lundi 11 juillet 2011

Tabish Khair, Apaiser la poussière.

Sur la route 
Éric Bonnargent

Bharti Kher, The skin speaks a language not its own.
On dit que le meilleur moyen de découvrir l’Inde est d’y voyager en autocar. Un autocar indien est un microcosme. Serrés les uns contre les autres, cahotés sur les routes poussiéreuses, les passagers oublient le temps d’un voyage les religions et les castes qui les séparent au quotidien et se font la conversation pour faire un peu passer le temps. Avec Apaiser la poussière, son premier roman, c’est justement à un voyage en autocar que nous convie Tabish Khair, écrivain indien de langue anglaise, professeur de littérature à l’Université d’Aarhus, au Danemark. Il ne s’agit pas de l’un de ces bus où les gens s’entassent les uns sur les autres jusque sur le toit, mais d’un véhicule d’une compagnie privée, Purab-travels, un bus jaune aux banquettes de moleskine éventrée avec des guirlandes défraîchies suspendus aux fenêtres crasseuses et des photographies de divinités hindoues côtoyant des celles de starlettes à moitiés dévêtues dans la cabine du chauffeur. Ce dernier, Mangal Singh, est collectionneur d’images. De chacun de ses voyages, il ne retient qu’une ou deux images : un visage, une couleur ou une goutte de rosée qui s’écoule péniblement le long d’une vitre avant de retourner à la poussière. Il n’est guère capable d’autre chose :

« Il est un homme à remarquer de telles choses. S’il avait remarqué d’autres choses, lui semblait-il, il aurait été quelqu’un de différent, non pas le chauffeur d’un autocar appartenant au mari de sa petite-cousine. »

Mangal Singh est un artiste du renoncement. Après avoir renoncé à ses études universitaires et à son rêve de devenir écrivain, après avoir été abandonné par sa femme, il s’est résigné à se faire embaucher comme chauffeur par son cousin par alliance. Poète de la banalité, il conduit son bus sans se soucier des retards, prenant le temps qui lui convient pour manger ou se désaltérer lors des nombreuses pauses qui jalonnent le trajet entre la bien réelle Gaya et l’imaginaire Phansa. Mangal Singh a renoncé à tout, même à sa dignité et, avec la complicité presque contrainte de son contrôleur, Shankar, un homme pieux, il n’hésite pas à voler son patron en encaissant frauduleusement le montant de quelques billets. Cela lui permet de fréquenter les putains des quartiers chauds de Gaya ou de Phansa. Alors que dans l’espoir d’un bon pourboire Shankar s’occupe cérémonieusement des riches passagers ou remplace le klaxon défaillant en se penchant à la portière en hurlant pour permettre au bus de se frayer un passage parmi les vélos, les motos, les voitures et les piétons qui encombrent les rues des villes qu’ils traversent, Mangal Singh conduit nonchalamment, en chasseur d’images : des enfants qui courent dans la poussière, des mendiants qui prennent d’assaut le bus à chaque fois qu’il est immobilisé, des prêtres qui se baignent dans les rivières, des motos surchargées transportant des familles entières… Mais ce sont surtout ses passagers qui l’intéressent :

« Quand un cahot les réveille en sursaut, ils ont parfois des marques sur leur visage, les plis qu’ont dessinés le bord de la fenêtre ou le revêtement du siège, encore à moitié pris dans les rets du sommeil. Mangal Singh remarque les motifs que forment ces plis quand l’autocar est à l’arrêt et qu’il peut se retourner afin d’examiner ceux qu’il conduit vers différentes destinations, leurs nombreuses histoires séparées se mêlant les unes aux autres durant ces quelques instants seulement, pour ne plus former qu’un unique récit de sommeil et de voyage, un roman de voyage, pense-t-il, et il se met à rire, ce qui surprend de nouveau les femmes, qu’il rassure cette fois en bouchant l’une de ses narines d’un doigt et en se mouchant sur la route qui défile à toute allure. »

