La jalousie
Éric Bonnargent
« Mais les cœurs jaloux ne se payent pas de cette réponse ;
ils ne sont pas toujours jaloux pour un motif ; ils sont jaloux, parce qu’ils sont jaloux.
C’est un monstre engendré de lui-même, né de ses propres entrailles. »
Angelo Bronzino, Les triomphes de Vénus. Détail : la Jalousie |
Dès la première phrase du Tunnel le lecteur comprend que s’il y a bien un assassin et une victime, le livre qu’il tient dans ses mains n’est pas pour autant un roman policier :
« Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur ma personne. »
Il n’y aura pas d’enquête puisque Castel reconnaît qu’il est bien le meurtrier et a été jugé en tant que tel. De ce procès il n’y a d’ailleurs rien à dire puisqu’il a eu droit à une telle couverture médiatique que le lecteur est sensé en connaître tous les tenants et les aboutissants, y compris la sentence. Conformément à ce qu’il annonce dans les lignes qui suivent, Castel ne parlera pas de lui, mais uniquement de ce qui l’a amené au meurtre de la femme qu’il aimait. En dehors de ce qui doit être dit afin de comprendre le processus homicide, Castel ne dira rien sur lui-même : rien sur sa famille, rien sur son passé, presque rien sur son œuvre et très peu sur ses relations.
L’une des originalités de ce roman est d’ailleurs de ne livrer aucune explication. L’auteur s’est totalement retranché derrière son personnage qui raconte ce qu’il a vécu, qui raconte les malentendus, les incompréhensions dont il a été victime, les silences qui l’ont oppressé et alors que plus traditionnellement l’auteur, tel un deus ex machina, donne les explications nécessaires aux lecteurs pour comprendre les égarements des personnages, Sábato fait le choix de se taire, de laisser la responsabilité du texte au seul Castel.
Castel, on le découvre tout de suite, est un homme sombre, lucide et cynique, comme en témoigne l’une de ses premières réflexions à propos du “bon vieux temps” : cette expression « ne signifie pas qu’il y aurait eu dans le passé moins de malheurs, mais qu’heureusement on s’empresse de les oublier » parce que « le présent me paraît aussi horrible que le passé. » Tous les nostalgiques devraient voir la vérité de cette remarque. Si l’on trouve que “c’était mieux avant”, si les gens du pays à propos du froid, de la chaleur, des inondations... disent n’avoir “jamais vu ça”, c’est simplement parce qu’une souffrance présente est toujours plus vive qu’une même souffrance passée. C’est d’ailleurs grâce à cette faculté d’oublier que les femmes peuvent mettre au monde plus d’un enfant. Quoi qu’il en soit, ce “bon vieux temps” n’est qu’une projection de l’esprit. Il n’y a pas plus de violence et de bêtise aujourd’hui plutôt qu’hier ; l’homme est mauvais et stupide et c’est une constante :
« Que le monde soit horrible, c’est une vérité qui se passe de démonstration. En tout cas, il suffirait d’un fait pour le prouver : dans un camp de concentration, un ex-pianiste se plaignait de la faim ; alors on l’a forcé à manger un rat, mais vivant. »
« Parfois, je crois que rien n’a de sens. Sur une planète minuscule qui court vers le néant depuis des millénaires, nous naissons dans la douleur, nous grandissons, nous luttons, tombons malades, souffrons, faisons souffrir, nous crions, nous mourrons : on meurt et, au même moment, d’autres naissent pour recommencer l’inutile comédie. »
Tel le narrateur du Sous-sol de Dostoïevski, Castel observe les hommes avec malveillance ou plutôt avec dégoût, avec un tel dégoût que cela l’empêche parfois de peindre. Ce n’est cependant pas d’un sous-sol que Castel entrevoit le monde, mais d’un tunnel, d’un tunnel qu’il creuse en lui-même de plus en plus profondément et dans lequel il se retrouve de plus en plus seul, de plus en plus incompris.
