vendredi 27 janvier 2012

Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien

La richesse du vide
Éric Bonnargent

Pour Marylin Rolland


(c) Gérard Lavalette, Santons et petite cigarette place St-Sulpice
C’est à la terrasse du café de la Mairie, place Saint-Sulpice, à Paris, que Georges Perec a fait une expérience : tout dire d'un lieu, l'explorer dans toute sa banalité. Du 18 au 20 octobre 1974, il note sur un cahier ce qu'il voit, tout ce à quoi on ne prête habituellement pas attention en littérature. C'est une liste exhaustive et lapidaire : les bus passent, pleins ou vides, les passants et les passantes passent tout autant ; des anonymes, mais aussi une amie ou une célébrité, Raymond Aron. Il y a une deux-chevaux vert pomme qui bouge sans cesse avant de revenir se garer, un agent de police qui règle de petits problèmes de circulation, la rue des Canettes qui semblent aspirer tout ce qui passe par cette place, véhicules ou personnes, et ces fameux pigeons dont la régularité des envols conduit à se demander s'il existe une loi physique qui les régit… Ce petit livre est le compte-rendu de ce qui ne mérite habituellement pas d'être relevé. Quel intérêt ? Saisir la vie, tout simplement. Notre environnement n'est composé que de choses sans importance, choses que nous voyons, entendons, sentons, etc., auxquelles nous ne prêtons aucune attention et qui constituent pourtant notre vie ordinaire. C'est la plénitude du rien que nous offre Perec. Le rien est d'une richesse infinie que rien ne saurait épuiser. Nous l'oublions trop souvent.
Notre regard ne porte que sur ce qui nous intéresse, nous ne voyons que ce qui concerne notre action. Lorsque nous nous déplaçons, notre regard poursuit une fin : permettre notre déplacement. Nous ne voyons ni les personnes que nous croisons, ni les objets qui envahissent les trottoirs : nous ne voyons que des obstacles qu'il faut éviter afin de diriger nos pas dans la direction que nous voulons leur donner. Les devantures des magasins nous sont indifférentes, les bâtiments devant lesquels nous passons sont ignorés, etc. Perec veut nous délivrer de notre obsession pratique. Il nous offre à voir ce qui est habituellement nié, il nous invite à la poésie, c'est-à-dire à la vision désintéressée de notre environnement. Je connais une personne qui, bien qu'habitant et travaillant à Paris, ignorait qu'il y avait des îles sur la Seine… Il ne se déplace jamais en poète dans les rues de la capitale, il vit, il travaille, il agit. Tentative d'épuisement d'un lieu parisien est une invitation à l'immobilité, à la contemplation. Cessons d'être acteurs, devenons spectateurs de l'existence. À quoi bon nous agiter en tous sens ? Nous passons à côté de l'essentiel, à côte de la beauté ordinaire.
La lecture de cette petite cinquantaine de pages nous fait ressentir une certaine nostalgie. Les lieux ne durent pas de la même façon que les hommes. Les voitures que Perec apercevait n’encombrent plus nos rues, les agents de police ne garent plus leur bicyclette, le petit garçon qui promenait son fox terrier est sûrement devenu un triste père de famille, la plupart des passants sont morts, définitivement passés. Le lieu, lui, ne passe pas, du moins passe-t-il plus lentement. L'église vient d’être rénovée, la fontaine Wallace est tarie, la colonne Morris disparaît sous d'éphémères affiches, mais elles sont toutes toujours là. Le rythme des lieux n'est pas celui de l'existence humaine. Si comme le disait Héraclite « on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve », on ne passe jamais deux fois sur la même place Saint-Sulpice. Il faut profiter de notre passage sur cette place comme nous devons profiter de notre passage sur cette terre. Il faut habiter le lieu et ne pas oublier que, comme l'écrivait Nietzsche dans La naissance de la tragédie, c'est seulement par son caractère esthétique que la vie se justifie.
Perec nous apprend à voir la simplicité des choses et leur beauté inhérente. Ce livre me fait penser à l'œuvre de Christo. Les procédés sont certes différents, mais il s'agit dans les deux cas de nous montrer ce que nous ne voyons pas et qui est pourtant là, sous nos yeux. Lorsque Christo emballe le Pont-neuf, par exemple, c’est pour mieux nous le montrer. En septembre 1985, les Parisiens furent pour beaucoup scandalisés par ces bâches alors que depuis des années ils passaient sur ce même pont sans plus y prêter attention, sans le voir. Lorsque les bâches furent retirées, ils admirèrent à nouveau le plus vieux pont de Paris qu'ils auraient pourtant continué à oublier sans l'intervention de Christo.
Avec Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Perec nous force à ouvrir les yeux : la place Saint-Sulpice est bien l'une des plus belles places de Paris. Regardons-là.





Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Christian Bourgois, Coll. Titres. 5 €

5 commentaires:

  1. Il faudra faire un jour l'éloge des livres datés. Les livres symptômes, épopées d'époque qui nous arrêtent. Qui stoppent le temps d'abord, le lecteur ensuite. D'où le sentiment de nostalgie qui peut, en effet, nous étreindre...

    Mais la nostalgie ne me semble pas pouvoir circonvenir à elle seule tel texte clinique, phénoménologique voire numérologique. Dans le titre, le mot "épuisement" doit à son tour nous arrêter, qui n'est pas sans évoquer la théorie mathématique. Et puisque nous savons depuis Einstein que l'espace c'est du temps, nous savons aussi et que le temps c'est de l'espace...

    J'entends bien ce que tu dis sur la poésie du piéton de Paris... Sauf qu'elle définirait mieux la posture des poètes surréalistes - Cf. Aragon par ex. Le narrateur pérecquien lui, est ici remarquablement assis. Il prend des notes. Il écrit. Il agit dans une position partielle, et partiale (il ne voit qu'un gros tiers du ciel...) Ainsi l'épuisement n'est pas tant celui du lieu, que celui du lieusard, du preneur de notes, du narrateur lui-même (il se lève, il se lasse, il doute des noms, il arrête d'écrire, il va se coucher...). "Pourquoi compter les autobus ? se demande-t-l ? Sans doute parce qu'ils sont reconnaissables et réguliers : ils découpent le
    temps, ils rythment le bruit de fond ; à la limite ils sont prévisibles." C'est plus de l'éternel retour qu'il s'agit, que de la beauté du fugace.

    Pour tout dire je ne crois pas qu'il veuille nous dire que nous ne sachions pas voir ? Mais bien plutôt qu'on peut écrire autrement. Que si la vie est manifeste, l'écrire ne va pas de soi - Cf. le texte référence sur L'Infraordinaire -. Comme disait le contemplatif oncle Totor : l'écrivain voit ce que les autres ne voient pas. Mais ce n'est pas parce qu'il marche, mais bien parce qu'il s'assoit.

    Salut & fraternité,

    A. G

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    1. Les Revenentes sont de retour et je vois bien une malice dans ce é de perecquien qui énonce que vous avez suivi la chose, qui nous renvoie à l'humour cinématographique de Pierre-Oscar Lévy et à la fois par incidence Bartleby à ce E É vu grâce à la lumière et au temps dans un texte exposé de François Morellet dans une galerie située au 11 toujours dans le 6e. Ceci est en quelque sorte un code QR de mots.

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  2. Yves Grunhard Photographe25 juillet 2012 à 18:18

    Bon inutile de s'attarder, Perec c'est mon super pote de livres.

    Mais surprise ! Cette " Tentative d'épuisement d'un lieu parisien ", je la subis depuis sept années.
    Où ? Passage St Ange qui mène à ciel ouvert de la rue Jean Leclerc à l'avenue de St Ouen. Ce passage est long de 50 mètres.

    Je ne sais combien de photographies en Noir & Blanc ou en couleurs j'y ai pris.
    Toutes saisons confondues, de jour comme de nuit.
    Et cela continue : une richesse de détails et d'évolutions " Attention Travaux "

    Point de " prise de tête ", le mode d'emploi est simple : il suffit de se pencher sans tomber pour voir.
    Seule contrainte qui n'en est pas : avoir son Reflex 24X36 avec soi-même.

    Le mystère du point final à gauche ...

    Salut et Fraternité bien sûr !

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  3. Inauguration de la plaque « Hommage à Georges Perec »
    Il y a 38 ans, en octobre 1974, Georges Perec s'installait place Saint-Sulpice pour écrire « Tentative d'épuisement d'un lieu parisien* ».
    Une plaque hommage va être installée au Café de la Mairie, le mardi 23 octobre à 19 h 30 en présence de nombreuses personnalités de l’association Georges Perec et de l’OuLiPo.
    contact@damnedesign.com
    06.11.70.52.89

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  4. J'ai découvert ce livre en travaillant sur le récit urbain. Effectivement Perec, par son approche banale, procède au dévoilement d'un quotidien qui masque par sa praxis l'"impertinence" des postures et temporalités. Cet exercice m'a permis de mieux cerner (en tant qu'architecte_urbaniste) la portée de l'espace urbain.
    Merci pour cet formidable éclairage.
    Amicalement.
    A.BOUCHAREB

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