurtre. |
Les Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce est un roman écrit à quatre mains par Roberto Bolaño et Antonio García Porta entre 1979 et 1984, ce qui fait de ce livre l’un des premiers produits par le Chilien. Si Roberto Bolaño n’est plus à présenter, Antonio García Porta est bien moins connu. Son seul roman traduit en français, Le Passant de Port Mahón est le premier qu’il ait écrit après Les Conseils. Quinze ans après...
Dans la préface, Antonio Porta se plaint quelque peu qu’on lui demande sans cesse comment les deux écrivains s’y sont pris pour écrire ce livre. La question est pourtant inévitable et Antonio Porta y répond une nouvelle fois. Sa, ou plutôt ses réponses sont à considérer avec la plus grande prudence et cela pour trois raisons : tout d’abord, il avoue qu’il ne sait jamais si, à ce sujet, il doit dire la vérité ou « élaborer une réponse à la hauteur des attentes que la question a suscitées » ; ensuite il rajoute qu’il ne faut jamais croire aux explications que peuvent donner les écrivains sur ce type de travail ; enfin, il prévient le lecteur qu’il ne faut pas lui faire confiance… Ces avertissements étant donnés, Porta rappelle que Bolaño lui-même donnait des réponses différentes : soit que chacun d’eux écrivit à tour de rôle un chapitre soit qu’il rédigea la version définitive du brouillon élaboré par Porta. Bolaño aimait embrouiller les pistes concède Porta qui va faire de même en proposant une troisième solution : Les Conseils… ne serait peut-être qu’un simple cadavre exquis.
Quoi qu’il en soit, il faut savoir que les deux amis étaient suffisamment liés pour avoir plusieurs fois écrit ensemble : un recueil de nouvelles dont il ne subsiste que Journal de bar (très bonne nouvelle présente dans ce volume), des scénarios de films ; et pour avoir eu des projets, hélas, avortés : un roman sur la División Azul, la troupe de combattants volontaires espagnols ayant incorporés la S.S. dont Bolaño parlera dans La littérature nazie en Amérique, texte qui, nous apprend Antonio Porta ici, devait aussi être écrit à quatre mains par les deux écrivains.
Les Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce a pour narrateur Ángel Ros, un jeune barcelonais de vint-neuf ans qui rêve d’être écrivain. Il a bien commencé plusieurs romans, a écrit quelques poèmes, mais il sait – comme les deux auteurs le savent – que la littérature est histoire de persévérance :
« je ne devais pas désespérer, ce n’était qu’en résistant que j’y arriverais, comme s’il s’agissait de quinze rounds ou de quelque chose de ce genre. »
Fanatique de Joyce, Ángel travaille à un roman dont le personnage principal, Dedalus, est un expert de Joyce et un braqueur de banques. Cela peut paraître étrange, accorde Ángel, mais l’existence est étrange et « de quoi pourrait bien vivre dans ce pays un érudit joycien, si on est non seulement fier mais autodidacte. »
« Dedalus, c’est moi », pourrait dire Ángel. Il aime tellement Ulysse qu’avec sa compagne, Ana, il en récite par cœur des passages entiers. Cela fait deux ans qu’il vit avec cette latino-américaine de vingt-deux ans. Ils se sont rencontrés alors qu’il était bassiste dans un obscur groupe de rock et ils mènent une petite vie rangée. Ana, en attendant d’être régularisée, travaille au noir chez une vieille femme alors qu’Ángel est employé dans des bureaux. Leur train de vie est plus que modeste, mais les jours s’écoulent tranquillement. Jusqu’à ce qu’ils perdent tous les deux leurs boulots.
« Les derniers rêves juvéniles s’étaient transformés en cauchemars, et les cauchemars, au comble de la malchance, se sont révélés vides. Le futur ? Merveilleux ! Travailler et travailler, pour construire je ne sais quel pays, idioties auxquelles seuls les Allemands et les Belges, ou les Belges et les Danois croient. En prendre pour quarante ans, ensuite la retraite avec une modique pension de l’Etat ; et cela dans le cas où auparavant nous ayons trouvé du travail, une possibilité de jour en jour plus lointaine. »
Ana qui craint plus l’usure que la mort propose alors tout simplement de voler la vieille qui l’employait. Ángel, passif, accepte. Ça ou autre chose… La vieille ne sera pas seulement volée, elle sera froidement abattue par Ana.
« — Pourquoi avons-nous tué la vieille ?
— C’était une vieille qui puait, ça méritait pas la peine qu’on la laisse vivre, elle aurait crié.