De la cellule d’où il écrit, Castel n’espère qu’une chose : qu’on le comprenne, qu’on le comprenne enfin parce que jusqu’à présent une seule personne l’a compris : Maria Iribarne Hunter. Et il l’a tuée. L’incompréhension dont souffre Castel est essentielle. On ne connaît jamais l’autre, nous ne nous adressons qu’à des masques, et sa personnalité, lorsqu’il en a une – ce qui n’est pas toujours le cas –, nous est inaccessible. De l’autre, nous ne connaissons que ce qu’il veut bien nous dire, que ce qu’il nous laisse deviner. Quant à ce qu’il pense réellement, nul ne peut le savoir et nous sommes condamnés à interpréter des paroles et des actes, la plupart du temps maladroitement. L’opacité de l’être ne concerne pas seulement l’autre, mais le sujet lui-même. Il ne comprend pas les autres, les autres ne le comprennent pas, même lorsque grâce à l’art il exprime au mieux sa pensée. S’il ne se réjouit pas de son succès, c’est bien parce qu’il repose sur un malentendu : les critiques et les spectateurs louent ses œuvres pour de mauvaises raisons. Il faut dire que Castel prend un malin plaisir à égarer tout le monde, qu’il se désole autant qu’il jouit de toute cette incompréhension.
C’est ainsi qu’au printemps 1946, lors du Salon de Buenos Aires, Castel enrage de voir tout le monde ne prêter attention qu’au premier plan de son tableau intitulé Maternité représentant une femme regardant jouer son enfant dans le salon d’une belle maison. Le spectateur est poussé à regarder ce que le titre lui suggère de regarder. L’essentiel pourtant est ailleurs : par l’une des fenêtres de la maison, on aperçoit au loin une femme seule sur la plage. L’erreur des spectateurs fait sens : on ne prête intérêt qu’aux gens heureux, insérés, alors que le solitaire est définitivement seul avec sa mélancolie, dans l’indifférence générale. Ce tableau, comme les autres, semblait condamné à ne pas être compris jusqu’à que surgisse une jeune femme n’admirant que la scène lointaine. Castel est abasourdi. On le comprend enfin. Mais la jeune femme disparaît sans qu’il n’ait osé lui parler.
Apparaît alors en lui la nécessité de revoir celle par laquelle il pourra enfin échapper à la solitude. Tous les jours, il se rend au Salon avec l’espoir de la retrouver, en vain. Castel sombre alors dans l’obsession. Bien que conscient de l’improbabilité de croiser par hasard la jeune femme dans la rue d’une ville aussi grande que Buenos Aires, chaque jour qui passe il élabore frénétiquement une infinité de scénarios afin de l’aborder au cas où le miracle arriverait. Et le miracle a lieu. Évidemment, Castel n’a recours à aucun des scénarios envisagés et bien que la rencontre vire au grotesque, il devient l’amant de cette femme mariée à un aveugle : Maria. Nul doute n’est possible, elle est la femme qui lui correspond, la seule à même de le comprendre :
« Je ne sais ce que vous pensez et je ne sais pas non plus ce que je pense, mais je sais que vous pensez comme moi. »
Cette certitude n’est qu’éphémère parce que si Castel rêve de transparence des âmes, ce n’est qu’un rêve. Castel meurt de cet idéal de transparence. Maria a compris que l’union entre deux être se passe de mots, d’explications, mais dans son obsession hyper-rationaliste, Castel veut que les choses soient dites, même si elles ne peuvent l’être :
« - Bien sûr que je t’aime… pourquoi faut-il dire certaines choses ?
- Oui, lui répondis-je, mais comment m’aimes-tu ? Il y a de nombreuses façons d’aimer. On peut aimer aussi un chien, un enfant. Moi je veux parler d’amour, d’amour véritable, est-ce que tu comprends ? »
Pour l’être tourmenté qu’est Castel, les mots, ambigus par définition, ont toujours un sens défavorable. Ce qui le trouble, c’est qu’il se donne tout entier, « comme un petit enfant », alors qu’elle lui donne l’impression de ne jamais se livrer, de se tenir en retrait. Elle est aussi entourée de mystères : quelle est l’importance de ces hommes qui l’entourent : son mari, son cousin Hunter, etc. ? Son manque d’assurance le rend si malade que son humeur en est altérée : ses crises de désespoir sont telles qu’il demeure hébété des journées entières, attendant de ses nouvelles, puis, à la nuit tombée, il erre de bar en bar pour se réveiller à l’aube dans la couche immonde de putes de bas-étage. Et les mêmes questions reviennent sans cesse, angoissantes ritournelles : l’aime-t-elle vraiment ? En aime-t-elle un autre ? Tout l’art de Sábato consiste à mettre mal à l’aise son lecteur qui, témoin extérieur de la folie de Castel, se doute que ses soupçons sont infondés, mais, parce qu’il n’a pas d’autres points de vue que le sien, est tenté de lui donner raison, de vivre sa jalousie.
