mercredi 26 décembre 2012

Richard Millet sur l'Anagnoste


Romancier et essayiste, Richard Millet suscite le débat par ses prises de position pour le moins discutables. Voici les articles qui lui ont été consacrés sur l'Anagnoste :

L'enfer du roman (2010) par Eric Bonnargent : ICI.
L'opprobre (2008) Par Marc Villemain : ICI.
Corps en dessous (2007) par Marc Villemain : ICI.
Désenchantement et de la littérature (2007) et L'Orient désert (2007) par Marc Villemain : ICI.
Dévoration (2006) par Marc Villemain : ICI.

vendredi 21 décembre 2012

Bernard Quiriny - Les Assoiffées (critique)

Nous autres, pauvres hommes
Marc Villemain

Éditions du Seuil
La littérature est « un jeu ; un jeu capital, mais un jeu », nous disait Bernard Quiriny au sortir des Contes carnivores, qui en son temps reçut sa légitime moisson de prix (voir ici). Il donnait alors à cette esthétique une dimension onirique, à maints égards fantastique, non dénuée de poésie – charge au lecteur de se laisser faire et emporter vers des univers très prolifiques, et assez rares. On ne lira pas Les assoiffées tout à fait de la même manière. Car si le roman pourrait bien être la continuation du jeu par d’autres moyens, quitte parfois à rondement enfoncer le clou, il est aussi, en dépit de son apparente allégorie, une façon assez virile de nous ramener sur Terre. Entendez dans les miasmes congénitales du pouvoir.

Il n’est pas inutile de savoir que Bernard Quiriny enseigne le droit public à l’université de Bourgogne et que sa thèse porta sur « la pensée politique de Cornelius Castoriadis », à laquelle il avait déjà consacré un mémoire intitulé « Autonomie et démocratie. » De quoi donner à ses Assoiffées un conséquent substrat. Et une idée proprement géniale : la description de ce que pourrait être une société entièrement matriarcale, ou, dit autrement, une dictature féministe. Bernard Quiriny, que l’on sait amateur d’uchronie, imagine donc que la Belgique tourna casaque dans les années 70, et qu’une révolution digne de ce nom permit enfin aux femmes de porter la culotte. Une dictature, donc, une vraie. Car n’allez pas vous figurer que sa féminine constitution en adoucisse les moeurs. Ici, celle que l’on nomme « La Bergère » promène sa « meute » en laisse, brave « troupeau de douze garçons hirsutes qui crapahutent à quatre pattes en aboyant et en se comportant comme des chiots » ; et qui d’ailleurs « sont fous de joie quand nous partons en promenade. » C’est bien simple, il n’y a plus trace d’aucun homme autrement qu’émasculé dans ces contrées, si ce n’est sous la forme du « larbin ». Les plaisirs de la cour, nombreux, gargantuesques et sardanapalesques, sont assez rudimentaires, la chasse à courre étant peut-être le plus sophistiqué d’entre eux, selon un principe éprouvé : « on jetait dans la foule un homme à qui, entre les deux sonneries de cor qui marquaient le début et la fin du jeu, chacune pouvait donner la chasse. » Enfin, n’espérez plus vous extasier devant l’innocent mais coquin Manneken-Pis : il a été remplacé par une petite statue de la reine enfant. On se consolera en achetant des « reproductions du garçonnet » en fer-blanc, à l’exception notable du « zizi qui était en plâtre » : ainsi « l’acquéreur pouvait le casser avec le petit marteau qui pendait à une chaînette. »

Nous sommes donc bien contents que les femmes aient enfin réussi à devenir l’égal des hommes. Las, un groupe d’intellectuels assez pitoyables, qu’on identifiera d’emblée comme appartenant à la mouvance dure du germano-pratinisme, crétinisme qui en vaut bien un autre, s’est mis en tête de faire le déplacement vers ce pays coupé du monde aux seules fins de lui dire son admiration inconditionnelle, et sous couvert de se colleter avec la réalité. Leur périple, éminemment touristique et dûment encadré, constitue l’une des deux entrées du roman ; nous y reviendrons. La seconde entrée joue du registre intime. Il s’agit du journal de bord d’Astrid, infirmière et Belge ordinaire, où est décrite la vie quotidienne d’une femme dans « l’Empire des femmes. » Les doutes sont rares, et toujours fautifs – c’est d’ailleurs une qualité intrinsèque et maintes fois répertoriée des régimes dictatoriaux : « globalement, quoi qu’on fasse, on viole toujours une loi ou une autre : là se tient le génie du système, qui nous rend toujours coupables. » Un tirage au sort va transformer sa vie : avec quelques autres, elle sera désignée pour honorer la Bergère et lui offrir un cadeau qui fût à la mesure de sa glorieuse munificence. Plus jamais Astrid ne connaîtra la grisaille des queues interminables devant les étals vides, ni les harcèlements administratif et policier. Elle sera même du sérail des préférées, de celles que la Bergère appelle lorsque son désir n’y tient plus – et qu’elle repousse lorsqu’enfin elle a son compte. Tout ça n’est pas joli-joli. 

*

Bernard Quiriny a sans doute écrit le roman le plus efficace et le plus immédiatement jouissif de la rentrée littéraire 2010. La linéarité de l’intrigue ne laisse aucun répit, le plaisir du lecteur à s’horrifier lui-même de ce qu’il découvre est redoutable, on n’ose imaginer à quelle source barbare la dictature ira puiser son nouveau bon plaisir, et le jeu de bascule entre intellos décrépis et citoyenne édifiante rythme un récit très vigoureux. S’il s’agit donc d’un des grands romans de cette rentrée littéraire, je veux pourtant tenter d’expliquer ce qui, dans Les assoiffées, m’a en partie laissé… sur ma faim. Disons pour deux catégories de raisons. 

- Je ferai entrer dans la première catégorie tout ce qui fait l’efficacité, paradoxalement trop grande, du roman. Car si la manière de mener le récit est assez époustouflante, la conséquence directe de cette qualité conduit à estomper ce qui, jusqu’à présent, alimentait chez Bernard Quiriny des pistes que l’on qualifiera, pour aller vite, de poétiques. Ce qui ne va pas sans conséquence sur un style, qui, s’il ne s’est jamais défini par sa sensualité, manque parfois de chair, de suint, et le jeu sur la machinerie de l’histoire, plutôt que de s’étoffer d’un jeu sur la langue, conduit à un phrasé qui apparaîtra de temps à autres un peu raide ou mécanique. J’aurais aimé davantage de lenteur, d’observations, quelques pages où le récit eût pu se reposer, la description par exemple d’une sensation, d’un paysage, d’un intérieur, d’un style vestimentaire, d’une coutume culinaire que sais-je encore, bref toutes choses qui auraient donné à l’écriture un tour plus organique et personnel.

Dans ce même groupe, je mets aussi un certain nombre d’idées ou de scènes qui demeurent selon moi en suspens, ou insuffisamment explorées. Je n’en donnerai qu’un exemple. Dès le début, lorsque notre groupe d’intellos rigolos arrive dans la Belgique nouvelle, on demande à chacun de bien vouloir se débarrasser de sa montre. Sur le coup, on se demande pourquoi, et l’idée est séduisante. D’autant que cette question du rapport au temps sera tout du long latente, dans les allusions au vieillissement des corps par exemple, dans l’indolence qui règne à la cour, ou simplement lorsque tel personnage craint d’être en retard à telle ou telle occasion. Or, nous ne saurons jamais pourquoi l’on demande aux étrangers de se défaire de leurs montres. L’idée, sans être forcément décisive, aurait pu donner l’occasion d’un développement fabuleux, au sens premier du terme, dont Bernard Quiriny a par ailleurs le secret. Cela aurait même pu constituer une singularité absolue du régime : la volonté de remodeler le temps. De la même manière que cette dictature (et pour le coup, c’est très réussi) a redéfini la place des morts en érigeant un « mémorial pour les femmes assassinées par les hommes depuis les origines de l’humanité », où « chaque rondin indique l’endroit d’une fosse commune imaginaire, où sont virtuellement enterrées cent victimes. » Aussi « le cimetière cessera de grandir quand le monde sera acquis à la cause des femmes. On pourra l’observer depuis le ciel comme un indicateur des progrès planétaires de nos droits. » Voilà où Quiriny excelle : lorsqu’il déborde la réalité, non pour en créer une autre et lui donner un air tout aussi authentique, mais pour tirer le fil de ses allégories et de son univers propre. Il y réussit à nouveau à propos de la « Transimpériale », immense autoroute dessinée suivant les contours du visage de la fondatrice de l’Empire et qui est, « avec la muraille de Chine, la seule construction visible depuis la Lune. »

