lundi 27 mai 2013

Lautréamont, Les Chants de Maldoror

Clefs des Chants
 
Céline Righi



Rubens, Saturne dévorant un de ses fils (détail)
Certaines oeuvres paraissent sans contours. Qu'elles provoquent admiration,  consternation ou mouvement de fuite, leurs pages d'exception intriguent parce que nous les sentons, au fond, pour toujours insaisissables. Apparaît alors la difficulté de les appréhender par le langage, qu'il relève de la critique ou d'autres approches qui favoriseraient l'éclosion du sens : ravissements muets ou savantes logorrhées, faire lumière pleine sur ces ouvrages semble chimère.
Les Chants de Maldoror appartiennent à cette littérature de l'impossible chère à Blanchot, à ces oeuvres-limite qui attirent et attisent l'exégèse mais finissent toujours, en partie, par lui échapper.
À l'hermétisme de cet ouvrage singulier s'ajoute l'image floue de son auteur reflétée dans les portraits imaginaires de Félix Valloton, Pastor ou Salvador Dali. La vie et les traits d'Isidore Ducasse - dit Comte de Lautréamont - restent auréolés de ténèbres et la sagacité des biographes livre une toute petite poignée de dates ou de rares témoignages d'anciens condisciples, évoquant un "grand jeune homme mince, le dos un peu voûté, le teint pâle, les cheveux longs tombant sur le front..." *
Pauvres renseignements sur la brève existence d'un homme mort à vingt-quatre ans, "sans autres renseignements" dit son acte de décès : de quoi laisser les fantasmes du lecteur  se dérouler dans  l'infini.

Alors comment croquer la chair de ces Chants nébuleux, traversés de divagations poéticoniriques, et trouver repères dans la géographie d'un texte  qui semble se refuser à toute étreinte pénétrante ?
Sans aucun doute avec une grande humilité. Et muni d'un modeste petit trousseau de clefs qui ouvriront peut-être portes et fenêtres sur la nuit maldororienne...

Clef 1 : Maldoror  
Décidé à s'abandonner à l'hégémonie du Mal, Maldoror, personnage noir et cruel, franchit le seuil des Enfers en scellant un pacte avec la prostitution, la "belle ténébreuse" condamnée par les faiseurs de morale et les chantres de la bien-pensance. Ce "frère de la sangsue" devient en quelque sorte une espèce de souillure résolue "à semer le désordre dans les familles". Il assassine un "ver luisant grand comme une maison", expulsant ainsi dans le néant le symbolique représentant de la lumière de Dieu. Le ver luisant assassiné, Maldoror peut enfin s'écrier "j'abandonne la vertu " et répandre la glu noire des ténèbres.

Clef 2 : Refuser le Créateur et sa créature 
Maldoror jouit très jeune d'une clairvoyance qui lui permet de scruter "les mystères du ciel". Et c'est avec effroi qu'il va surprendre le Tout-Puissant faisant agapes de chair humaine :

Il tenait à la main le tronc pourri d'un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche ; une fois à la bouche, on devine ce qu'il en faisait.

Terrifiante vision d'un Dieu anthropophage ( dont l'infâme appétit ne manquera pas de rappeler celui du Cronos grec ) qui sera à l'origine de la séparation entre Maldoror et son Créateur. Éclair de conscience qui conduira le héros à jeter ses foudres de haine sur ce Dieu omnipotent, dont le loisir est de "détruire ou créer des mondes" dans la plus grande désinvolture. Et si ce Dieu est malfaisant, l'homme, pétri à son image, ne peut être qu'une créature abjecte :

J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables et pervertir les âmes par tous les moyens.

Clef 3 : S'extraire de l'humanité
Déçu par la cruauté du Créateur et de sa créature, Maldoror choisit d'anéantir sa dimension humaine. Ce meurtre qu'il commet à l'égard de sa propre "personne" va le propulser tantôt vers l'animalité, tantôt vers la surhumanité. S'ensuivent de fantastiques métamorphoses - en poulpe, en aigle ou en pourceau -, qui lui permettront d'assouvir ses pulsions meurtrières et lui offriront délivrance : 

(...) je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense ? Objet de mes voeux, je n'appartenais plus à l'humanité !

Son humanité détruite, Maldoror devient un être hors-homme se trouvant acculé au meurtre d'autrui. Les proies qu'il convoite possèdent ce dénominateur commun : ce sont de jeunes garçons, enfants ou adolescents. Pourquoi Maldoror se nourrit-il " avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent" ? Peut-être par volonté de rendre impossible leur passage à l'âge d'homme en les assassinant dans le temps de leur innocence, lorsque leur esprit est encore exempt des ravages du Mal...  

