Roland Barthes (1977) Ferdinando Scianna
Ah ! L’amour ! Le mot est une vieille caverne, profonde, intime, qui bruisse d’humeurs et de soupirs, emplie de rumeurs et de cris, de caresses et de gifles, de corps aussi morts que vifs, de vieux silex et de diamants éternels, où résonnent des rires et des éclats de toutes sortes, où surgissent spectres, ectoplasmes et fantômes en tous genres.
Sous le mot, coulent des rivières de larmes et des fleuves de sang, sur ses rives souterraines s’éparpillent des souvenirs en pagaille, cadeaux empilés de génération en génération, images oubliées, rêves brisés, serments gravés dans le marbre, vœux et aveux poussiéreux.
Derrière le mot, s’accumulent histoires et secrets de familles, photos de mariages arrangés, se cachent des drames sanguinaires, des enlèvements salutaires, s’exhibent des couples qui vécurent heureux avec des hordes d’enfants, sourdent aussi les divorces à l’amiable et constats d’adultère, les duels en forêts et les poisons versés au vin amer.
Sur le mot, brûlent les promesses à jamais, tandis que s’époumonent des chœurs d’amants heureux, s’amoncellent des poèmes sucrés et des lettres parfumées gisent au fond de coffres pleins à craquer de bouffées de néant et souffles de regrets.
A ce mot encore, les écrans de cinéma s’illuminent, les airs s’emplissent de musique, des bibliothèques s'érigent jusqu'à la fin des temps peut-être...
« Quand je fus pris au doux commencement
D’une douceur, si doucement douce… », doux fut le trait du sonnet de Ronsard.
Un beau jour,- qu'il était bleu, le ciel ! - ou peut-être une nuit, prêt d'un lac, autour d'un étang sous la lune, l’apparition, l’attente ou le départ d’un être aimé vient tout chambouler de l'ordre jusque-là établi et métamorphose l’appréhension du monde. Le monde est désormais sidéré, s’exprime soudain de loin, à des années-lumière de l’amoureux, dont l’indifférence se révèle totale. Lui n'est plus de cette planète, son détachement est absolu, il ne s'appartient lui-même plus. Il est happé par la déréalité.
Dès lors, c'est une langue autre qui se parle et se cultive seulement en soi, pour le soi qui soupire. Le mot jumeau du prénom de l'être aimé, Charlotte, Gradiva ou Zoé, poli maintes fois, à chaque seconde, miroite de mille feux dont l’amoureux s’éblouit. Le nom sur le bout de la langue, dirait Quignard.
« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. Comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. »
L’amoureux enchanté, chante avant de gémir en soi.
« L'histoire d'amour (l'aventure) est le tribut que l'amoureux doit payer au monde pour se réconcilier avec lui.»
Le célèbre essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, donne ainsi à entendre la voix intérieure de l'amoureux dans tous ses états. L’amoureux converse en lui-même avec l'être aimé, le convoque sans cesse, rêve son amour, le dispute en a parte, dans un langage qui n’appartient qu’à lui mais qui toujours le lie à l’autre.
Barthes illustre cette gymnastique ou chorégraphie de la pensée intime de l’amoureux à l'aide d’expériences littéraires, de récits personnels et de correspondances privées. C'est clair, brillant, érudit, original, drôle, délicieux. En un mot, génial.
Il précise avoir pesé avec soin ce terme de discours car « dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, explique-t-il, ce sont des allées et venues, des "démarches", des "intrigues". L'amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d'entreprendre de nouvelles démarches et d'intriguer contre lui-même. »
Au fil des pages, l'auteur de la Chambre Claire et La Leçon, rend à ce discours, affolé en toutes directions, « sa personne fondamentale, qui est le je ».
Ce discours grandement nourri de littérature (Goethe etc.) et de psychanalyse (Freud, Lacan, etc.) avait d’abord été conçu pour un séminaire que Barthes avait dispensé entre 1974 et 1976 avant de le publier sous forme d’essai en 1977.
Aussi, Roland Barthes insiste bien dans un préambule très didactique qu’il ne s’agit pas d’une analyse, mais d’un portrait du penser amoureux, d’une étude à entendre au sens artistique, presque plastique du terme, et qu’il a choisi arbitrairement de dérouler sous forme d’abécédaire, la plus neutre et aléatoire à ses yeux, la moins exposée au risque parasitaire que comporterait une forme chronologique ou autre.
De fait, on peut entrer dans l’ouvrage, comme dans un glossaire et se livrer à une lecture elle-même fragmentaire dictée par son propre besoin. Commencer par le cœur par exemple, ou celui de la rencontre, « la douceur du commencement, le temps propre de l’idylle », avant les complications qui lui succèdent, cette « longue traînée des souffrances, blessures, angoisses détresses, ressentiments, désespoirs, embarras et pièges dont je deviens la proie, vivant alors sans cesse sous la menace d’une déchéance qui frapperait à la fois l’autre, moi-même et la rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découverts l’un à l’autre. »
Mieux vaut sauter d’emblée peut-être dans cet état si cruel à l’amoureux que Barthes nomme le fading, soit l’effacement de l’être aimé qui l’écharpe de son indifférence énigmatique.