- La seconde catégorie où je regroupe mes réserves touche au fond du propos. Le choix de plaquer un fonctionnement dictatorial somme toute assez classique sur un régime féministe fanatique ne saurait être absolument neutre. Autrement dit, j’aurais aimé savoir ce que cette dictature avait de spécifiquement féminin. Si les hommes ont de tous temps été une catastrophe pour les femmes, si l’on peut bien admettre que « la pénétration est un crime » et qu’Ingrid éprouve « le dégoût d’avoir eu un fils », l’Empire des femmes se contente d’appliquer, et non sans jubilation, les plus mâles rudiments dictatoriaux. Surtout, le portrait qui est fait des intellectuels, si l’on voit bien à quelles périodes et à quels travers de l’histoire intellectuelle occidentale il fait allusion, me semble, pour le coup, insuffisant. D’autant qu’en sus d’être indignes, arrivistes et mesquins, ces penseurs effroyablement médiatiques sont d’une bêtise crasse. Au point qu’il n’en est pas un pour s’offusquer, ou alors in petto, qu’aucun livre écrit par un homme ne figure plus dans aucune bibliothèque du pays – étant entendu qu’il n’existe déjà plus de librairies. Je n’oublie pas qu’il s’agit d’une fable, voire d’une affabulation, va, même, pour la farce, mais le sous-entendu explicite, revendiqué, au réel le plus historique et le plus sérieux, qui vise à railler une démarche intellectuelle en effet assez navrante, perd du coup de sa force. Car si l’on peut non sans quelque bonne raison railler ceux de nos penseurs qui chorégraphièrent leurs courbettes devant les petits et grands Néron qui jalonnent l’histoire des hommes, aucun d’entre eux n’aurait jamais pu cautionner l'édification d’un monde sans livres, ou, pire encore peut-être, d’un monde dont les humains eux-mêmes auraient décrété l’exclusion du livre. Disons que c’eût été la limite extrême, officielle, de leur adhésion au régime. Je comprends bien qu’il s’agit d’interroger les aveuglements successifs de nos consciences pensantes au fil de l’histoire, mais il m’a semblé, ici, que Bernard Quiriny échouait en partie à occuper l’espace, il est vrai exigu, qui distingue la farce de la caricature.

On pourra penser que ces réserves s’attachent à des aspects peut-être secondaires de l’intention et de l’ambition de Bernard Quiriny. Et ce ne sera pas faux, après tout : puisqu’il s’agit d’une farce, autant y mettre les moyens. Surtout, Les assoiffées est un roman d’une efficacité narrative absolue, roboratif, provocant, percutant, et, sous son allure légère, sans doute plus profond qu’il y paraît. S’il n’est pas la grande fresque sur l’aveuglement qu’il aurait aussi pu être, son inlassable énergie farcesque renouvelle avec intelligence et drôlerie l’ancestrale question des rapports de sexe. « Ai-je donc l’air si méchant ? », se demande un de nos grands intellectuels après que deux petites filles lui ont jeté un caillou à la figure. La réponse qui lui est faite, au fond, est plus factuelle que cinglante : « Vous êtes un homme. » Pauvres de nous.

Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 26, septembre/octobre 2010

mercredi 19 décembre 2012

Lionel-Edouard Martin, Avènement des ponts

Arbres de vie
Romain Verger


© Filippo Bianci

«Qu’ai-je à faire d’un pont ?» C’est à cette question clairement posée en fin de recueil que le poète s’attèle d’emblée, pour lui-même, et bien plus encore pour tenter de circonscrire sa mission poétique. L’ensemble s’articule à ce motif du pont, tour à tour lien végétal (branches, rameaux ou racines), «conjonction» (dans ce que le mot possède à proprement parler de syntaxique), ou arche de parole. Et en cela, le titre tient sa promesse, tirant du pont son ossature et son architecture. La parole lutte contre l’absence, celle des disparus proches ou lointains (l’oncle ou la Tante Guite) comme des voix inspiratrices, empruntant alors la forme de l'hommage ou du tombeau. Répondant à l’exergue de Pierre Jean Jouve («Car ils sont là. Détachés du visible / Ils ne se séparent pas. De nous à nous / Ils errent mais félicieusement se meuvent»), Martin fait de la parole poétique un incomparable outil de captation, dont l’hypersensibilité semble empreinte de médiumnité et de spiritisme. Peut-être en vertu de ce que l’homme partage le mieux, et qui néanmoins le divise : la langue, vecteur d’une infinie circulation, d’une inextinguible reviviscence : «Tant de mots dans la bouche, venus de tant de lèvres, et pentes longues des aïeux, fleuve docile à l’océan. Parole en proue de passeur, et babil de la barque où les roseaux frôlent.»
Le poète traverse les lieux, égrène le nom des disparus — anonymes aussi — et s’applique, par sa parole, à s’en faire le passeur. Charon et Orphée réunis, il convoie les morts et porte leur voix vers le jour, il devient celui par la bouche duquel s’opère la «transhumance». Car les morts sont là, tout autour, mais d’une existence si ténue (inaudible au vulgaire) qu’elle a besoin d’une amplification, d’un répons dont la poésie seule paraît capable. Partout, à qui sait s’y montrer attentif et s’en faire l’écho, la nature est le porte-voix des morts :
«Mon dieu j’entends la voix de tous mes morts sur les marchés, dans le pas quotidien de la foule et le tambour miel brun, cristallisé, qu’on débite en rayon dans le cercle où le coq raidit sa présence en parole de crête»

«Mon mort est dans ce mur : que je lui parle il répondra. N’est-il pas caillou, lave inerte et froide, minéral élémentaire ? Je rétablis l’unité des êtres.»

«Parole de mes vieux, mes morts, dans la gousse agitée du flamboyant, venus jusqu’à la cime de cet arbre où des oiseaux parleurs contrefont votre parlure»

C’est l’arbre le plus souvent qui fait le lien («l’arbre à la mort réserve bon accueil»), des profondeurs obscures de la terre où plongent «les voix de l’humus» aux explosions florales de ses terminaisons. Les poèmes scrutent ces homologies entre corps et troncs, ces affinités de matières, organiques et végétales («il suffit / de mourir : alors la chair de l’arbre / nous devient perméable») : «ventre ligneux», «grappes de vertèbres» et «sourire ensouché» que suggère La Jeune fille et la mort d’Otto Dix. C’est «le bruit de crécelles» que font les morts en remontant jusqu’aux plus hauts rameaux des flamboyants. Tel encore, dans ce poème qui n’est pas sans rappeler "Le Dormeur du val", cet homme, dont on ne sait trop s’il somnole ou se décompose au pied d’un arbre, cherchant dans la montée de sève et le tremblement de son feuillage, «à prendre langue avec le ciel». Ailleurs, ce sont les animaux qui happent l’esprit des morts, comme ce «grand chien noir mouleur de pluie», campé au sommet d’un escalier qui ne mène nulle part, «colimaçon de rouille» posé au beau milieu d’un terrain vague, une bête qui inspire l’âme des morts et les expire en son souffle : «le grand chien noir vous prend dans sa poitrine, vous porte l’instant d’un respire de bête, et vous rejette en halètement noir», «Nul autre souffle que celui du chien pour animer l’éveil».

Dans son poème intitulé «Vu en Haïti» (prolongement d’un précédent recueil consacré au tremblement de terre survenu en Haïti en 2010 et d’Anaïs ou les gravières où les thèmes de la démolition et du chantier figurent en bonne place), le poète dépeint un paysage post-apocalyptique, friche industrielle où s’entassent rebuts, «amas de moellons», «objets rouillés» et «ordures ménagères» dont se nourrit un porc affamé, comme si la vie s’était rétractée, réduite à ce corps de pourceau. Là encore, le poète est celui qui, par-delà l’apparente aphasie d’un monde en décomposition, fait résonner les objets épars, devenus impersonnels (ces «brouettes sur le toit, sans geste d’homme») pour leur réinsuffler la vie, les complétant de leur part manquante et cependant essentielle : l’usage.
«Brouettes sur le toit! Mon geste de passant vers vos brancards, vers la mort double et qui laisse goutter sa rouille»
«En pensée je vous saisis, brancards, et brouettes, vous renverse, pleines bennes de tendresse, et tous mes morts sont avec vous.»

