lundi 25 novembre 2013

Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji

Chef-d’œuvre universel d’une herbette de Cour 
Zoé Balthus



Pénétrer pour la première fois dans la culture japonaise en plongeant d’emblée dans Le Dit du Genji ou Genji Monogatari n’est pas la voie la plus aisée, ni la plus ardue, mais c’est sans doute l’une des plus belles portes qui soit. Elle ouvre sur toutes les autres pour peu que le lecteur veuille bien se donner la peine de la concentration, de l’attention, de la réflexion. Bien sûr, le profane sera mieux doté au départ s’il est un esprit curieux et sensible, s’il a le goût bienveillant de l’inconnu, s’il est naturellement enclin à la poésie et au raffinement, à la musique, à la peinture. En un mot, si son âme est celle d’un artiste. La sélection est naturelle, les affinités électives. Ce trésor n’est pas accessible à tous les barbares que nous sommes.

En tout cas, une fois prêt à ouvrir ce roman de près de 1500 pages écrites au XIe siècle, il est indispensable de ne pas tourner le dos à l’accueil du vénérable René Sieffert, l’unique traducteur de cette œuvre en français (la première publication intégrale datant de 1988) qui lui a coûté vingt ans de travail acharné. D'autant qu'il dispense en éclaireur essentiel des enseignements lumineux dans une préface précieuse en tout point afin d’entamer et de poursuivre jusqu'à sa fin l'inoubliable aventure (Ed. Verdier, 2011). Car c’en est une.

Un tel livre n’est pas un simple roman d’époque, romantique et exotique. C’est un tour de force littéraire, artistique, poétique, historique. C’est un somptueux chef-d’œuvre salué communément comme « le premier roman psychologique » du monde. 

C’est aussi une légende en soi, une œuvre toute auréolée d'interrogations irrésolues, ayant donné lieu à une vénération quasi-mystique, fanatique. Elle a été adulée tout au long des siècles, ayant inspiré tous les Beaux-Arts nippons jusqu’au XXe, s’inscrivant dans le 7e art au passage et de nos jours encore, dans les mangas.

Dans un coffret magnifique, paru chez Diane de Selliers Editeur en 2007, un livret guide le lecteur à se repérer dans les méandres – ce n’est pas peu dire et ce n'est pas du luxe - de chacun des 54 livres-chapitres qui constituent cette fresque impériale. Des peintures traditionnelles japonaises qu’elle a inspirée entre le XIIe et XVIIe siècles en illustrent à merveille les trois volumes. C’était le rêve de René Sieffert.
« Le mieux eût certes été de pouvoir montrer par des illustrations en couleurs comment vivaient  et se paraient les héros du roman. En attendant d’être en mesure de réaliser un jour ce rêve, là encore, les « Clefs » apporteront de substantiels éclaircissements. »
« Les Clefs pour le Genji » que voulait aussi faire paraître René Sieffert n’ont jamais été éditées.

Le Dit du Genji est un mythe en soi. « De tous les trésors du Japon, le Genji Monogatari est de loin le plus précieux », affirmait le poète, philologue et homme d’Etat japonais du XVe siècle, Ichijô Kanéyoshi.

Deux siècles avant lui, selon René Sieffert, l’empereur Juntoku avait inscrit dans son Journal que « le Genji Monotogari est une chose inexplicable. Il ne peut être l’ouvrage d’une personne ordinaire. » 

Il est en effet attribué à une certaine Murasaki Shikibu. « C’est une tradition constante », ajoute René Sieffert, précisant que « cette attribution n’a que très rarement été contestée globalement, même par ceux des critiques qui mettaient en doute l’unité de l’œuvre et sa rédaction par un seul et même auteur ».

Pour l’avoir d’évidence, en sa qualité de traducteur, scrupuleusement étudiée, René Sieffert a pu se faire sa propre opinion et se disait « tenté pour [sa] part, d’après le peu de que l’on sait de la vie de l’auteur, de penser que l’œuvre est inachevée, que peut-être elle n’avait pas été «  relue » par l’auteur, morte selon toute apparence relativement jeune, mais « corrigée » par contre par l’un ou l’autre des « éditeurs » postérieurs. »

Il semble en outre que l’identité véritable de la dame qui n'avait peut-être pas même trente ans, demeure à jamais inconnue, puisque Murasaki Shikibu est vraisemblablement « un de ses sobriquets que l’usage imposait aux dames d’honneur de la Cour impériale », explique René Sieffert avant de révéler que « Murasaki serait […] un surnom que lui auraient donné les lecteurs de son œuvre d’après le titre du livre 5 « Waka Murasaki », dans lequel apparaît pour la première fois le personnage principal féminin du roman, qui est dans un poème qualifiée de « parente du grémil », murasaki, herbe poétique par excellence, qui croissait en abondance dans la lande du nord de la capitale, dite Murasakino, et dont le latex fournit une teinture pourpre qui est au Japon la pourpre impériale. »

