lundi 18 novembre 2013

Alberto Laiseca, Aventures d'un romancier atonal



Je est un autre

Éric Bonnargent

« J’en ai marre des génies. 
Ce dont nous avons besoin, ce sont d’écrivains sachant écrire. »

Jan Fabre, I drive my own brains II
Fils spirituel de Thomas Pynchon et de François Rabelais, Alberto Laiseca a inventé un nouveau genre littéraire, le réalisme délirant. Né en 1941, Alberto Laiseca a exercé une multitude de petits métiers avant de se consacrer à la littérature. Publié en 1982, Aventures d’un romancier atonal n’est que son deuxième roman, le premier à être traduit en français. Le romancier atonal, ce « crétin fini », est le double grotesque de son créateur. Laiseca cultive l’ironie et l’autodérision pour réaliser une satire déjantée du monde littéraire. Son écrivain, marqué par la lecture de Sartre, « qui légiférait dans ses livres mais qui dans la vie réelle était des plus proprets, fourré dans ses petits souliers et se pavanant en voiture avec une foule de gens », vit dans la misère car seule celle-ci confèrerait une dignité à l’artiste… La littérature n’a pourtant rien à voir avec la morale, « les livres sont faits pour être écrits et non vécus » et les livres dignes « sont fait pour embobiner le peuple et gagner de l’argent sur son dos. » Agent de propreté (métier qu’a exercé Laiseca), le romancier atonal cohabite avec des punaises et des rats dans une mansarde sordide de forme… sphéroïde. Sa logeuse, en effet, cupide et tyrannique, agrandit sans cesse sa pension, de manière toujours plus délirante, les excroissances bulbeuses se multipliant pour faire de cette bâtisse, construite à l’image de son chignon, un cauchemar architectural. Dans une parodie de style homérique, il trace le portrait ubuesque de la sorcière : « Elle avait deux yeux de verre, Doña Clota la pantouflarde. Deux yeux de verre, et pourtant elle voyait tout. […] De toute évidence, le chignon était venu au monde en premier ; à sa suite seulement, la bonne femme. Là résidait sa puissance, le secret de sa force. Personne ne le savait. Pourtant, qu’un accident la prive de cette authentique tour, non seulement l’effondrement psychique aurait lieu, mais encore l’écroulement physique de toute la pension Usher. […] La vieille femme agissait de temps en temps comme si agrandir l’immeuble revenait à ajouter de nouveaux compartiments à la Grande Pyramide. Ainsi cette Pharaonne portait-elle sur la tête la couronne du Double-Pays, et une barbe postiche parfaitement collée, afin que l’on ne doute plus de ses attributs masculins. » Avec un humour ravageur, Laiseca entremêle les registres de langue sans que cela n’entrave jamais la fluidité de son texte. Après dix ans d’efforts, le romancier atonal, lui, vient d’achever un roman dont l’objectif est de reproduire en littérature l’atonalité musicale de Schönberg. Dans ce mystérieux roman de 2000 pages, les équations mathématiques et les extraits de partitions succèdent à des exposés sur la géologie, l’architecture, la tératologie… Dix ans de travail, le temps que mettra vraiment Laiseca à écrire son grand œuvre, Los Sorias, un roman de 1300 pages sur lequel il travaillait alors et dont Ricardo Piglia dira qu’il s’agit du meilleur roman argentin depuis Les Sept fous de Roberto Arlt. Si Laiseca mettra encore dix ans à faire publier son chef-d’œuvre, son personnage publie tout de suite son roman atonal. La frilosité du monde éditorial, gangrené par l’obsession du gain, est dénoncée par l’intermédiaire de Ferochi, un éditeur fou, qui cultive l’échec « en tant qu’humain, en tant qu’inhumain et aussi, apparemment, en tant que suicidaire. » Persuadé que ce livre exceptionnel ne pourra pas se vendre, il décide de s’en servir pour réaliser son suicide social en l’imprimant à 25000 exemplaires et en cédant à tous les caprices du romancier qui, comme bon nombre d’obscurs écrivains, s’est métamorphosé en diva, sitôt reçue la réponse favorable d’un éditeur. À la sortie du roman atonal, Ferochi exulte : « Une réussite totale ! Une revue et deux journaux ont dit que le roman était une incompréhensible porcherie. Les autres l’ont tout bonnement ignoré. » L’échec est total jusqu’à ce que, suite aux malédictions de Doña Clota, la critique allemande enjouée par la grosseur du livre et la critique française enthousiaste face à tant de charabia s’en mêlent et bouleversent le destin du premier roman atonal de l’histoire qui devient un succès mondial. Les rebondissements s’enchaînent et la farce atteint son paroxysme pour le plus grand plaisir du lecteur qui, suite au point final, n’a plus qu’à retourner le livre pour découvrir un fragment d’une soixantaine de pages du roman atonal intitulé L’épopée du roi Thibaut. Dans ce texte, l’art de Laiseca prend toute son ampleur : les repères spatio-temporels explosent et le lecteur se laisse emporter dans une croisade moyenâgeuse aux allures napoléoniennes où des chevaliers montés sur des tyrannosaures affrontent des Sarazins russes… Ce livre « est une ode à la jouissance de raconter et à la jubilation de la lecture », écrit dans sa préface Antonio Werli, le traducteur. Pas faux.

Article paru dans Le Matricule des Anges (mai 2013)





AVENTURES D’UN ROMANCIER ATONAL
Traduit de l’espagnol par Antonio Werli (Argentine)
Attila, 128 pages, 15 €



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