«j’apporte à votre quête à peine mobile une dimension d’homme, la tension de mes mots.»
«Je n’ai rien à dire, ma langue est la brouette ou le long porc, la chèvre, en attente de regards, ma syntaxe a besoin d’yeux.»

La poésie de Lionel-Edouard Martin dit l’absence et la perte pour mieux les conjurer. Épousant le rythme des saisons, elle s’ouvre à la menace, se laissant marteler par la chute automnale des marrons qui augure du silence hivernal. Le temps d’un voyage en train entre Siegen et Cologne, le poète fait l’épreuve d’une autre traversée : celle de son propre silence (cette «langue rétractée dans la bouche») dont les forêts cramoisies et endormies deviennent la métaphore paysagère. Mais à l’autre bout de l’arche tissée par le poème, dans cette tension d’une parole «à l’unisson de la nuit noire [...] et de la neige»,  la vitalité n’en explose que plus violemment, estivale, à l’exemple du pop-corn s’ouvrant dans une éjaculation solaire et éphémère de vie : «Et c’est de là, de cette dureté minérale et charnelle à la fois, massifiée, croirait-on, par l’enlèvement du superflu, qu’il puise la force — l’incroyable force —, nucléaire et poétique, de chacun de ses grains, dont l’explosion libère l’univers en devenir qu’il recèle.»

L’avènement des ponts, c’est enfin et plus que tout peut-être, ce rêve de Babel cultivé à hauteur d’homme, à l’échelle d’une existence de «baroudeur» faite de multiples attaches  et influences linguistiques : le latin, le poitevin de l’enfance, le créole et l’antillais d’adoption. «Tout poète doit s’efforcer de se les incorporer, d’en nourrir sa chair en épaisseur cardiaque». Aussi Lionel-Edouard Martin se place-t-il au centre de ces réseaux de langues et se flatte-t-il de les accueillir toutes en son souffle pour en préserver la vigueur : «couler ses lèvres dans ce moule, les empreindre de sa forme — métamorphoser jusqu’à la gorge, jusqu’au diaphragme, les organes de la parole, puisque l’osque ou le falisque, l’étrusque, ont d’évidence à faire avec les dieux, peuvent, mieux que tout autre langage, attirer la lune, un soir d’incantation.»

Ce désir de répercuter la voix des disparus ne se confond-il pas finalement avec cet autre défi, pleinement poétique, qui consiste à faire tinter sa langue vive au fer des langues mortes ou oubliées, à clamer son identité de francophone dans le ressourcement des «vieux dire» et le réinvestissement de «toutes les autres langues» ? Est-ce autre chose que de buriner sa présence, la façonnant dans son épaisseur d’être ?


Lionel-Edouard Martin, Avènement des ponts, Tarabuste, 2012.



lundi 17 décembre 2012

Bernard Quiriny - Les Assoiffées (entretien)

Entretien avec Bernard Quiriny
- - - A suivre, vendredi  prochain 21 décembre, la critique des Assoiffées.
Sur les quais du port d'Anvers - Vincent Van Gogh

Marc Villemain – Avant de parler de votre nouveau roman, j’aimerais savoir, et pas seulement parce ce que vous y êtes né, ce que la Belgique représente pour vous.

Bernard Quiriny – Ah ! On ne commence pas par le plus facile. D’abord, n’y habitant pas, je peux avoir de la Belgique une vision un peu fantasmée, idéale ; peut-être que j’en dirais autre chose si j’y vivais, même si je suis assez adepte du right or wrong, my country. Ensuite, j’ai pour la Belgique l’attachement instinctif et esthétique que chacun, j’imagine, a pour son pays : la terre et les ancêtres, le caractère national, les racines, ces choses un peu barrésiennes. Et puis bon, la Belgique, c’est quand même un tempérament, une tournure d’esprit, un humour, une mélancolie. Donc, une culture, une littérature ; le surréalisme, Magritte, le fantastique, etc. Et tout un flot de clichés (l’exubérance joviale, les brumes flamandes…) qui, comme tous les clichés, sont toujours un peu vrais.

Marc Villemain – Pourquoi avoir choisi de plaquer un type et un fonctionnement de dictature déjà bien répertoriés par les historiens sur une société matriarcale ?

Bernard Quiriny – Mon idée était d’écrire un roman sur les régimes totalitaires et sur la fascination qu’ils ont suscité chez certains intellectuels, jusqu’à l’aveuglement. Idéalement, cela aurait dû donner un roman, disons, sur l’URSS dans les années 1950 et les voyages d’intellectuels à Moscou, ou sur la Chine de Mao et les voyages à Pékin, etc. Mais un tel livre n’aurait évidemment pas laissé beaucoup de place à l’imagination ; surtout, c’était inutile au regard du nombre de chefs-d’oeuvre disponibles sur ces pays. Cela ne devenait donc intéressant qu’en prenant les choses de manière décalée. D’où ce transfert absurde : au lieu d’évoquer les immenses empires totalitaires qu’étaient l’URSS ou la Chine, voici un empire minuscule, le Benelux. Au lieu qu’il soit à des heures d’avion de Paris, là où on peut le fantasmer, c’est à deux heures de train. Et au lieu qu’y règne le marxisme-léninisme version Staline ou Mao, une version délirante du féminisme. Féminisme imaginaire qui n’est qu’un prétexte : à la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire – écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. Je renverse donc la question : le roman ne plaque pas le fonctionnement des régimes totalitaires sur une société matriarcale, il plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet.

Marc Villemain – Vivons-nous dans une société patriarcale ?

Bernard Quiriny – Je ne suis pas certain d’avoir une réponse. Je n’y ai d’ailleurs pas vraiment réfléchi, tout l’attirail « théorique » du roman sur le féminisme n’étant qu’un prétexte. Mais bon, je vous réponds quand même. D’un côté, vous avez un discours assez répandu sur la féminisation générale, les valeurs masculines qui déclinent, etc. C’est peut-être un peu vrai. D’un autre, il semble que les femmes gagnent toujours moins d’argent que les hommes, qu’elles accèdent moins facilement aux meilleurs postes, etc. Donc, je n’en sais rien, et j’ai sur tout ça les mêmes idées banales et raisonnables que la plupart des gens. Ce qui m’amuse, en revanche, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule.

Marc Villemain – Pour quelles raisons avez-vous choisi de donner des intellectuels une image naïve, complaisante (et c’est une litote), plutôt que d’avoir insisté sur leur rôle critique qui, a priori, aurait pu sembler aller de soi ? C’est à peine s’ils s’étonnent de ne plus trouver nulle part le moindre livre écrit par un homme… 

Bernard Quiriny – Le sujet étant la complaisance de certains intellectuels devant les totalitarismes, il allait de soi que mes héros ne seraient pas des modèles de distance critique. Cela dit, plusieurs attitudes se rencontrent parmi eux. Le personnage de Langlois, neutre voire bienveillant au départ de Paris, se montre très vite réticent devant les salades que leur servent les autorités belges. Golanski, aussi, est sur ses gardes ; et Langlois fera tout pour lui ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’il bascule par intérêt dans le camp de Gould. Ce dernier, en revanche, sait ce qu’il veut voir en Belgique, et ses oeillères le poussent à avaler tout ce qu’on lui sert. Logique manichéenne qui présidait aux controverses sur la Russie soviétique : pays merveilleux par principe, le goulag n’existe pas, et il n’y a pas à chercher plus loin.

Marc Villemain – Votre roman ne participe-il pas, finalement, d’une critique des intellectuels occidentaux ?

Bernard Quiriny – Je suppose qu’à la lecture, ça ressemble à une critique, évidemment, d’autant que comme la partie sur le voyage en Belgique est une comédie, je ne me suis pas gêné pour forcer le trait. Je m’interroge : comment des êtres brillants, supérieurement intelligents, grands écrivains souvent, ont-ils pu avaler des énormités comme le jdanovisme et aller faire du tourisme en Russie en croyant qu’on leur montrait la vérité ? (On pourrait parler aussi, sur un autre registre, du voyage en Allemagne de l’équipée Brasillach, Chardonne et compagnie). Je n’en sais rien, et je ne fais pas la leçon à un demi-siècle de distance. Ca me passionne, simplement, et c’est ce que j’ai voulu évoquer, sur le mode de la farce. Au fond, j’adore les intellectuels, les joutes, les histoires de réseaux, les luttes d’influence, les hauts débats philosophiques, les petites affaires parisiennes, etc. Et aussi les grandes poses ridicules, les Zola aux petits pieds, les pétitions grandiloquentes, etc.