Clef 4 : La mort dans / par le texte
Croulant sous le foisonnement d'images macabres, les Chants sont hantés par une mort omniprésente qui finit par corroder la structure même d'une narration semblant elle-même se décomposer :

Par cela même, me dépouillant des allures légères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et assez prudemment pour ne pas poser...je ne sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase.

Tendance à l'hésitation mais aussi à la fragmentation : en abordant la "tectonique" de l'oeuvre d'un point de vue gigogne, le morcellement se manifeste distinctement : le corps du texte est divisé en chants eux-mêmes divisés en strophes ; les propos sont souvent interrompus par des digressions ; les phrases sont hachées par une prolifération de virgules.

Clef 5 : Spirale et cheminement labyrinthique
Dépêche-toi de franchir les degrés de l'escalier en spirale et reviens me voir avec un visage content. 
À l'éclatement du texte s'ajoute le motif de la spirale, qui apparaît dans le recueil, dissimulée sous les réseaux d'images récursives comme la comète, le vol des étourneaux, le tourbillon, le cyclone, la fronde ou l'ellipse.
La strophe de Falmer, au Chant IV, est aussi en forme de spirale et illustre de façon édifiante l'absorption des mots dans le vortex de l'oeuvre. Par un curieux effet de mimétisme, la langage va prendre la forme de l'agression-tornade subie par Falmer :

(...) je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fit tournoyer dans l'air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner le tronc d'un chêne (...)

Ce que Maldoror fait subir à sa victime, Ducasse l'inflige au langage (ou bien est-ce le langage qui s'impose dans son esprit, le livrant à l'ivresse d'un tourbillon de phrases obsédantes ?) Les phrases se font et se défont, apparaissent puis disparaissent dans ce passage-maelstrom. Les mots épousent la forme d'un souvenir en spirale. Ils décrivent des révolutions autour du point fixe et obsédant que représente Falmer. L'écriture bégaie, tombe en syncope. Cette rotation des mots exerce une réelle fascination sur le lecteur qui, croyant gouverner sa lecture, se trouve aspiré puis englué dans la masse mouvante du langage. Mieux qu'une autre, la strophe de Falmer exprime le rapport d'hypnose que Ducasse souhaite établir avec son lecteur :

(...) il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres ( ...) 

Clef 6 : Entre Maldoror et Isidore Ducasse : Lautréamont ?
De dédoublements en distanciations, plusieurs voix se font entendre simultanément : Maldoror, le narrateur et l'auteur.

Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant...

Voilà donc l'écrivain qui se laisse aller à l'autocritique, plongeant ainsi celui qui lit dans son intimité en lui exposant la mécanique de son oeuvre. S'amusant sans cesse à déplacer le point de vue du lecteur, qu'il traite avec tact et délicatesse ( "requin", "monstre au museau hideux", "grenouille", "marcassin", "vermine", "race stupide et idiote".), le poète construit une oeuvre trouble qui se réfléchit, se plie et se déplie sous le jeu incessant des narrateurs-scripteurs Ducasse-Lautréamont-Maldoror. 

Clef 7 : Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe : mais, peut-être qu'aussi je dis vrai ( Cht IV, st 1 )
Il faut se rendre à l'évidence, nombreuses sont les manières de défricher les Chants. On pourra choisir de savourer la  poésie prodigieuse, audacieuse et affranchie de Ducasse (cf : l'hymne au "vieil océan", Cht II ), de s'égarer dans le labyrinthe d'une oeuvre qui se découd au gré de longues digressions, d'avertissements au lecteur et d'intrigues dédaléennes, ou de voir tout cet ensemble dynamité par l'humour déstabilisant et sarcastique d'un poète qui semble vouloir ravager sa fiction en y plantant les incisives de l'ironie et de la dérision. Verbe violent et provocateur, érotisme morbide, scatologie et eschatologie, récurrences obsessionnelles, les Chants prennent parfois l'allure d'un roman noir drolatique. 

À Lautréamont le mot de la fin : Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.



* Témoignage de Paul Lespes, ancien condisciple d'Isidore Ducasse, interrogé par François Alicot en 1927, cité par Maurice Saillet in Les Inventeurs de Maldoror.


Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, "Poésie" Gallimard.





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