vendredi 14 octobre 2011

Fernando Pessoa, Quaresma déchiffreur

Ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas
Éric Bonnargent

Fernando Pessoa n’a presque rien publié de son vivant, mais a laissé une malle pleine de manuscrits que les chercheurs continuent aujourd’hui encore à rassembler, à classer, etc. De cette « malle pleine de gens », comme aime à l’appeler Antonio Tabucchi, vient d’être tiré un nouvel hétéronyme : le docteur Abílio Quaresma, le déchiffreur. Les nouvelles qui composent ce recueil sont des textes inachevés, mais, à une exception près (« La disparition du docteur Reil Gomes »), suffisamment aboutis pour être lus sans aucune difficulté. Par rapport à l’édition portugaise, les éditeurs français ont en effet privilégié la lisibilité et ont préféré éliminer trois nouvelles trop fragmentaires.
Qu’il s’agisse de Bernardo Soares, d’Alvaro de Campos, de Ricardo Reis ou d’Alberto Caeiro, les hétéronymes de Pessoa sont guidés par leur intuition et ne sont guère des raisonneurs. Il peut donc sembler bien étrange de voir apparaître dans cette galaxie poético-métaphysique un enquêteur, certes amateur, mais un enquêteur quand même. Pourtant, la passion de Pessoa pour le genre policier remonte à son enfance. Souvent, il évoque le plaisir qu’il a eu à découvrir Edgar Poe, Conan Doyle ou Arthur Morrison. Toute sa vie, il a lu des romans policiers et il considérait même que le bonheur consistait à lire un roman policier, une cigarette dans une main, une tasse de café dans l’autre.

Qui est Abílio Quaresma ? Comme à tous ses hétéronymes, Pessoa invente une biographie à Quaresma. Il serait né à Lisbonne en 1865 et mort à New York en 1930. Comme dans Le Livre de l’intranquillité et L’Éducation du stoïcien, la préface présente un homme qui vient de mourir dans l’anonymat le plus complet. Or, écrit le préfacier, « qu’un homme comme Quaresma n’ait pas connu un seul jour de célébrité m’a rempli d’amertume ». Alors que Bernardo Soares et le Baron de Teive étaient les auteurs des textes présentés, Quaresma, lui, n’a jamais rien écrit. Le préfacier prétend donc avoir réuni des textes rédigés par différentes personnes ayant assisté aux exploits de Quaresma, lui-même s’étant contenté de n’écrire que la première affaire, la plus ancienne (1907) « L’affaire Vargas », la seule à laquelle il ait assisté et à partir de laquelle il aurait suivi ses enquêtes.
Physiquement, Quaresma a, selon la belle expression de Pessoa, « un corps retiré de la circulation » : il est grand et maigre, le visage ridé et le cheveu rare. Alcoolique et gros fumeur de cigares à bon marché, c’est un rêveur « à l’air mélancolique et déprimé ». Médecin ayant cessé d’exercer, il est souvent malade et passe ses journées dans son appartement de la rue dos Franqueiros à résoudre des charades, des problèmes d’échec, des énigmes, etc.
Les affaires qu’il résout, il les résout dans le même état d’esprit, comme un jeu. Dans les romans policiers traditionnels, le héros a deux caractéristiques : c’est une intelligence supérieure et un moraliste rangé du côté de l’ordre afin d’aider la police à réparer une injustice. Quaresma, lui, n’a aucune prétention morale. S’il aide la police, c’est parce que, la plupart du temps, il est appelé par son ami Manuel Guedes, un inspecteur qui, au cours du temps, deviendra commissaire. Pour Quaresma, résoudre une affaire est un devoir, mais, rajoute-t-il, « un devoir plus intellectuel que moral ». Dans « La mort de Don Juan », « Le vol au domaine das Vinhas » et « Complices et tribunal », il rencontre l’assassin ou le voleur pour leur montrer qu’il sait, leur dire comment ils s’y sont pris et pourquoi, mais ne les dénonce pas. La justice n’est pas son affaire. À la fin de « Complices ou tribunal », il félicite même l’assassin et se dit très honoré d’avoir fait sa connaissance, aussi honoré que peut l’être un déchiffreur à rencontrer un faiseur d’énigmes.
S’il n’a aucun sens moral, il est par contre un exceptionnel raisonneur. Son arme est la logique, la logique pure. Voici comment il présente sa manière de faire dans « L’affaire Vargas » :

« Je n’ai été témoin de rien, mais j’ai connaissance de tout. Ce que je viens vous apporter, ce ne sont pas des faits, mais des raisonnements ; par là je n’apporte pas seulement des éléments pour découvrir la vérité, mais la vérité elle-même. Si vous préférez qu’on le dise ainsi, monsieur le juge, c’est ainsi que je le dirai. Je viens apporter des arguments. Les faits sont des choses peu fiables. Contre les arguments, les faits ne sont rien. »

Les faits ne comptent pas pour plusieurs raisons : la fiabilité des témoignages peut toujours être remise en cause et, dans une affaire complexe, les données de la police sont toujours lacunaires. Un fait, c’est-à-dire une donnée objective aussi vraie que deux et deux font quatre, n’a aucune réalité empirique. Quand bien même les témoins seraient compétents, auraient bien vu, etc., ils interprètent malgré eux les événements auxquels ils ont assisté. Quaresma affirme à juste titre que « dans le simple et seul regard il y a des raisonnements subconscients, des associations d’idées, des déductions et des conclusions inconscientes. » Quaresma a une telle confiance en la force de son raisonnement que non seulement il n’a pas besoin de se rendre sur les lieux du délit, mais il ne veut surtout pas le faire, tant cela risquerait de perturber sa réflexion :

« Le fait que je n’ai pas vu les lieux est un avantage pour moi. L’observation et le raisonnement appartiennent à des catégories mentales différentes. Celui qui raisonne est troublé par l’observation. »

Pourtant, ne faut-il pas s’appuyer sur des faits pour résoudre une affaire criminelle ? N’y a-t-il rien de plus concret qu’un assassinat ou un vol, rien de plus étranger à un problème de mathématiques pures ? En réalité, Quaresma s’appuie bien sur des faits, mais pas sur des faits empiriques : sur des faits logiques. Quand il lit ou qu’on lui rapporte les données d’une affaire, la première chose qu’il fait est de déterminer par la logique quels sont les faits réels et les faits apparents ou discutables pour ne retenir que les premiers.
Quaresma n’est pas médecin pour rien : sa méthode est purement scientifique, ce sont les faits qui doivent se plier à la logique et pas le contraire. Si la police se trompe ou échoue, c’est parce qu’elle procède de manière inductive, alors que la méthode scientifique, la seule à pouvoir aboutir à la vérité, est déductive, analytique.
À la lecture de ces nouvelles, nous serons à chaque fois bien obligés de reconnaître l’efficacité des raisonnements implacables de Quaresma. Avec Quaresma déchiffreur, le lecteur rencontrera avec le plus grand plaisir un nouvel aspect de la personnalité multiple de Pessoa : le logicien amoral.


Article publié dans Le Magazine des Livres, juillet 2011





Fernando Pessoa, Quaresma déchiffreur. Traduit par Michelle Giudicelli. Christian Bourgois Editions. 23 €

1 commentaire:

  1. Peut-être peut-on utilement rapprocher la conception du "réel" de Pessoa de la façon dont Proust parle du travail du peintre Elstir dans A l'ombre des jeunes filles en fleur : "Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion."

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