Marc Villemain – Venons-en au roman en lui-même. Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter, fût-ce sous forme chorale, une narration articulée autour de l’unité classique de temps, de lieu et d’action ?

Bernard Quiriny – Ca n’était pas vraiment réfléchi. J’avais deux histoires, tirée du même puits : ma bande d’intellectuels en expédition de l’autre côté de la frontière, pour un voyage d’une petite semaine dont les étapes fournissaient le découpage en chapitres ; et l’ascension sociale d’une belge lambda, qui raconte sous forme de journal intime sa découverte du pouvoir et le délire des dirigeantes. La deuxième histoire était indispensable pour faire « marcher » la première : comme le pouvoir ment aux intellectuels, il fallait quelqu’un qui montre la vérité en contrepoint. Ma principale question était de faire tenir tout ça ensemble, dans une construction à double hélice. Idéalement, j’aurais aimé pouvoir dire que je me suis inspiré de Changement de décor, de David Lodge, modèle dans le genre ; mais j’ai renoncé à faire se rejoindre les deux parties, ce qui semblait naturel, pour finir plutôt par un grand bond en avant (dans le temps) en décrivant la chute du régime, façon Ceausescu.

Marc Villemain – Le sujet est imparable ; à certains égards, il est même assez génial. Vous est-il arrivé d’en avoir peur ?

Bernard Quiriny – Ma principale peur, c’était que mon imagination s’épuise, que je n’arrive pas à faire tenir tout ça debout sur la distance nécessaire, et que tout s’écroule dans l’invraisemblance ou l’ennui au bout de trois chapitres. Sur ce point, je crois heureusement que la sauce prend – le lecteur jugera, évidemment. Après, reste le sujet. Une dictature de féministes belges forcenées et des intellos fanatiques, en 2010, n’était-ce pas un peu énorme ? Je vous avoue qu’il m’est arrivé de me demander à quoi rimait ce gros vaisseau absurde que j’étais en train de construire. Mais il était trop tard pour faire marche arrière, et puis après tout : qu’y a-t-il de plus invraisemblable entre ma dictature de féministes belges qui castrent le Manneken Pis et, disons, des révolutionnaires cambodgiens qui décident de vider Phnom Penh en une nuit pour transformer les citadins en paysans ? Ce qu’il y a de fou avec ce sujet, c’est que la réalité dépasse toujours la fiction.

Marc Villemain – Vos nouvelles donnaient à voir et à entendre des matières et des sonorités oniriques, poétiques, quasi-borgésiennes. Avec Les assoiffées, vous changez assez radicalement d’esthétique. Faut-il y voir une modalité nécessaire du passage de la nouvelle au roman ?

Bernard Quiriny – Plutôt du passage du fantastique à la farce. Le fond commande toujours un peu la forme, j’imagine. Un récit fantastique impose un format (nouvelle), presque un style, des images, etc. Ici, grotesque et satire obligent, il n’y avait pas d’autre solution que d’échanger le pinceau contre le rouleau, et de s’en donner à cœur joie.


Entretien paru dans Le Magazine des Livres - N° 26, septembre/octobre 2010

vendredi 14 décembre 2012

Entretien avec Juan Asensio

Oser déranger l'univers
Eric Bonnargent

Entretien paru dans Le Magazine des Livres en juillet 2010.

Peter Hawson
Quiconque s’intéresse à la littérature connaît le nom de Juan Asensio, l’auteur du si exigeant et si controversé blog, Stalker,dissection du cadavre de la littérature. Cette exigence dans la réflexion et l’écriture se retrouve dans ce livre d’une petite centaine de pages que l’auteur mit pourtant douze ans à écrire. Texte atypique s’il en est, La Chanson d’amour de Judas Iscariote n’est pas un essai de théologie, ni un roman, ni même une confession, mais un peu de tout cela à la fois. Asensio revisite l’histoire de Judas Iscariote, ce Traître qui vendit le Christ pour presque rien, dans un style que l’on pourrait qualifier de “baroque”, tant la richesse métaphorique relie épithètes et allusions. Mais qu’est-ce qu’un traître ? Une personne qui, avant de trahir les autres, a trahi l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, qui « a déchu de la hauteur de son nom » parce qu’elle s’est désolidarisée du troupeau pour penser par elle-même, quitte à se tromper. Claudel a tort : Judas n’est pas un assis, il a refusé la médiocrité et s’il a trahi, s’il s’est trahi, c’est parce qu’il a aimé le Verbe sans avoir eu la force de l’honorer comme il le méritait. C’est d’ailleurs une méditation sur le langage qui sous-tend ce texte où prennent la parole plusieurs voix : un écrivain à succès, Judas et un mystérieux « écrivain de la nuit ». Comme Judas, ce « pauvre type méchant » qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Alfred Prufrock de Yeats, provocateur et sensible, comme Judas donc, ce narrateur qui a eu peur de trop aimer se débat contre le verbe dans la solitude de sa mansarde. Le mal n’a pas de consistance et les mots ayant perdu la leur sont à son service, nous empêchant de dire l’être. Ils mentent, ils « ne sont pas de ce monde et, loin de constituer le tissu charnel de celui-ci, je les vois bien davantage comme de petites créatures malfaisantes toutes pleines de griffes dont l’unique activité est de s’entre-dévorer. » La langue bavarde, elle n’est qu’un bruit silencieux et ce livre est finalement le magnifique « témoignage d’un homme qui aura manqué à sa propre parole en ayant brisé le silence dans lequel le monde, et la littérature qui a façonné depuis des temps immémoriaux son visage le plus noble, sont tombés. » 

Éric Bonnargent : Pourquoi vous être intéressé à ce « Christ noir » qu’est Judas ?
Juan Asensio : Rien de ce qui touche l’homme ne saurait m’être étranger, pour paraphraser une phrase magnifique et fort ancienne et puis, qui peut honnêtement prétendre que l’histoire ou plutôt, les histoires de Judas puisque le personnage fut très vite repris par beaucoup de textes apocryphes chrétiens, ne sont point fascinantes ? Évoquer l’abîme de noirceur qu’est Judas, c’est forcément être confronté au gouffre de lumière qu’est le Christ. C’est donc être, comme l’a été Judas à un degré que nous ne pouvons faire qu’imaginer, à la jointure baudelairienne entre l’aspiration à la grandeur et à la beauté et la tentation de sauter dans la mare de boue, pour grogner avec les pourceaux. Ces deux réalités proprement mystiques échappent au langage. Il faut donc, si l’on croit, comme moi, aux pouvoirs éminents de ce dernier, se mettre sans peur en face de la corne de taureau qui va peut-être vous embrocher car on ne pénètre pas impunément dans sur ces terres dangereuses. Écrire, c’est justement savoir, avec le plus de grâce possible dans les gestes, au tout dernier moment, avant que le monstre ne vous soulève dans les airs d’un coup de sa tête puissante, déjouer la mort, défier les puissances qui nous gouvernent. Difficulté supplémentaire, dans le cas de Judas : rien ne m’assure que le coup déloyal sera celui délivré par un animal fou de douleur et aux allures peu engageantes. En effet, si toute rencontre avec l’Ange peut se révéler mortelle, qu’en sera-t-il de celle avec le Christ ? Qui écrit sans avoir, constamment à l’esprit, cette exigence, cette volonté de pouvoir être blessé par le livre qu’il écrit, est un plaisantin. La littérature ou ce que les journalistes définissent de ce mot, c’est-à-dire à peu près n’importe quoi, est hélas devenue une vaste plaisanterie puisque je pourrais vous citer des dizaines de titres d’ouvrages qui ne valent strictement rien et sont même, pour les plus réussis, des impostures.

