mardi 22 mars 2011

Roberto Bolaño, La Littérature nazie en Amérique, Étoile distante et Nocturne du Chili

Les Formes du mal chez Roberto Bolaño
Éric Bonnargent

Fasciné par les manifestations du mal, Roberto Bolaño explore cette thématique dans presque tous ses ouvrages. Sa quête du mal absolu l’a conduit à écrire ses deux chefs-d’œuvre que sont Les Détectives sauvages et 2666. Dans trois textes courts, La littérature nazie en Amérique, Étoile distante et Nocturne du Chili, il s’interroge sur les rapports entre le mal et l’art, la littérature en particulier et cela dans une perspective politique.

 La littérature nazie en Amérique : la banalité du mal.

La banalité du mal est un concept mis en place par Hannah Arendt à l’occasion du procès d’Adolf Eichmann qu’elle couvre pour le New Yorker d’avril 1961 à mai 1962. De cette expérience, un livre est né : Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. La thèse qu’elle défend fit scandale et suscite toujours de vives polémiques.
Sans entrer dans les détails, disons que la thèse d’Hannah Arendt est de dire que les principaux criminels nazis, dont Adolf Eichmann n’est que le parangon, n’étaient ni des monstres, ni des pervers, mais des hommes effroyablement normaux. Adolf Eichmann n’était qu’un fonctionnaire zélé, ordinaire, d’une intelligence limitée. Il n’était pas l’incarnation du mal, il n’était pas le diable, mais un homme. L’horreur aurait été moindre si les bourreaux avaient été des monstres et leurs comportements auraient pu trouver quelques explications. Comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch dans L’imprescriptible « le diable a bon dos ». Le paroxysme du mal réside dans la tranquillité d’esprit avec lequel il est fait. Adolf Eichmann envoyait des Juifs à la mort dans le même état d’esprit que d’autres rédigent des bilans comptables qui ne les concernent guère. Il faisait le mal sans y penser. Les plus grands criminels de l'histoire n’avaient aucune nature particulière, ils étaient comme tout le monde, ce qui signifie que l’inhumain loge au fond de chacun d’entre nous et qu’il suffit de circonstances pour l’éveiller. Hannah Arendt écrit :

« Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre […]. L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose […] que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu’il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal. »