Ce récit où les histoires de chacun se mélangent, se réunissent et se séparent n’est rien d’autre qu’Apaiser la poussière, ce roman de voyage où la plupart des passagers partent de chez eux ou y retournent, où certains partent de nulle part et vont nulle part. Tous ont la nostalgie d’un chez-soi qu’ils ont eu, ont ou espèrent avoir. Au travers des soixante-neuf chapitres qui constituent ce roman, ce sont les histoires tragiques ou pathétiques de chacun des passagers qui se font entendre de manière discontinue.
Parmi les passagers, il y a Farhana Begum, un eunuque ayant la nostalgie de l’Islam qui considérait ses semblables comme des êtres humains alors que les Britanniques firent d’eux des monstres, « entre la putain et l’animal de foire ». Le bordel dans lequel il vivait a fermé et Farhana a décidé de prendre le car pour aller vivre sa vie de femme sans savoir que cette vie allait se jouer pendant ce voyage grâce sa voisine, l’orgueilleuse Madame Mirchandani, la propriétaire du plus grand magasin de vêtements de Phansa. Il y aussi Rasmus, un homme d’affaire danois d’origine indienne, allergique au pays de ses ancêtres qui, suite à la panne de sa voiture, s’est retrouvé malgré lui dans ce car pour honorer son rendez-vous avec un Ministre afin de signer un important contrat. Dans un pays où la politique n’est pas encore épurée, on se rend chez un Ministre avec une valise pleine de billets et il n’est guère rassurant de voyager en autocar avec. Il y a encore Chottu, le jeune serviteur et protégé de Madame Sharma qui vivait recluse chez elle de peur qu’il lui arrive quelque chose... Il y a aussi Zeenat, une domestique délurée qui voyage avec son nourrisson et un homme, obèse et dégoulinant de sueur, le fils de Wazir Mian.
Wazir Mian est évoqué par la voix parallèle d’un mystérieux narrateur qui se souvient de la maison de son enfance où le géant servait comme cuisinier. Ayant précédemment été au service d’un rajah, Wazir Mian ne cuisinait que pour douze personnes au minimum et son honneur exigeait qu’on le félicite publiquement à la fin de chaque repas. Refusant l’appellation de bawarchi (cuisinier), il revendiquait celle de khansamah (chef cuisinier) dont il était le dernier représentant. Homme d’une autre époque, celle de la colonisation, Wazir Mian sera humilié par sa famille lorsque de retour chez lui pour prendre sa retraite, il voudra se conduire en patriarche ignorant des réalités économiques.

Bien qu’il ne s’agisse que d’un seul pays, on parle bien volontiers des Indes plutôt que de l’Inde. Par l’intermédiaire de toutes ces voix, présentes et passées, Tabish Khair parvient à nous donner une image saisissante de ce pays polymorphe et polyculturel en pleine mutation. Les Indes sont les véritables passagères de l’autobus. Cette ambiance très particulière est d’autant plus prégnante que Blandine Longre, la traductrice, a choisi de conserver les mots indiens hindoustanis qui font partie intégrante de la langue de l’auteur et de placer un glossaire à la fin de l’ouvrage. Grâce à ce procédé, ce ne sont pas seulement les couleurs des Indes qui s’offrent aux lecteurs, mais aussi ses sonorités. Chaque lecteur aura ainsi l’impression d’être l’un des passagers et vivra comme s’il y était l’incident qui fera brusquement stopper le car en pleine campagne. La mort rôde et aussi inattendue qu’elle soit, on s’en arrange en apparence très vite, même si son souvenir s’impose. Aussi pragmatique soit-il, Mangal Singh s’apercevra que les images collectionnées ne sont pas toujours celles que l’on désire :

« Tous les souvenirs ne sont pas volontaires. Parfois, on n’a d’autre choix que de se souvenir. »





Tabish Khair, Apaiser la poussière. Traduit de l’anglais (Inde) par Blandine Longre. Éditions du Sonneur. 16 €


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