Comme vous le signalez dès l’avant-propos de votre livre, la littérature concernant Judas constitue un impressionnant corpus. Que pensez-vous apporter de plus ?
Absolument rien. Tout. Un texte surécrit, truffé de références signalées ou pas, réelles ou inventées, qui est le miroir de tous ceux que j’ai lus et qui est pourtant le mien. C’est là le comble de l’insignifiance ou de la prétention, au choix. Superficiellement, j’ai aussi voulu prendre Judas au sérieux, au rebours de telle compilation larmoyante signée par Pierre-Emmanuel Dauzat qui, alors qu’on ne lui a rien demandé, se bat la coulpe et déverse des flots de pleurs en prétendant être le frère de Judas, qui ne lui a rien demandé et qui même, histoire qu’on lui foute la paix une bonne fois pour toutes avec ces mièvreries de vitrine de Procure, s’est pendu à une branche d’arbre. Pas moyen d’échapper aux médiocres, hélas. Pauvre Judas qui, même désintégré, serait encore dérangé par quelque publiciste en mal de livre à sensation venu pieusement recueillir un ou deux microns de matière de celui qui fut l’homme qui trahit son ami et maître. Quitte à choquer durablement Pierre-Emmanuel Dauzat et ses innombrables frères progressistes, Judas n’est absolument pas mon prochain, encore moins mon frère. Je rigole toujours énormément lorsque je lis les déclarations d’auteurs ou de romanciers qui affirment, la main sur le cœur, qu’ils ont tenté d’entrer dans la peau de leurs créatures de fiction. Foutaises ! Je ne cherche pas à réhabiliter le traître insigne, selon la mode ridicule qui a attifé d’une défroque de bouffon le terrifiant Gilles de Rais, pour ne citer qu’un seul exemple de ce passé que l’on cherche à tout prix à blanchir, comme si nous avions peur de la force, de la violence, du mal qui se déchaîne, de comprendre que l’homme peut être un monstre sans l’aide de byroniennes suggestions démoniaques. Ma Chanson d’amour a donc le droit de s’intituler ainsi, ce qui n’est pas rien. Je veux dire que je ne joue pas en ayant choisi ce titre que je crois très fort et que je dois à l’immense T. S. Eliot : l’amour n’a droit de cité que comme le sentiment le plus extrême, s’il voisine avec le mal au point qu’on ne peut démêler l’un de l’autre sans la clarté de vision d’un saint. Je ne suis pas un saint, j’ai donc écrit un livre. Dauzat, lui, comme d’autres bas-bleus qui feraient mieux de réfléchir avant d’écrire comme on se vide un jour de bombance ou de déveine intestinale, doivent confondre amour avec sucre candi ou mélasse, littérature avec entreprise familiale de blanchisserie.

Judas vous ressemble à bien des égards. De la même façon qu’il a trahi le Christ, il semble que vous vous considériez comme traître à la littérature, du moins au langage. Vous êtes en effet en quête d’une parole vraie qui semble impossible : « les mots ne sont pas de ce monde et, loin de constituer le tissu charnel de celui-ci, je les vois bien davantage comme de petites créatures malfaisantes toutes pleines de griffes dont l’unique activité est de s’entre-dévorer. » Croyez-vous que les mots nous empêchent d’atteindre la vérité ? Que voulez-vous dire lorsque vous parlez de la trahison comme étant le seul moyen d’honorer ce qu’on ne se sent pas la force d’honorer autrement ?
Quelle affirmation tout de même ! C’est plutôt moi, chacun d’entre nous, qui ressemblons à Judas, qui n’est qu’un homme, mais un homme dont la proximité avec le Verbe fait homme est invraisemblable, unique dans sa relation proprement imaginable, quel que soit le talent de l’écrivain qui la peint. Ainsi Judas est-il le maximum d’humanité, de « verte primitivité » pour employer une expression de Kierkegaard, ainsi est-il l’Unique et celui qui, de façon mystérieuse, parce qu’il s’est fait le véhicule inouï du Mal dont c’est l’un des mauvais coups les plus éclatants, est le contraire de la personne, laquelle se définit en premier lieu par son ouverture à l’Autre. Judas est l’un des exemples les plus aboutis de l’hermétisme démoniaque tel que le définissait Kierkegaard, et sa trahison n’est peut-être que le tout dernier geste, infernal et retourné, pour implorer une délivrance qui ne vient pas, en fait : qu’il refuse. Judas ou le refus d’être aimé, le refus de l’Amour. J’ai tenté, après tant d’autres écrivains, de représenter cette conscience torturée, bifide, devenue, même, légion, par le biais d’un livre qui essaierait d’inscrire la trahison en son sein même puisque Judas a trahi le Christ, c’est-à-dire, pour les chrétiens, le Verbe.

Comme sur votre site, Stalker, dissection du cadavre de la littérature, vous vous faites contempteur de la littérature contemporaine, la qualifiant de « livre de coloriages pour tout-petits » ou encore de « bordel de vieilles filles rabougries comme des racines de belladone ». Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Il ne vous a peut-être pas échappé qu’il y a un bon livre pour mille voire dix mille exécrables. Je fais, modestement, tout ce que je peux, mais je le fais sans hésiter, pour dénoncer certaines impostures littéraires, comme le sont, à mes yeux, les œuvres d’un François Meyronnis ou d’un Yannik Haenel, ces mages de pacotille, ces petits Sârs de la Sollersie, cette magnifique utopie des lettres gouvernée par un monarque éclairé, où n’importe lequel de ses bouffons, pourvu qu’il participe aux rites orgiastiques présidés en personne par le meilleur de nos plus mauvais écrivains, peut déclarer à peu près n’importe quoi, pour le plus grand bonheur de lamentables critiques comme, au hasard, Aude Lancelin.

Qui est donc ce narrateur qui vous ressemble tant, ce « pauvre type méchant, abandonné par celles et ceux qui ont eu, un temps, l’imprudence de l’aimer », ce « pauvre type malade » qui écrit « depuis la nuit » ?
Mais voyons, qui voulez-vous que soit ce narrateur, si ce n’est Judas en personne qui, vous l’avez remarqué, me « ressemble à bien des égards » ? Oui mais le problème est que, dans la pauvre cervelle du Traître, les voix sont innombrables qui sifflent et conseillent…






Juan Asensio, La chanson d’amour de Judas Iscariote. Cerf. 16 €

mercredi 12 décembre 2012

Jean Echenoz, 14

Der des der ?
Romain Verger

 

14-18 est de ces périodes de l'histoire dont il semble qu'on ait tout dit, bien dit et redit, qui plus est par ceux qui l'ont vécue de l'intérieur, dans leur chair. Après Dorgelès, Céline, Apollinaire, Stéphane, Jünger, Remarque et ces centaines de lettres de poilus ou carnets de Verdun, on peut se demander ce que signifie écrire encore sur la Grande Guerre aujourd'hui. On ne trouvera rien de nouveau ni de brillant dans le roman d'Echenoz, pas plus qu'on y verra planer l'ombre d'un quelconque parallèle avec d'autres conflits. Son roman est tout entier braqué sur cette guerre, minutieusement, scrupuleusement, tout attaché à la réalité de ces années-là qu'il restitue avec l'élégance et le talent qu'on lui connaît, dans l'art qu'il a de cerner les détails pour ressusciter le passé, ses couleurs, et fouiller de sa plume le moindre de ses interstices. Rien de nouveau, donc, sinon qu'en une petite centaine de pages, c'est tout l'esprit de 14-18 qui émerge, et c'est peut-être là qu'est l'intérêt de ce livre : sa justesse et sa capacité à en opérer une synthèse pleine d'acuité. À la fois vision du front et de l'arrière dépeuplé de ses hommes, 14 réinvestit subtilement les motifs incontournables de celle qu'on croyait la Der des Der : l'euphorie des premières semaines, la conviction de revenir très bientôt d'une guerre éclair, les défilés militaires en grande pompe et fanfare de toutes ces recrues embarrassées par leurs uniformes mal ajustés, et puis ces villages qu'on nettoie de leurs bouquets flétris et cocardes froissées, villages vidés de leurs hommes où ne restent plus aux côtés des femmes que les inaptes au combat, vieillards et enfants. L'enlisement, les parties de cartes, les boîtes de singe et la gnôle pour surmonter la peur, et ces blessures franches dont certains rêvent, qui les emporteraient loin du front et de l'enfer. Tout l'absurde de 14-18 est là, dans la décision du conseil militaire qui a pris la promenade d'Arcenel pour un acte de désertion, comme si les poilus n'avaient pas assez d'ennemis de l'autre côté. Ce sont encore les profits que l'entreprise de chaussures Borne-Sez tire des brodequins dont on chausse les soldats, l'ironie tragique dont le Dr Monteil qui pensait sauver Charles (en lui permettant d'incorporer l'armée de l'air) se découvre le jouet, enfin ces recompositions familiales dictées par les circonstances.