Cette forme de manifestation du mal est le sujet de La littératures nazie en Amérique qui est un livre conçu comme une encyclopédie recensant dans l’ordre chronologique, mais dans des différentes catégories (« Mages, mercenaires, misérables », « Poètes nord-américains », « La Fraternité aryenne », etc.), les principaux écrivains nazis d’Amérique. Les articles sont de longueurs extrêmement variables, selon la quantité des renseignements biographiques disponibles. La lecture suscite un certain malaise car il n’y a aucun jugement moral, les faits étant froidement relatés. Voici quelques exemples :
Luz Mendiluce Thompson (Berlin, 1928 – Buenos Aires, 1976), poétesse, dont le principal motif de fierté réside dans une photo encadrée dans un cadre d’argent dans son salon et adorée comme une relique la représentant âgée de quelques mois dans les bras d’Adolf Hitler. à ses intimes, elle confiait qu’« elle pouvait sentir ses bras forts et son haleine tiède au-dessus de sa tête, et que probablement ça avait été un des meilleurs moments de sa vie. »
Ignacio Zubieta (Bogotá, 1891 – Berlin, 1945), parfait dandy, beau, sportif et intelligent, dont l’échec critique de ses poésies va le conduire à rejoindre l’Europe. Il y voyage, admire en URSS l’architecture et finit, en compagnie de deux amis, son compatriote, le romancier Jesus Fernández-Gomez (qui a droit a aussi droit à un article) et le peintre français Philippe Lemercier, par s’engager dans l’armée franquiste. Il se révèle être un militaire d’une telle qualité qu’il est très vite nommé capitaine. En 1941, il s’engage avec Jesus Fernández-Gomez dans la División Azul comprenant des engagés volontaires espagnols pour combattre aux côtés des Allemands. Il est blessé sur le front de l’est et reçoit la Croix de Fer pour son comportement héroïque. Après le rapatriement de la División Azul, il s’engage dans une division S.S. française puis incorpore un bataillon d’irréductibles S.S. qui défend Berlin où il finit par être tué.
Parmi les autres auteurs, nous rencontrons Ernesto Pérez Masón qui vouait une telle haine à son José Lezama Lima qu’il le provoqua en duel toute sa vie. Il est surtout connu pour son roman La Soupe des pauvres, célèbre pour ses acrostiches. Avec chaque première lettre des quinze chapitres, on forme la phrase suivante : « VIVA ADOLF HITLER ». Mais ce n’est pas tout ! Avec la première lettre des seconds paragraphes, on obtient : « JE CHIE SUR CE PAYS » et ainsi de suite avec les paragraphes suivants…
Signalons pour finir d’autres cas intéressants : celui du romancier brésilien Amado Couto (1948 – 1989). Obsédé par le problème de l’absence d’avant-garde de la littérature brésilienne, il pratiqua également le rapt, la torture et l’assassinat dans des Escadrons de la mort. L’Américain Jim O’Bannon (1940 – 1996) fut, lui, lié aux beatniks, jusqu’à sa conversion au nazisme après s’être vu proposé par Allen Ginsberg et l’un de ses amis noir une petite coucherie.
Tous ces articles sont suivis d’annexes permettant de mieux nous informer sur le sujet : un lexique des personnages cités dans les articles, une liste des principales maisons d’édition et de revues diffusant cette littérature et enfin une bibliographie détaillée dans laquelle nous apprenons qu’il nous faudra attendre l’année 2023 pour voir paraître le dernier livre du célèbre auteur de science-fiction, Zach Sodenstern…
Car, bien évidemment, tous ces auteurs sont imaginaires ! Nous pouvons être rassurés, la littérature nazie, en Amérique ou ailleurs, n’est pas si importante. Roberto Bolaño a voulu montrer que l’inhumain est enfoui dans tout homme. L’art ne sauve pas de l’horreur. Alors bien sûr, on peut constater que la plupart des écrivains que nous décrit Roberto Bolaño ont connu des frustrations, des échecs, mais cela ne saurait constituer une excuse puisque c’est à peu près le cas de chacun d’entre nous, au moins à certains moments de sa vie. Selon la manière dont l’individu va vivre ses revers, il peut basculer à tout instant dans la sphère du mal. Il est vrai que nombre de ces artistes sont des imbéciles et, tout comme Adolf Eichmann ressemblent, selon les mots d’Arendt, plus à des clowns qu’à des monstres. Mais l’imbécillité et les échecs n’expliquent pas cette conversion inconsciente au mal : tous les imbéciles et les frustrés ne deviennent pas des monstres (heureusement…) ; même des hommes intelligents, comme c’est le cas de certains de ces écrivains imaginaires ou de certains dignitaires nazis, peuvent sombrer dans l’infamie.
Mais, il y a autre chose que Roberto Bolaño dénonce. Les écrivains dont il parle vivent dans une confusion conceptuelle et idéologique. Bien que défendant des idéologies fascistes et haineuses, ils fréquentent des gens issus de milieux qu’ils exècrent. Argentino Schiaffino, dit le Graisseux fréquente le Ku Klux Klan tout en ayant des amis noirs. Luz Mendiluce est éperdument amoureuse de Claudia Saldaña, une écrivaine trotskiste qui la rejette, et se suicide lorsqu’elle apprend que celle-ci a été enlevée et tuée, victime de ses coreligionnaires. Ce qui est scandaleux, ce n’est pas cette confusion, c’est que cette confusion soit la même dans l’autre camp. En effet, si Claudia Saldaña rejette les avances de Luz Mendiluce pour des raisons politiques (« Parce que je suis trotskiste et toi une facho de merde »), elle ne continue pas moins à la fréquenter. Et ce paradoxe se retrouve pour chacun de ces écrivains nazis qui ont des amis dans tous les milieux et dont les œuvres sont reçues souvent de manière favorable par une critique qui se contente parfois de simplement condamner l’excessivité du propos politique. Le scandale est l’absence de scandale et Roberto Bolaño qui s’en prend souvent aux droites sud-américaines méprise les gauches qui ont laissé faire, sans rien dire. Au nom de l’art, toutes les compromissions seraient permises. D’ailleurs, lorsque Claudia Saldaña affirme que la politique ne peut que la séparer de Luz Mendiluce, cette dernière réplique que la poésie les réunit.
Ce problème fait toujours débat. Céline, Drieu la Rochelle, Cioran sont de grands écrivains, mais n’en demeurent pas moins des salauds. Est-il vraiment possible de séparer l’œuvre de son auteur ? Si cette séparation est possible en soi, l’est-elle encore moralement parlant ? Ne contribue-t-elle pas à permettre insidieusement l’émergence du mal et sa banalisation ?