« La jalousie fait moins souffrir, car l’autre y reste vivant. Dans le fading, l’autre semble perdre tout désir, il est gagné par la Nuit [Jean de la Croix]. Je suis abandonné de l’autre, mais cet abandon se redouble de l’abandon dont il est saisi lui-même ; son image est de la sorte lavée, liquidée ; je ne puis plus me soutenir de rien, pas même du désir que l’autre porterait ailleurs : je suis dans le deuil d’un objet lui-même endeuillé (de là, comprendre à quel point nous avons besoin de désir même si ce désir ne s’adresse pas à nous). »
Au fond de ce qui est, en soi, un soliloque désordonné, instable et chaotique, il y a, dit Barthes, quelque chose de « l’hallucination verbale », de théâtral, de phénoménal. L’amoureux exécute des figures, parfois acrobatiques, burlesques, tragiques au cœur de ce qu’il nomme la « scène du langage » où s’embrassent et se repoussent Eros et Thanatos, à tout bout de champ.
L’amoureux danse, danse puis la tête tourne, perd l'équilibre, trébuche en soi.
Il suffit d’un retard au rendez-vous, d’une absence prolongée, sans nouvelle, sans indication de retour, sans un signe de l’être aimé. Il est soumis à l’épreuve d’abandon. Victime de L’Absent, il lui arrive même de finir par flirter avec l'idée de suicide.
« L’autre est en état perpétuel de départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. »
C’est aux Souffrances du jeune Werther que Barthes pense ici en l’occurrence mais la présence du héros de Goethe est récurrente tout au long du discours, à l'instar du Zen et du Banquet de Platon. « Werther est pur discours du sujet amoureux », argue Barthes, le jeune homme est sa parfaite incarnation.
Les références sont d’importance ou non mais scrupuleusement notées en marge de chaque fragment. Elles façonnent la réflexion de l'auteur, alimentent l’idée de l’universalité du discours, en même temps qu’elles établissent sa spécificité. Chaque amoureux saura s’y reconnaître ou au contraire s’en distinguer, au fil de cet abécédaire voué à la passion et ses affres.
Ainsi, s'y côtoient et s’emmêlent malicieusement la pensée de Proust, Balzac, Stendhal, Gide, Nietszche, Musil, Flaubert, Novalis, Aristote et tant d'autres. En bas de page ou dans le texte, une citation vient parfois appuyer le discours.
« L’absence [de l’être aimé] dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage [...] L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre [...] Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort. »
Les phrases pensées rythment le petit jeu de l’amoureux, restent, sans l’autre pour lui donner la réplique, inachevées, éparses, suspendues, « elles disent l'affect, puis s'arrêtent, leur rôle est rempli », d’évidence, avant de se heurter à un nouvel écueil émotionnel.
Le discours amoureux toujours d'une extrême solitude est, selon Barthes, une affirmation de l’amoureux en mal de son contradicteur, affirmation de son obscur désir de l'objet. Et confirmation même de son amour en tant que valeur en péril, puisque « sans cesse menacée de dépréciation ».
« (Quoi, le désir n’est-il pas toujours le même, que l’objet soit présent ou absent ? L’objet n’est-il pas toujours absent ? – Ce n’est pas la même langueur : il y a deux mots : Pothos, pour le désir de l’être absent, et Himéros, plus brûlant pour le désir de l’être présent.) » [Grec]
L’amoureux nage en plein paradoxe, soumis à une distorsion permanente du temps et de la raison, dès lors qu’il est pris dans les filets de l’Inexprimable amour.
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"Un beau jour,- qu'il était bleu, le ciel ! - ou peut-être une nuit, prêt d'un lac (...)"
RépondreSupprimerDans ce très bel article, que je lis avec pleine sympathie (la phrase de Barthes "Le langage est une peau" m'étant — déjà — un adage définitif), est-ce ergoterie que de relever la coquille, ou de déceler où le texte "lâche" sa contradiction. De "près" à "prêt", quelle nuance. Atroce, ou terriblement douce. Car, si le lac (lien) est prêt, il n'y a qu'à s'y abandonner.
"L’amoureux nage en plein paradoxe, soumis à une distorsion permanente du temps et de la raison, dès lors qu’il est pris dans les filets de l’Inexprimable amour."
Pour l'aimant qui parle (de) l'autre aimant, l'aimé(e), est-ce vraiment le monde, ou le langage (pour faire concis, disons "le monde est langage"), qui s'est retourné : pour la sauvegarde de l'autre, tout l'autre, le monde brut cette fois, où gisent et vaquent et l'aimé(e) et toutes les cruautés.
L'aimant, tel que je le vois, [ital.] mondialise [/ital.] et c'est là que son amour est perdu (dans le monde) et sauf.
Merci Audrey. Je ne corrigerai pas la coquille, c'en est une oui, devenue sacrée grâce à la beauté de votre commentaire, ma chère.
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