Quant aux scènes de boucherie sans lesquelles le tableau de la guerre de 14-18 ne serait qu'approximatif, Echenoz en ponctue son récit, sans jamais s'y appesantir. On y voit de jeunes soldats mal préparés se tirant dessus ou s'embrochant de leurs baïonnettes dans l'affolement. L'auteur s'excuse même d'avoir à revenir sur ces évocations d'une violence crue et morbide ("Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant"). Mais il lui suffit de quelques pages saisissantes pour en dire toute l'horreur :
"C'est alors qu'après les trois premiers obus tombés trop loin, puis vainement explosés au-delà des lignes, un quatrième percutant de 105 mieux ajusté a produit de meilleurs résultats dans la tranchée : après qu'il a disloqué l'ordonnance du capitaine en six morceaux, quelques-uns de ses éclats ont décapité un agent de liaison, cloué Bossis par le plexus à un étai de sape, haché divers soldats sous divers angles et sectionné longitudinalement le corps d'un chasseur-éclaireur. Posté non loin de celui-ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-éclaireur coupés en deux comme sur une planche anatomique; avant de s'accroupir spontanément en perte d'équilibre pour essayer de se protéger, assourdi par l'énorme fracas, aveuglé par les torrents de pierres, de terre, les nuées de poussière et de fumée, tout en vomissant de peur et de répulsion sur ses mollets et autour d'eux, ses chaussures enfoncées jusqu'aux chevilles dans la boue.
Tout a ensuite paru sur le point de s'achever : l'opacité se défaisant peu à peu dans la tranchée, une sorte de calme y revenait, même si d'autres détonations énormes, solennelles, sonnaient encore autour d'elle mais à distance, comme en écho. Les épargnés se sont relevés plus ou moins constellés de fragments de chair militaire, lambeaux terreux que déjà leur arrachaient et se disputaient les rats, parmi les débris de corps çà et là — une tête sans mâchoire inférieure, une main revêtue de son alliance, un pied seul dans sa botte, un œil."

Et puis il y a quelques morceaux d'anthologie, comme cette séquence inaugurale de l'appel à la mobilisation où, alors qu'il se promène à vélo et parvenant au sommet d'une colline, s'apprêtant à souffler enfin, Anthim embrasse du regard les grappes de villages qui résonnent uniment à l'écho assourdissant du tocsin. Point d'équilibre précaire dont il basculera pour plonger en enfer. Autre scène mémorable : ce zoom par le biais duquel un moustique se transforme en avion biplan, pour un combat aérien dont Charles et Noblès ne reviendront pas. Des pertes que l'auteur sait rendre absurdes et dérisoires en les allégeant ici de quelques notations froidement géographiques : 
"Un seul coup part alors du fusil d'artillerie : une balle traverse douze mètres d'air à sept cents d'altitude et mille par seconde pour venir s'introduire dans l'œil gauche de Noblès et ressortir au-dessus de sa nuque, derrière son oreille droite et dès lors le Farman, privé de contrôle, reste un moment sur son erre avant de décliner en pente de plus en plus verticale et Charles, béant, par-dessus l'épaule affaissée d'Alfred, voit s'approcher le sol sur lequel il va s'écraser, à toute allure et sans alternative que sa mort immédiate, irréversible, sans l'ombre d'un espoir — sol présentement occupé par l'agglomération de Jonchery-sur-Vesle, joli village de la région de Champagne-Ardennes et dont les habitants s'appellent les Joncaviduliens."

C'est bien l'impression dominante, et qui reflète si bien 14-18 : le poids dérisoire d'existences balayées, pertes qui ne s'évaluent qu'en nombre de soldats manquant à l'appel, où dans la réaction de Blanche, jeune veuve et tout nouvellement mère : "Les regrets ne servaient à rien, on n'allait pas s'éterniser là-dessus".

Loi du genre, Echenoz n'accompagne jamais longtemps ses personnages, il passe de l'un à l'autre, évitant de donner trop d'importance à des hommes qui n'en auront aucune sur le champ de bataille, dont les corps se fondront anonymement en chair à canon. Des humanités rayées de l'existence comme en témoigne la dernière partie du roman qui ne s'attache étrangement plus qu'aux bêtes, dont elle fait méticuleusement l'inventaire, espèce par espèce, des bêtes utilitaires à ces autres ennemis des poilus : rats et poux. On éprouve dès lors l'impression de circuler dans une France saignée, abandonnée aux bêtes, images définitives et post-apocalyptiques de ce qui survivrait de l'homme au sortir de cette grande lessive.


Jean Echenoz, 14, Éditions de Minuit, 2012. 12,50 €.





lundi 10 décembre 2012

Jean-Claude Lalumière - Blanche de Bordeaux

Un bon vieux Bordeaux
Marc Villemain

La Cité Lumineuse - Bacalan (Bordeaux), début des années 1960 (carte postale)


Éditions du 28 août
Une fois digérée la couverture, qui évoque davantage la mièvrerie d’une collection Harlequin qu’elle ne laisse augurer une quelconque promesse de mystère, vous ne courez d’autre risque que celui du plaisir à ce premier roman de Jean-Claude Lalumière. C’est d’ailleurs ce qui en fait le charme autant que la limite, mais nous y reviendrons.

L’histoire se déroule à la fin des années quatre-vingt dix, quand la municipalité entreprend de démolir la Cité Lumineuse, grande barre sise dans le quartier de Bacalan, au nord de l’agglomération bordelaise. Les mobiles de cette destruction programmée sont assez sourds, mâtinés d’ambition politique et d’affairisme local. Certes, une barre est une barre, et une barre n’a d’autres raisons d’être que de fournir un habitat à loyer modéré. Mais l’homme étant aussi un être social, il parvient toujours à créer de la sociabilité là même où il n’est pas initialement venu de son plein gré : ce que nos bobos tentent de retrouver sous l’étiquette de la vie de quartier est souvent le produit d’un processus social contraint, une solidarité de voisinage caractéristique de ce que put être naguère l’entraide ouvrière. Bref, Bacalan « resterait physiquement une enclave quoi que l’on y détruise », et la Cité Lumineuse aura son comité de défense au « Rendez-vous des Chasseurs », comptoir qui tire son nom du temps où, en lieu et place de la cité de béton que balaie parfois un « vent de bitume », s’étendaient les marais où l’on tirait encore du gibier d’eau.

Car c’est à une sorte d’élégie des mondes engloutis que nous convie Jean-Claude Lalumière, le temps d’un polar dont le charme un peu désuet est souvent irrésistible. Polar quasi social d’ailleurs, car, non content de faire revivre une époque, il donne des ouvriers, des petits commerçants et des gens de peu une peinture pleine de tendresse et d’empathie, peinture que domine un sentiment de noblesse de classe et de pudeur fraternelle. Tout cela est peut-être un peu idéalisé, mais après tout pas si désagréable à lire, dans une période où la figure du héros se confond souvent avec celle du manager transfrontalier défiscalisé – quand ce n’est pas celle du politicard au bras d’un mannequin croqueur de mâles. Il y a quelque chose de Simenon dans cette manière de s’attacher un univers laborieux et d’éclairer le dénuement sans alourdir le trait ; et l’on pourrait convoquer jusqu’aux mânes de Dashiell Hammett, fin connaisseur  (et pour cause) de la brutalité syndicale et sociale. Point de syndicat ici, toutefois, et l’on voit mal en effet quelle union ouvrière pourrait s’intéresser à ces hommes dont l’avenir est non seulement tracé, mais pour l’essentiel derrière eux. Ils ne peuvent donc que s’en remettre à eux-mêmes – mais il est vrai que l’existence les y a habitués. La galerie de portraits est d’ailleurs plutôt réussie, de Marcel Cliquot, dit « Coquelicot », un privé comme on n’en fait plus et dont la retraite sera moins paisible qu’escomptée, à son vieil ami « le Grand Francis », en passant par Christian Laruelle, le patron du « Rendez-vous ». A travers eux, une petite communauté fière et généreuse va se retrouver compromise dans un imbroglio qui, d’une simple affaire de résistance à un projet immobilier, tournera, trafic de stupéfiants aidant, au règlement de compte sanglant.