Étoile distante : le mal radical.
Le dernier article de La littérature nazie en Amérique est consacré à Carlos Ramírez Hoffman, dit l’infâme (Santiago du Chili, 1950 – Lloret de Mar, 1998). Ce personnage est différent des autres. Lui, fait le mal pour le mal dans un but artistique. Il n’est plus l’expression de la banalité du mal, mais plutôt celle du mal radical. Le mal radical est un concept forgé par Emmanuel Kant. Le mal est radical lorsque l’on fait le mal pour le plaisir de le faire. Le mal n’est pas commis par inadvertance, ni au nom d’un idéal supérieur, il est fait volontairement et consiste en une négation de l’individualité de la victime.
Le petit texte introductif d’Étoile distante, nous apprend que Roberto Bolaño a décidé, sous la pression de son ami Arturo B. – qui n’est personne d’autre que le double de l’auteur lui-même – de faire un roman de l'histoire du (soi-disant) véritable Carlos Ramírez Hoffman. Et, comme il s’agit d’un roman, le nom des personnages change à l’exception du détective Abel Romero.
Carlos Ramírez Hoffman devient Carlos Wieder. Le narrateur dit avoir connu Carlos Wieder quelques mois avant le coup d’état du général Pinochet à l’atelier de poésie de Juan Stein, à Concepción. Carlos Wieder se faisait alors appeler Alberto Ruiz-Tagle. Beau, autodidacte, élégant et discret, son ambition est de révolutionner la poésie. Il dégage une telle aura qu’il se fait immédiatement aimer des jeunes poétesses de l’atelier, et plus particulièrement des plus douées et des plus belles d’entre elles, les sœurs jumelles Verónica et Angélica Garmendia. Les hommes, eux, bien que fascinés par sa personnalité, le détestent, surtout Bibiano O’Ryan, l’ami du narrateur. Carlos Wieder fréquente aussi, comme le narrateur et Bibiano, l’autre atelier de poésie de la ville, celui de Diego Soto. Cet atelier, installé dans une petite pièce de la faculté de médecine et séparé d’un mince couloir de la salle de dissection, est imprégné d’odeurs de mort. Il va en être de même de la poésie de Carlos Wieder. Le coup d’État de Pinochet, le 11 septembre 1973, va lui donner l’occasion de réaliser ses terribles performances artistiques. Il se rend d’abord chez les sœurs Garmendia. Il est invité à dîner et la soirée qui suit est détendue : on discute de poésie, on joue de la guitare tardivement et il accepte de dormir dans la résidence familiale. Dans la nuit il se lève et va tranquillement égorger la tante avant d’aller ouvrir à deux acolytes qui viennent d’arriver. On ne retrouvera que bien des années plus tard le cadavre de l’une des sœurs.
Lieutenant dans l’aviation chilienne, Carlos Wieder réalise ensuite des performances poétiques aériennes. À bord d’un chasseur Messerschmitt 109, l’avion symbole de la Luftwaffe, il écrit en latin dans le ciel les quatre premiers versets de la Bible qui sont l’annonce de son programme : « […] La terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. […] Et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. » L’œuvre se construit autour de cette dialectique : sur terre, le mal, la mort, les meurtres ; dans les cieux l’art, la poésie – comme s’il s’agissait de deux domaines distincts se nourrissant pourtant l’un de l’autre. Son succès est immédiat, il multiplie les performances en écrivant dans le ciel ses propres textes, textes dans lesquels il fait allusion à des femmes disparues…
La perversion sadique de Carlos Wieder est la source de son inspiration, comme il le prouvera lors de sa dernière grande performance. Au faîte de sa renommée, il est invité à Santiago pour réaliser une performance. Celle-ci se fait en deux temps. La première étape consiste en une séance poétique dans les cieux. Pour la seconde étape, les spectateurs privilégiés, dont de hauts gradés de l’armée, sont reçus pour une collation dans un appartement. Les convives sont ensuite invités à visiter à tour de rôle une pièce dans laquelle il a exposé ses photographies. La première personne à entrer dans cette salle est une femme qui ressortira très rapidement en vomissant. Même les responsables du régime sont horrifiés. Carlos Wieder est mis à pied et il disparaît dans la nature.