Dame Murasaki pourrait avoir été une jeune aristocrate de lignée impériale, dont le père était lui-même haut fonctionnaire et poète, avance René Sieffert que nous ne saurions contredire. Il n’existe aucun manuscrit de la main de l’auteur, ni même de son époque, le plus ancien manuscrit est daté de la première moitié du XIIe siècle. Notre auteur était une dame de la Cour impériale d’Heian, l’ancienne Kyôto, dame à propos de laquelle à vrai dire personne n’est certain de rien, juste certain de ne rien savoir.

Avec une confiance aveugle, il est donc bon de se laisser guider par René Sieffert au fil des pages, il devient ainsi étonnamment aisé de se trouver bien et si tôt fasciné par le livre et le mystère même de sa naissance, l’origine du nom, la beauté du verbe. C’est une expérience unique, enivrante, sur le pas d’un monde autre. Harmonieux et subtil.

Le Dit du Genji est un texte fondateur de la culture japonaise, d’une structure extrêmement complexe, à son image.

Le Monogatari signifie littéralement « un récit de choses ». Ce sont des récits « toujours fixés par écrit et destinés dans leur principe à une lecture publique à haute voix. » Ainsi, pour respecter la notion d’oralité, René Sieffert a choisi de traduire le terme par « Le Dit », ce qu’il aurait bien pu rendre par conte mais s’y est refusé au même titre qu'il précise que la qualification de roman à laquelle il se laisse aller parfois ne lui semble pas juste non plus.
« […] si j’utilise ce terme c’est exclusivement dans une optique de « littérature générale », car il est bien évident que pas plus le Genji qu’aucun des monogatari qui l’ont précédé et suivi, n’ont le moindre rapport avec ce genre bien défini, propre à la littérature occidentale et plus précisément française, ce que l’étymologie du reste suffit à mettre en évidence. »
La singulière herbette de Cour, dame Murasaki, brillante, érudite, observatrice, s’était attachée à calquer l’univers dans lequel elle vivait afin de donner le jour à son monogatari, au cœur duquel brille son « héros d’amour », le Genji, amoureux perpétuel, enfant naturel de l’empereur, surnommé « Prince radieux » qui ne pourra jamais prétendre au titre impérial mais ne s’imposera pas moins comme un des hommes les plus puissants de la période, malgré une période d’exil douloureuse.

La saga de ce personnage central et de son entourage à la Cour, au début du XIe siècle, à l’âge d’or du Japon, est une admirable initiation à la culture nippone, bien mal connue aujourd’hui encore, elle qui ne ressemble à aucune autre, un formidable accès aux mœurs, us et coutumes d’un peuple de nature intrinsèquement secret qui ne s’ouvrit au reste du monde qu’au XIXe siècle et encore, à contrecœur, n’ayant cédé son Sakoku (politique d’isolationnisme) qu’aux pressions militaires des barbares venus d’occident, américains au premier chef.

La période du Genji est donc florissante, le Japon s’affranchit du joug des hommes de Kara (Chinois). L’empereur et son entourage veillent au respect du cycle annuel des cérémonies, des règles de gouvernement et à l'expression de l’excellence de la lignée pour que perdure son règne. Les femmes, tenues loin des préoccupations politiques, se livrent aux Beaux-Arts et à la littérature, développent leur correspondance intime et amoureuse avec les hommes, en kana (idéogrammes japonais), forme d’écriture émancipée des kanji, idéogrammes chinois, dont l’usage est formellement réservé aux hommes, à l’administration et aux dignitaires religieux bouddhistes.
« Dans l’histoire du Genji proprement dite, l’on peut distinguer plusieurs cycles qui diffèrent sensiblement, non seulement par la nature du contenu ou les personnages qui tour à tour occupent le devant de la scène, mais par le style même qui en dépit d’une incontestable unité […] évolue dans le sens d’une complexité, d’une ampleur et d’une subtilité croissante. »
Au gré des aventures politiques, et surtout amoureuses du Genji, entre Magnificence et Impermanence, se dévoile un monde insoupçonné, extraordinairement codifié, une foule dont le raffinement des liens émerveille, où la maîtrise des arts et la quête de perfection tiennent une place essentielle.