La jalousie, d’abord diffuse, empoisonne toujours plus l’esprit de Castel. À propos de l’amour qu’elle lui porte, son raisonnement est le suivant : l’aime-t-elle plus que son mari ? Si ce n’est pas le cas, c’est qu’elle n’aime personne ou qu’elle est susceptible de ne plus aimer ceux qu’elle a aimé, ou de faire croire qu’elle aime alors que ce n’est pas ou plus le cas, lui compris ; s’il en est ainsi, c’est qu’elle ne l’aime pas, lui, et, comble de l’infamie, elle a l’indécence de tromper son aveugle de mari. Comment peut-elle être aussi duplice ?…
Castel, comme tous les jaloux, manque d’estime envers lui-même au point qu’il en vient à considérer que n’importe qui vaut mieux que lui et est par conséquent un rival potentiel. À partir de là, le discours devient délirant. Le raisonnement logique veut qu’à partir d’indices on induise une conclusion. Le jaloux raisonne à l’envers, il conclut qu’il est trompé et cherche ensuite la confirmation de cette conclusion dans les faits, dans les événements. Or, un fait ne dit rien par lui-même, il ne dit que ce qu’on veut qu’il dise.
« Ce départ inopiné pour la campagne fit naître en moi le premier doute. Comme il arrive toujours, je commençai à trouver suspects des détails antérieurs, auxquels auparavant je n'avais pas prêté attention. Pourquoi ces changements de voix au téléphone, la veille ? Qui étaient ces gens qui "entraient et sortaient" et qui l'empêchaient de parler de façon naturelle ? De plus, cela prouvait qu'elle était capable de feindre. Et pourquoi l'hésitation de cette femme quand j'avais demandé Mlle Iribarne ? Mais une phrase surtout était restée gravée en moi comme à l'acide : "Quand je ferme la porte, on sait qu'on ne doit pas me déranger." Je me dis qu'autour de Maria il y avait bien des ombres. »
C’est sous l’angle de la jalousie que tout le passé est réinterprété. Ce qui était insignifiant devient soudainement la preuve irréfutable de la trahison de Maria. À partir du moment où le soupçon est né, Castel devient l’esclave de cette logique délirante. Une nuit, après avoir violemment chassé une prostituée roumaine parce qu’il a remarqué sur son visage une expression déjà vue sur celui de Maria, il est emporté par les feux de la jalousie :
« Je m’efforçai de penser avec une rigueur absolue, parce que j’avais l’intuition d’en être arrivé au point décisif. Quelle était l’idée initiale ? Un certain nombre de mots apparurent en réponse à cette question que je me posais à moi-même. Ces mots étaient : Roumaine, Maria, prostituée, plaisir, simulation. Je me dis : ces mots doivent représenter le fait essentiel, la vérité profonde dont je dois partir. Je fis plusieurs tentatives pour les ranger dans l’ordre requis, et j’arrivai enfin à formuler mon idée sous cette forme terrible mais indiscutable : Maria et la prostituée ont une expression semblable ; la prostituée simulait le plaisir ; Maria simulait donc le plaisir ; Maria est une prostituée.
- Putain, putain, putain ! criai-je en bondissant hors de la baignoire.