Avant de reprendre le fil de la terrible histoire de Carlos Wieder, le narrateur raconte ce qui est arrivé à Juan Stein et à Diego Soto, car l’art n’est pas toujours monstrueux. Un peu d’humanité repose le lecteur. Juan Stein, neveu d’Ivan Tcherniakovski, le fameux général de l’armée rouge, disparaît après le coup d’État. Tout le monde le croit mort, mais Bibiano retrouve sa trace : Juan Stein s’engage dans la lutte armée au Nicaragua, en Angola, au Paraguay, au Mozambique et finit par se faire tuer au Salvador. Cette fois, la poésie s’est armée pour se mettre au service des opprimés. Diego Soto, lui, s’est exilé en Europe où il vécut confortablement grâce à des travaux de traduction, des interventions dans des colloques, etc. Diego Soto a quitté la barbarie pour s’installer dans une tranquillité bourgeoise, ce qui est aussi l’un des destins de l’art. Mais, même embourgeoisée, la poésie, la vraie, est amour de l’autre. Une nuit, Soto, qui attend son train en gare de Perpignan, est témoin d’une agression : des skinheads tabassent une SDF. Soto ne peut s’empêcher d’intervenir et meurt poignardé. La gare de Perpignan est bien le centre du monde et, au centre du monde, il y a deux forces qui s’affrontent : la barbarie et la poésie. La barbarie l’emporte toujours en apparence, mais la poésie, qui meurt sans être vaincue, renaît de ses cendres pour faire perpétuellement face à la violence, à la haine, à la bêtise, tel Soto, nouveau Robert Desnos, face aux nazillons français.
Carlos Wieder, insaisissable, devient alors une figure légendaire : personne ne sait où il se trouve et ses œuvres sont éditées sous différents pseudonymes dans de multiples revues néo-nazies, déjà évoquées dans La littérature nazie en Amérique.
Bibiano, resté au Chili, traque l'œuvre de Carlos Wieder et le narrateur s'exile au Mexique, puis en France et enfin en Espagne. Alors que plusieurs années se sont écoulées et qu'il n'a plus de contact avec Bibiano et ses autres amis restés au Chili, le narrateur reçoit un jour la visite d'une ancienne gloire de la police chilienne du temps d'Allende : Abel Romero. Celui-ci, qui a dû fuir le Chili après le coup d'État pour se réfugier en France où il faisait le ménage de nuit dans des bureaux, a été chargé par un mystérieux et très riche commanditaire (Bibiano ?) de retrouver Carlos Wieder. Contre une forte somme d'argent, le narrateur est chargé de le débusquer dans l'abondante littérature nazie. Seul un poète peut trouver un poète. Bien entendu, l'œuvre de Carlos Wieder n'a que l'apparence de la poésie. Sa consistance est celle de ses premiers poèmes inscrits dans le ciel du Chili : une fumée éphémère. Les recherches progressent et nous permettent d'apprendre qu'il continue à essaimer la mort sur son chemin. Finalement, il est repéré : il vit à Lloret de Mar, une station balnéaire espagnole. Le narrateur accompagne Romero en Catalogne afin de l'identifier et l'attend dans un petit café en lisant Bruno Schulz, l'auteur des Boutiques de Cannelle (à lire absolument !), ami de Gombrowicz, qui fut abattu de deux balles dans la tête par un officier de la Gestapo en 1942. Carlos Wieder, très vieilli, n'a, à la surprise du narrateur qui l'a pourtant autrefois fréquenté, pas l'air d'un assassin, mais d'un type normal. Le monstre a l'apparence d'un homme. Le narrateur informe Abel Romero qu'il s'agit bien de celui qu’il recherche…