Jean-Claude Lalumière se moque bien d’apparaître comme moderne. Même si le coup du mégot enfoncé dans l’oreille en guise de cendrier pourrait ne pas déplaire à un Tarentino, nous sommes ici face à une sorte de standard du roman policier : des acteurs qui semblent nés pour jouer leur rôle, et rien que leur rôle, une mécanique narrative linéaire très éprouvée, une technique descriptive qui vise à l’essentiel, une volonté délibérée de fuir tout effet de manche ou de style. Cet absolu classicisme pourra décevoir tel ou tel lecteur, plus désireux de se sentir malmené, mais il n’est pas étranger à un plaisir, ou à un type de plaisir, que seule permet une texture sans apprêt. Quelques traits s’avèrent certes un peu convenus, et les effets de surprise sont au bout du compte assez peu nombreux. Ce roman exerce pourtant une vraie séduction. Cela tient au récit, charpenté, bien mené, mais plus encore à ce spleen lointain dont il est emprunt, au spectacle un peu désolé de ces mondes que la modernité sociologique enterre à la va-vite et sans le moindre état d’âme. Reste à Jean-Claude Lalumière, une fois faite la démonstration de son talent à mener l’enquête, à ciseler une écriture qui manque parfois d’un peu de nerf et à la libérer de quelques timidités. Nous tiendrons alors un fameux serial writer.

Article paru dans Le Magazine des Livres - N° 8, Janvier/février 2008

vendredi 7 décembre 2012

Antonio Ungar, Les oreilles du loup

L’enfant est un animal comme les autres

Éric Bonnargent

Douanier Rousseau, Surpris !
Né en 1974, Antonio Ungar est un journaliste et écrivain colombien figurant dans la liste « Bogotá 39 » qui regroupe les trente-neuf auteurs les plus prometteurs d’Amérique Latine. Antonio Ungar est un grand voyageur qui, après avoir vécu en Angleterre, au Mexique et en Espagne, est pour le moment installé en Palestine. Mais le voyage décisif est celui qu’il fit dans son pays lorsqu’il partit vivre dans la jungle avec les Indiens de l’Orinoquie. Cette expérience lui donna l’envie d’écrire. Des réminiscences de ce voyage imprègnent ce petit roman traduit par Robert Amutio pour Les Allusifs.

L’une des plus grandes réussites de Flaubert dans Madame Bovary est d’avoir mieux décrit la psychologie féminine qu’une femme n’aurait pu le faire. C’est une performance de ce genre que réalise Ungar avec Les oreilles du loup. Le narrateur est un enfant et ce roman est écrit comme l’aurait écrit un enfant. Dans l'histoire littéraire, l’enfant est une figure incertaine, soit parce qu’il n’a qu’un rôle mineur, soit parce qu’il n’est qu’une reconstruction artificielle, comme c’est le cas par exemple dans l’autobiographie où l’enfant n’est que le porte-parole de ce dont l’adulte se souvient. L’enfant est alors intellectualisé ; il n’est que le masque de l’auteur. Or, étymologiquement, l’enfant, c’est l’infans, c'est-à-dire celui qui ne parle pas, qui est privé du langage et donc de raison ; il est encore proche de l’animal, son rapport aux choses n’est pas médiatisé par le langage (lorsque je m’approche d’une chaise, j’identifie l’objet au concept de chaise, le mot prime sur l’objet), il est direct ; la sensation prime sur le discours qui, chez l’enfant de trois ans, l’âge du narrateur, est encore balbutiant. Cela explique aussi l’absence de continuité logique entre les événements. L’enfant, de ce petit roman, nous fait part de son ressenti, mais comme il ne sait pas la raison des choses, celle-ci reste inconnue. Le père est là, ensuite il n’est plus là. Il y a des déménagements par manque d’argent, puis de la stabilité, mais c’est juste “comme ça”. Ce que fait la mère, comment elle rencontre des gens qui entrent dans leur vie (l’homme gros), qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?, tout cela reste ignoré parce que le point de vue du lecteur est celui de l’enfant et qu’il ne fait que subir sans comprendre et sans s’en préoccuper les contingences de la vie des adultes. L’exploit d’Ungar est d’écrire une langue qui nous fait oublier qu’elle est une langue, une langue qui est d’abord sensation.

Tout commence par une fête dans la propriété familiale. Au milieu de l’agitation et des cris, un petit rouquin de trois ans avec des chaussures rouges se tient immobile. Ce n’est que pour chasser un petit garçon de son tricycle que l’enfant se met en mouvement. La mère intervient, l’incident est clos, l’enfant retourne dans son coin pendant que les autres gamins reprennent leurs jeux :

« À présent ils m’ont tous oublié et je regarde la scène comme si je pouvais sortir de moi-même. Je continue à ne pas être là. Je fais demi-tour. Celui que je suis marche vers les buissons, s’approche d’un immense eucalyptus, regarde les feuilles bleutées qui se balancent au vent de la savane. Il les observe et grimpe facilement, comme si ses muscles se mettaient en mouvement, sans aucun effort, j’imagine, plantant ses griffes dans l’écorce. Une fois en haut, toujours absent, il refuse de regarder le jardin et les enfants habillés et les éclats de rire et l’agave inutile. Il leur tourne le dos. Il regarde, je regarde de l’autre côté de la grille, sous le soleil, la ville infinie qui s’étend à mes pieds. Et je m’enferme. En moi-même, dans mon corps de grand tigre, dans mon silence, dans la ville qui existe malgré moi, très loin et vaste dans la savane. Le vent glacé frôle mes oreilles. Et comme un grand tigre je pose ma grosse tête sur mes avant-bras et attends que les autres, comme le gros, comme la ville et le vent froid, se taisent aussi. »

La caractéristique de l’enfant est ainsi posée : l’enfant est atopon, étranger à lui-même et aux autres ; il ne se sent pas concerné par son prochain. L’enfant est pleinement enfant et ne supporte ni ces autres enfants qui ne sont que de petits adultes ni les adultes eux-mêmes qui évoluent dans un autre monde que le sien. L’autre est totalement autre. L’enfant est pleinement enfant, il est un corps encore animal, il est un tigre, indépendant, sauvage et en pleine osmose avec les éléments. Son essence est adamique, il vit en harmonie avec la nature, étreignant parfois les arbres afin de les écouter.
Pour lui, ne compte que la cellule familiale composée de la maman, sorte de divinité protectrice et du papa et surtout de la sœur, sa cadette de deux ans, elle aussi de nature féline puisqu’elle est un chat. Elle est une enfant et un chat en même temps, elle est à la fois l’un et son contraire (« ma sœur n’est pas un chat, même si elle l’est ») puisque dans sa logique qui n’est pas celle de la rationalité, il n’y a pas encore de place pour le principe de contradiction qui ordonne l’univers des grands. Cette communion avec la nature, la sœur ne la réalise pas par son agilité dans les arbres, elle la réalise de manière bien plus dangereuse, en se badigeonnant de miel afin de se revêtir d’un manteau constitué de milliers d’abeilles.

Lorsque le deuxième chapitre s’ouvre, deux années ont passé et le père est parti. Ce départ lui fait perdre peu à peu de sa consistance puisque, même s’il leur rend parfois visite, même s’il emmène le frère et la sœur en vacances, il n’est plus que « le fantôme de papa ». Ce n’est que lorsqu’il parvient à se montrer réellement affectueux qu’il ressemble de nouveau au papa qu’il était. La distance créée par la séparation fait néanmoins qu’il ne pourra jamais plus être ce papa ; il est condamné à n’être plus qu’un père. Cette distinction entre le papa et le père est essentielle dans la psychologie enfantine : le papa est celui qui donne l’affection, le père n’est que le géniteur.
De fantôme, le père, parce qu’il disparaît définitivement sans qu’on sache pourquoi, devient alors une ombre qui hante le petit garçon, ombre dont il ne se débarrassera que dans la danse finale du loup.
Avec le divorce des parents commence réellement la première partie du livre intitulée « Jours sombres ». C’est en effet une période d’épreuves que va rencontrer la famille décomposée. Il y a d’abord l’école où sa mère le conduit « déguisé en enfant ». L’enfant déteste l’école parce qu’elle est négatrice de l’individualité, négatrice de son animalité. L’enfant ne veut pas devenir « un morceau de ce qui s’appelle l’école ». Cela explique sa haine envers les autres enfants, ces monstres hybrides qui ne sont déjà plus de vrais enfants sans être encore des adultes. C’est pourquoi lors de « ce cauchemar répété qu’est la récréation », l’enfant se tient toujours à l’écart, sauf le jour où, pour amuser sa sœur, il se laisse battre par « un enfant gros qui se prend pour un adulte gros ». Mais lorsque la sœur se détourne, l’enfant cesse de se laisser faire et, tout en pleurant comme un chien, écrabouille la face de son adversaire. Heureusement, il sera renvoyé de cette école après avoir tenté, dans un dernier acte de résistance, d’y mettre le feu.
Mais il y aura pire que l’école : il y aura la ville, la ville qui le prive de son pré, de ses arbres, de son vent. Aux couleurs et à la chaleur de la campagne s’opposent le froid et la grisaille de la ville. Les appartements sont blancs et les odeurs, même celles des parfums féminins, sont artificielles. Les hommes se sont chassés eux-mêmes de l’Éden pour trouver refuge dans ce monde urbain aseptisé où tout a perdu son innocence jubilatoire puisque même lorsque les adultes sourient, ils sourient « comme sourient les adultes, sans y croire. » Cette sécheresse s’incarne dans la figure de la grand-mère revêche qui les accueille malgré elle dans son appartement perché au dix-neuvième étage d’une tour de cette « ville froide » qu’est sans doute Bogotá. Ils seront encore contraints de partir pour trouver refuge chez une tante. Le temps du malheur est passé, la seconde partie, celle des « jours clairs » peut commencer.