Mon cerveau fonctionnait désormais avec la lucidité féroce des meilleurs jours : je vis clairement qu’il fallait en finir et que je ne devais pas me laisser enjôler par sa voix pathétique et ses dons de comédienne. Seule la logique devait désormais me guider et il me fallait aller jusqu’au bout, sans hésiter, dans l’interprétation des phrases suspectes, des gestes, des silences équivoques de Maria. »
Désormais, la sérénité s’en est allée et des crises de plus en plus violentes et pathétiques se succèdent. Il envoie des courriers orduriers et lorsqu’il parvient à retrouver son calme, c’est pour mieux se rendre compte de sa bassesse, ce qui le désespère encore plus. Il se rend compte que Maria ne le rejoindra jamais dans ce monde ; Maria, c’est la vie heureuse, insouciante. La voir vivre alors qu’il se tient perpétuellement en retrait du monde le condamne à toujours souffrir. Ils ne sont pas du même monde, il est temps de le reconnaître :
« Et c’était comme si nous avions tous deux vécu dans des galeries ou des tunnels parallèles, sans savoir que nous avancions l’un à côté de l’autre, comme des âmes semblables suivant un rythme semblable, pour nous rencontrer au bout de ces galeries, devant une scène peinte par moi comme une clé destinée à elle seule, comme un message secret lui disant que je l’attendais et que les galeries s’étaient enfin rejointes et que l’heure de la rencontre était venue. […] Non, les galeries restaient toujours parallèles, même si maintenant le mur qui les séparait était comme un mur de verre et si je pouvais voir Maria comme une silencieuse et intouchable figure… Non, même ce mur n’était même pas toujours transparent : parfois il redevenait pierre noire et alors je ne savais ce qui se passait de l’autre côté, ce qu’elle devenait dans ces intervalles sans nom, quels événements étranges avaient lieu ; je pensais même qu’à ces moments-là, son visage changeait et qu’une grimace moqueuse le déformait et que peut-être il y avait des rires échangés avec un autre et que toute cette histoire des galeries n’était qu’une ridicule invention à laquelle j’étais seul à croire et qu’en tout cas il n’y avait qu’un tunnel, obscur et solitaire : le mien, le tunnel où j’avais passé mon enfance, ma jeunesse, toute ma vie. Et dans un de ces passages transparents du mur de pierre j’avais vu cette jeune femme et j’avais cru naïvement qu’elle avançait dans un autre tunnel parallèle au mien, alors qu’en réalité elle appartenait au vaste monde, au monde sans limite de ceux qui ne vivent pas dans des tunnels. Et peut-être s’était-elle approchée par curiosité d’une de mes étranges fenêtres et avait-elle entrevu le spectacle de mon irrémédiable solitude, ou peut-être avait-elle été intriguée par le langage muet, l’énigme de mon tableau. Et alors, tandis que je continuais à avancer dans mon étroit couloir, elle vivait au-dehors sa vie normale, la vie agitée que mènent ces gens qui vivent au-dehors, cette vie curieuse et absurde où il y a des bals, et des fêtes, et de l’allégresse, et de la frivolité. »
Pour retrouver la paix, pour que cesse toute cette souffrance, Maria doit le rejoindre dans son tunnel, d’une manière ou d’une autre. Une série brutale de coups de couteau dans le ventre réunira les tunnels en un seul, sombre, humide, certes avec des barreaux aux fenêtres, mais calme, enfin.
Le Tunnel est sans doute le livre sur la jalousie. À ce sujet on cite habituellement l’Othello de Shakespeare qui est pourtant loin d’être sa meilleure pièce. Othello est un type trop caricatural, bien loin des complexités d’un Richard III, d’un Hamlet ou d’un Macbeth. Avec le Tunnel, Sábato a écrit un roman shakespearien : le drame de la jalousie.
Ernesto Sábato, Le Tunnel. Traduit par Michel Bibard. Points-Seuil. 5 € 50.
Un des grands et pas seulement d'Argentine ni d'Amérique du sud. Camus il me semble avait en son temps dit tout le bien qu'il pensait de cette oeuvre concise, fine, sondant comme peu - à la manière d'un Shakespeare, exactement - les humeurs universelles - évidemment sombres - travaillant le coeur des hommes. Votre chronique m'a donné envie de replonger de ce pas dans ce roman lu il y a maintenant quelques années, là-bas justement, en ce pays si grand qu'il en va de même de l'âme de ceux qui y vivent, leur grande et belle âme blessée, à la hauteur des espoirs qu'il a inspiré. Si vous n'avez pas encore lu ses deux autres romans ce sont de belles autres heures en perspective.
RépondreSupprimerCordialement
Bonsoir, ce roman avait été un choc pour moi lorsque je l'avais lu il y a plusieurs années. Il faudrait que je le relise, cela me permettrait de rendre hommage à cet écrivain disparu récemment. Bonne soirée.
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