Nocturne du Chili : le mal honteux.

Avec Nocturne du Chili, Roberto Bolaño met en scène un moribond, le père Sebastián Urrutia Lacroix, membre de l’Opus Dei, qui tente, dans un ultime effort, d’être en paix avec lui-même. Le prêtre cherche à se convaincre qu’il a toujours fait son devoir, qu’il n’a rien à se reprocher puisque, de toute façon, personne ne lui reproche quoi que ce soit, dans ce Chili démocratique qui cherche à oublier, lui aussi, son passé. Hélas, un jeune homme aux cheveux blancs, fruit de ses visions, symbole de sa mauvaise conscience, vient lui rappeler sa mauvaise foi dans l’évocation de ses souvenirs.
Le père Urrutia Lacroix qui a bâti sa carrière d’homme de lettres pendant les années Pinochet est l’un de ces hommes qui a simplement laissé faire. Il pourrait être convaincu de son « honnêteté », mais, à cause de son éducation religieuse peut-être, et plus sûrement à cause de sa passion pour la poésie, il sait au plus profond de lui-même qu’il est un salaud et un lâche. Il a été le témoin honteux de l’horreur, par nonchalance et opportunisme.
Prêtre voulant devenir critique littéraire, il fréquenta le célèbre critique, Farewell, un ami de Neruda. Pédéraste, Farewell put se permettre de tripoter le jeune prêtre, sans que celui-ci n’ait la moindre réaction, comme si son corps lui était totalement étranger. Là est le talent du père Urrutia Lacroix : sa sagesse est celle de la lâcheté, elle consiste à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne rien dire. Il raconte d’ailleurs que pendant les événements qui secouent son pays, des grandes réformes d’Allende à la prise du pouvoir par Pinochet, il relit, comme si de rien n’était, ses humanités : Sophocle, Thucydide ou Platon… La contradiction ne le dérange pas. Son absence de tout sens critique fait qu’il se range du côté du pouvoir sans que cela ne l’empêche le moins du monde d’assister à l’enterrement de Neruda, de la poésie, victime indirecte du pouvoir sans se rendre compte que cet enterrement est aussi une manifestation contre la violence. De même, malgré son amitié pour Farewell et les « témoignages d’affection » que celui-ci lui a portés, il écrit des poèmes contre les invertis, comme il en écrit contre les femmes ou les enfants perdus. Et, le père Urrutia Lacroix, dans un moment de clairvoyance, ne comprend pas lui-même pourquoi il se montre si enrage alors qu’il tend à l’amour.
Malgré ses idéaux poétiques et religieux, le père Urrutia Lacroix ne ressent aucune compassion pour les hommes. Les riches le dégoûtent presque autant que les pauvres. Son impuissance haineuse le conduit à devenir le protégé de deux hommes : MM. Etniarc et Eniah (il faut lire ces noms de droite à gauche…). Ceux-ci lui confient une première mission : partir en Europe étudier les différents moyens utilisés par les autorités religieuses pour la conservation des églises. Une solution va retenir son attention : l’utilisation de faucons pour tuer les pigeons, principaux responsables de la détérioration des édifices religieux. La cruauté du procédé le fascine et il rencontre des prêtres se rendant dans les campagnes pour satisfaire pour leur soif de sang après que les pigeons ont disparu des villes. Une amitié profonde le lie en France au père Fabrice dont le faucon, appelé « Ta gueule » est particulièrement efficace :

« […] soudain Ta gueule resurgissait comme un éclair ou comme l’abstraction mentale d’un éclair pour fondre sur les énormes nuées d’étourneaux qui apparaissent à l’est pareilles à des essaims de mouches, noircissant le ciel de leur vol erratique, et au bout de quelques minutes les tournoiements des étourneaux s’ensanglantaient, se dispersaient et s’ensanglantaient, et alors les après-midi dans les environs d’Avignon se teignaient de rouge vif, comme le crépuscule qu’on voit par les hublots des avions […]. »