— Moi, je l’ai pas connue, dis-moi comment elle était.
— Je sais pas moi, elle puait, toujours à se plaindre, je sais même pas quel âge elle avait.
— Mais elle était comment ?
— Elle était pénible… et très vieille.
[…]
— Qu’est-ce que tu as ressenti quand tu as tiré ?
— Rien. J’ai sorti le pistolet du sac à main et j’ai tiré en pleine poitrine. J’avais enlevé la sûreté une demi-heure avant.
— Elle a rien fait quand elle a vu que tu allais la tuer ?
— Rien. Elle m’a regardée. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre ? »
Ángel, toujours en retrait, va accompagner Ana dans sa folie meurtrière. Les meurtres gratuits vont se succéder et, Ana, toujours plus lourdement armée va devenir un ange de la mort. Elle tue, tue encore, mais sans réelle excitation. Elle tue comme elle ferait tout autre chose, sans haine, sans plaisir. On reconnaît là, la fascination qu’exerce le mal sur Bolaño mais aussi sur Porta. Dans Le Passant de Port Mahón, le narrateur, Gustavo Braudel, s’intègre parfaitement dans la vie du petit port minorquin et est si touchant, si agréable et si mystérieux qu’il est aimé de tous, lecteurs compris, alors que c’est un tueur « méthodique, froid, prudent, capable de patience et sans scrupule » et cela au point que rien ne changera pour lui lorsqu’il apprendra que son contrat n’est nulle autre que le grand-père de sa voisine qu’il aime pourtant comme sa propre fille. Ana est comme Braudel, comme de nombreux personnages de Bolaño : elle tue, mais elle n’est pas un monstre pour autant. Ou plutôt, elle est d’autant plus monstrueuse qu’elle n’est pas un monstre. Même si elle est bourrée d’amphétamines, elle est plutôt une gamine fragile, presque attendrissante. Elle le serait totalement si elle n’était pas aussi froide. Ángel, lui, flippe sans arrêt, tremble dès qu’il aperçoit un policier. Il est faible et c’est d’ailleurs pourquoi il ne fait que suivre. Elle est monstrueuse de ne pas être un monstre parce qu’on s’attend toujours à ce qu’un assassin soit un malade mental ou qu’il ait des mobiles particuliers. Ana n’est ni malade mental et n’a aucun mobile. Elle tue, point. C’est ce que ne parvient pas à accepter la presse : au fur et à mesure que les meurtres s’enchaînent, le couple infernal devient de plus en plus célèbre et les journalistes déconcertés cherchent des explications : Ana est-elle une droguée en manque ? Une terroriste ? Il doit y avoir une raison. Mais non. Le principe de raison suffisante est mis à mal et Ángel le répète plusieurs fois ; tout se fait sans raison. Les meurtres sont des effets sans causes. Etre sur la route d’Ana, c’est être condamné. Ne s’en sortent que ceux qu’Ángel prend sous sa protection. Ainsi en est-il lors de cet aussi cocasse que sanglant cambriolage où il discute poésie et se fait sucer par la maîtresse de maison pendant que dans la pièce d’à côté Ana torture puis abat le mari et la bonne.
Avant de partir pour Paris et y suivre tous les deux des études, Ana convainc Ángel de réaliser un dernier braquage. C’est bien connu : le dernier braquage est toujours celui de trop. Ce sera un massacre et Ana sera tuée. C’est seul qu’Ángel ira à Paris déposer des roses sur la tombe de Jim Morrison. En attendant de se remettre à écrire, il envoie des lettres à la mère d’Ana, des lettres toutes différentes dans lesquelles il tente de comprendre Ana et qu’il adresse aux Iles Malouines, sur les rives du Titicaca, etc.
Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce est un bon roman, un polar déjanté, certes parfois maladroit, mais bien mené. Evidemment, il ne faudrait pas lire ce livre à l’aune de l’œuvre ultérieure de ses auteurs et en particulier à l’aune de celle de Bolaño. Il ne le faudrait pas, mais c’est impossible… Signalons donc simplement quelques détails : outre le thème du mal donc, le nom de Nuria Rosquelles est signalé. Dans La Piste de glace, Nuria était la patineuse, Rosquelles le politique qui en était amoureux. Plus étrange encore, Enrique, le premier ami parisien d’Ángel, nettoie des bureaux, la nuit, en compagnie de Sud-Américains. Peut-être avait-il pour collègue Abel Romero (Les Détectives sauvages et Étoile distante) ?
Roberto Bolaño/AG Porta, Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. 18 €
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