C’est une période paisible, sans guerre qui laisse le loisir de cultiver l'excellence. La Cour mène une existence rythmée par les célébrations et les festivals, se déplace de fête en fête, où chaque seigneur rivalise de magnificence pour enchanter le monde. Le Genji les surpasse tous en tout. 

Tout revêt une signification, une intention singulière, selon le moindre des contextes, l’heure, le climat, le personnage visité ou qui visite, les étoffes et les couleurs que l’on porte, les équipages qui transportent, les instruments dont on joue, les gestes que l’on esquisse, les poses que l'on prend, les choses que l’on voile et dévoile, le papier et la calligraphie des poèmes que l’on écrit, les peintures que l’on offre, les fleurs que l’on coupe, tout doit marquer une préoccupation réfléchie, jamais hasardeuse, toujours signifiante, propre aux familles « de très insigne parage ».
« La lune, à son dernier quartier, se faisait attendre, aussi Monseigneur avait-il fait suspendre ici et là des lanternes dont la flamme éclairait juste ce qu’il fallait. Il jeta un coup d’œil à la Princesse : elle était plus petite et menue qu’aucune autre, au point qu’elle disparaissait dans ses robes. Si elle péchait par manque d’éclat, son air de noblesse était par contre fort plaisant, et pareille au saule qui, vers le vingtième jour de la deuxième lune commence tout juste à ouvrir les bourgeons de ses rameaux flexibles que le vent des ailes du rossignol suffit à emmêler, elle semblait toute fragile. Sur sa robe de dessus étroite à traîne, sa chevelure se répandait de gauche et de droite ainsi que fils de saule. C’était là, selon toute apparence, une manière d’être naïve, inhérente à ses origines hors du commun ; l’Epouse impériale, quant à elle, était pareillement distinguée, mais avec un peu plus de brillant ; ses mouvements, ses attitudes, soigneusement étudiés, ne laissant place à la moindre faute de goût, évoquaient une glycine ruisselante de fleurs à l’approche de l’été, d’une splendeur sans pareille au soleil du matin […] Sur sa robe du dessus couleur prunier rouge, sa chevelure qui retombait en un flot soyeux lui composait une silhouette d’une incomparable séduction ; cependant que celle de dame Murasaki, laquelle portait, sur ses robes de couleur foncée, lie-de-vin peut-être, la robe étroite à traîne d’un rouge-brun dilué, était d’une opulence telle que, amassée au sol, elle lui conférait une idéale et radieuse beauté qui paraissait répandre son éclat tout à l’entour. En termes de fleurs, eût-on évoqué le cerisier qu’on eût été loin de la vérité, tant son maintien défiait toute comparaison. »
Et si les dignitaires et gens de Cour s’amusent, se distraient, s’enchantent, cette multitude se scrute aussi, se jalouse, intrigue, mène ses luttes intestines, fait et défait des alliances. Les jeux de l’amour ont des enjeux dangereux, déterminent la puissance des lignées. Les courtisanes perdent jeunes leur innocence, et les seigneurs polygames, soupirent et versent des sanglots, « mouillent leurs manches » dans l’admiration d’un clair de lune en écoutant les cithares, après la lecture d’un message d’une herbette dont ils auront aperçu la fine silhouette derrière un paravent.

« Il s’empara d’une torche et lut la réponse de la Princesse : elle l’avait écrite d’une main qui manquait de fermeté encore, mais plaisante malgré tout.

-       -  D’un cœur dolent, j’ai appris ce qu’il vous advient, mais que puis-je, sinon deviner vos peines ? « lente à s’éteindre… » disiez-vous :
Ensemble avec vous
Dois-je m’évanouir
Du feu des tourments
Que m’inflige un triste sort
Fumée pareille s’élève
Se peut-il que je vous survive ?

Il n’y avait que cela, qu’il lut avec émotion et gratitude.

-      - Hélas, cette « fumée » sera l’unique souvenir qui me restera de cette vie ! Voué à l’échec aura été mon amour ! dit-il et, pleurant de plus belle, il écrivit la réponse, étendu à terre et s’interrompant sans cesse. Incohérent en était le libellé, et l’écriture était pareille aux traces étranges d’un oiseau.

Et quand je serai
Dans le ciel dissipé
Fumée devenu
Des parages de mon amour
Rien ne pourra m’éloigner 
Au soir du jour fatal, attentivement regardez le ciel ! […] »

La nature prépondérante, omniprésente et les métaphores constantes régissent les échanges sensibles, pudiques, noués entre les êtres par le biais de waka, ces petits poèmes taillés comme autant de diamants de pure connivence qui ornent tout le récit d’une délicatesse incomparable, summum de l'excellence dans la culture nippone. 

Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, traduction de René Sieffert, Verdier, 2011, 58 €



















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