La renaissance se fait par un retour à la nature, par un voyage dans les Llanos orientales, une région de plaine au climat très chaud et à la faune d’une grande variété. Ce voyage se fait avec la cousine Aldana, une adolescente ou plutôt « un chat blanc », en tout cas, le plus bel être vivant que l’enfant n’ait jamais vu. Auprès de la pureté sauvage d’Aldana, la sensualité de l’enfant s’éveille. Il y aura ensuite cet « homme gros » qui apparaitra un matin au volant de sa voiture verte pour apporter de l’amour à la mère et aux enfants. La grosseur de l’homme n’a plus rien à voir avec la grosseur des enfants-consommateurs qui répugnait tant à l’enfant ; c’est une grosseur pleine de douceur, encore une fois animale. L’homme est comparé à un gros lapin avec des dents de castor, à un éléphant, à un ours. Avant de s’installer définitivement avec eux, l’homme gros doit repartir dans son pays et c’est pendant cette absence que vont avoir lieu quelques voyages rédempteurs. Le premier se fait dans la jungle colombienne avec amies de la mère, des méditatrices et des communistes. L’enfant retrouve alors pleinement cette animalité qu’avait étouffée la prison urbaine :

« La liberté, qui m’étouffe de surprise, de joie, dépasse mon corps qui ne mesure pas plus d’un mètre mais sait déjà ce qu’est être un tigre et un tigre de papier et un pauvre petit chien, mon corps lui aussi demande à être un grand oiseau sur ces montagnes, un faucon ou un condor ou au moins un vautour noir qui tournoie au-dessus de ma tête, un vautour qu’accompagnent d’autres vautours. Ma tête qui pense que ce n’est peut-être pas si bien d’être un oiseau, parce que les oiseaux regardent la terre de loin et ne peuvent pas regarder le ciel, sinon ils pourraient heurter d’autres oiseaux ou les montagnes épaisses, ou tomber en une pluie d’oiseaux.
Mon corps de moins d’un mètre n’est que mon corps couronné par la crinière rousse qui peut être ici décoiffée et libre. »

Il constate avec joie que sa sœur est redevenue un chat et que lui-même a repris la forme d’un « tigre qui ne se laisse pas domestiquer. » Il y aura ensuite une randonnée avec un nouveau cousin et surtout un étrange voyage au Panamá avec le grand-père qui, sitôt arrivé, se débarrasse de l’enfant en le confiant à des « hommes noirs » qui l’accueillent en pleine jungle. C’est l’émerveillement face à la multitude d’oiseaux multicolores, face à ces rivières dont les eaux sont rouges, noires ou couleur café. Au cœur de la forêt, il fera une étrange expérience : une nuit, une agitation à l’extérieur de la hutte l’éveille. L’enfant sent un animal le flairer. Sans ouvrir les yeux, l’enfant le caresse et l’animal s’allonge à ses pieds, la gueule sur ses jambes. Au matin, l’animal a disparu, mais les traces de sang au sol ne laissent aucun doute, c’est bien le jaguar qui a tué un chien et un porc pendant la nuit qui a passé une partie de la nuit blotti aux pieds de l’enfant. Le jaguar a reconnu en l’enfant son semblable. La présence du jaguar auprès de l’enfant qui croit en être un[1] est hautement significative puisque le jaguar, dans les différentes traditions précolombiennes est une divinité chtonienne exprimant les forces internes de la terre. Il est le maître de la forêt, des montagnes et des animaux sauvages. Le jaguar a une dimension que nous autres occidentaux appellerions dionysiaque et cette dimension est aussi celle de l’enfant.
Cette allégresse dionysiaque connaîtra son acmé lors du spectacle scolaire de fin d’année où l’enfant-jaguar, déguisé en loup, exécute une danse folle qui fera éclater de rire le public :

« Je suis un loup et à l’intérieur je suis un enfant dont le cœur bat, et lorsque enfin je commence à danser pour que les grands continuent à rire, je suis aussi un tigre. Un tigre vivant, total, qui a décidé de ne manger personne. Qui a décidé de tous les manger dans une grande danse de rires. »

Le loup croque le monde avec le rire qui, bien que proprement humain, est la négation même de l’esprit de sérieux qui caractérise la médiocrité de l’âge adulte. Par la danse et le rire, l’osmose avec le monde se fait. Enfin.





Antonio Ungar, Les oreilles du loup. Traduit de l'espagnol (Colombie) par Robert Amutio. Les Allusifs. 14 €






[1] Comme il n’y a pas de tigres en Amérique du Sud, je me demandais pourquoi l’auteur appelle « tigre » ce qui ne peut être qu’un jaguar. Par l’intermédiaire de Robert Amutio, Ungar me répondit ceci :

« - Una ciudad como Bogotá (con 8 millones de habitantes y 2 millones de carros, a 2.800 metros de altura, fría todo el año, a cuatro horas de avión o una semana por tierra, agua y pie de la selva), una ciudad como Bogotá, en donde transcurren los primeros capítulos del libro, está muy pero muy lejos de la selva tropical, en donde están los jaguares. En cambio está muy cerca del cine, la televisión, la radio y los libros, en donde están los tigres. Esa es la primera parte de la explicación: es virtualmente imposible para un niño de cuatro años que vive en Bogotá o en los pueblos de sus alrededores conocer a un jaguar: para hacerlo tiene que atravesar un país en guerra que es cinco veces más grande que Francia, hasta llegar a una selva densa en donde es imposible sobrevivir sin ayuda (y allí esperar varias semanas o meses, porque los jaguares no están donde están lo hombres). 

- Segunda parte de la explicación: los indígenas y los colonos que ocupan las selvas Colombianas (las selvas del Caquetá, del Orinoco y del Amazonas, que son tres tipos de selva muy distintos) llaman a todos los felinos 'tigres'. He vivido en las selvas del Orinoco y del Caquetá, y allí incluso la música, la tradición oral y las representaciones gráficas se refieren al 'tigre', no al jaguar, que es una denominación taxonómica más propia de biólogo europeo que de habitante de la selva. En efecto en Colombia no hay tigres, hay jaguares, caiparíes, dacuños, tolíes (desconozco cómo se llamen estos tres últimos en español de Castilla). Pero para los habitantes de la selva (indígenas o blancos), sí hay tigres, de la misma manera que para los habitantes de algunas sabanas, savannahs, africanas (negros o blancos), hay 'gatos', 'cats', no tigres o leones. 

- Tercera y más importante: el jaguar, que los indígenas del Orinoco llaman 'gato de sombra', es un animal sagrado, y por lo tanto cargado de una fuerza y una potencia evocadora que es muy superior a la de la literatura y que yo me considero incapaz de manipular en una novela como esta. Si ponía un jaguar en mi novelita con niño, iba a haber un jaguar comiéndose un libro y no un libro con jaguar. 

- Cuarta y absolutamente subjetiva: me parece que el tratamiento que Sepúlveda hace de la selva es como el que hace Walt Disney. Sepúlveda, claro, es más peligroso que Disney, porque tiene un gran talento narrativo, un gran poder de convicción y habla de temas desconocidos para casi todo el mundo (incluídos los habitantes de las grandes ciudades latinoamericanas). En Chile no hay selva. Hay montañas nevadas, estaciones y chilenos. 

Espero no haber sonado arrogante o demasiado enfático con estas explicaciones. Me pareció que hablando de tigres y jaguares era mejor dar un buen zarpazo que irse con la cola entre las piernas.