Sa dernière expérience a lieu à Saint-Quentin où l’accueille le Père Paul. Fièvre, son faucon, lacère une colombe lâchée de la place de la Mairie par des communistes à l’occasion d’une manifestation sportive. Comme le révèle cet épisode, plus que l’acte sanglant lui-même, c’est la symbolique qui le fascine et ce n’est pas un hasard si le père Urrutia Lacroix se souvient que le pigeon représente l’Esprit Saint.
MM. Etniarc et Eniah lui confient à son retour d’Europe une étrange mission qu’il remplira fièrement : donner des cours de marxisme à Pinochet et ses généraux. Dans un nouveau moment de lucidité, il se demande s’il ne devrait pas avoir honte de ce qu’il a fait :

« Si je racontais à mes amis écrivains ce que j’avais fait, est-ce que j’obtiendrais leur approbation ? […] Est-ce que quelques-uns comprendraient et pardonneraient ? Est-ce qu’un homme sait, toujours, ce qui est bien et ce qui est mal ? À un certain moment de mes méditations, je me mis à pleurer tristement, étendu de tout mon long sur mon lit, rejetant la faute de mes malheurs (intellectuels) sur monsieur Etniarc et monsieur Eniah, qui m’avaient introduit dans cette histoire. Puis, sans m’en rendre compte, je glissai dans le sommeil. »
Ce passage est très représentatif de la personnalité du père Urrutia Lacroix. Impuissant et lâche, il sait que ce qu’il fait est inacceptable, mais il en rejette la faute sur la Crainte et la Haine qui l’animent ; ce n’est pas vraiment de sa faute se convainc-il, et il oublie. Il oublie tellement qu’il sera l’un des principaux animateurs du salon littéraire de María Canales. Et pendant qu’on parle poésie dans les luxueux salons de sa grande maison, on torture dans les sous-sols les opposants au régime.
Le père Urrutia Lacroix est un lâche et c’est pourquoi, au moment où se ferment définitivement ses yeux et le livre, « se déchaîne une tempête de merde. »


Roberto Bolaño, La Littérature nazie en Amérique. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 7 €
Roberto Bolaño, Étoile distante. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 6 €
Roberto Bolaño, Nocturne du Chili. Traduction de Robert Amutio. Christian Bourgois. Coll. Titres. 6 €

2 commentaires:

  1. Décidément, j'ai très envie de commenter aujourd'hui.

    Sur la littérature Nazie en Amérique, quelque chose me gêne dans ton analyse. C'est le présupposé que Bolano dénonce quelque chose. Je pense alors qu'il a passé le stade de la dénonciation. Comme tu le dis en première partie, il n'y a aucun jugement moral. C'est bien ça la force de la Littérature Nazie en Amérique. Et je ne suis même pas certain de voir une distinction entre les hommes et les femmes du recueil et tous les autres, nous, qui en sommes exclus. Ce qu'il nous suggère, et c'est finalement ça qui fait un peu peur, à mon avis, c'est qu'il y a une place pour chacun d'entre nous dans cette encyclopédie (ou au moins pour chaque américain). Ca me paraît être un constat immensément pessimiste, qui décloisonne le nazisme (en tant que mal absolu uniquement)de son époque et de son contexte. C'est presque une dénonciation des dénonciateurs et des moralistes : vous vous situez là, mais j'ai une place pour vous dans mon encyclopédie, les enfants, comme j'y ai ma place.

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  2. Eh bien, écoute, je ne sais pas trop... Evidemment, Bolaño n'est pas un écrivain engagé au sens commun du terme. Il me semble qu'il y a dénonciation, mais pas seulement du nazisme : des compromissions qui l'accompagnent aussi. La tentation est grande en cas d'échec de succomber au charme du nazisme ou de s'arranger avec. Mais je ne crois pas que ce soit une dénonciation des dénonciateurs. Dans d'autres textes, notamment dans Entre Parenthèses, il n'hésite pas à dénoncer, les hypocrites y compris.

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