vendredi 22 mars 2013

Marc Villemain, Ils marchent le regard fier

De cannes et d'épées
Céline Righi

Van Gogh, Vieil homme pleurant
Le vieux ne parle plus ou alors seulement parfois du bout des yeux. Comme fossile sur son banc, il se souvient d'avant, se bat avec l'antan, miné par la blessure. Ses joues sont blanches et douces et sur sa peau de talc on voudrait poser main. Le soulager un peu de sa douleur vivace, de la peine qui lacère, met le coeur en lambeaux, qui a pris pour visage celui de son enfant, Julien.
Donatien, "comme raidi sur son banc, retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin..." Pourquoi en es-tu là, dans le jour immobile, le regard tendu vers on ne sait trop quoi ? Qu'en est-il aujourd'hui de la révolte ancienne qui grondait dans ton ventre, qui te fit te dresser, aller jusqu'à Paris, gentiment comploter, pour donner lettres d'or au mot de "dignité" ?
Donatien, "Le débris", il ne te reste plus que des miettes de vie.
Un beau jour, comme un guide tu embarques tes amis et ta femme, Marie, vers la révolution. Lassés, ratatinés, vos espoirs calcinés par l'arrogante jeunesse qui veut vous oublier, vous pousse vers le cercueil, vous regarde de son oeil, sec et indifférent. Stop à l'humiliation. Tu retrouves ton haleine, tu fais vibrer les autres, et te poses devant eux, "remonté comme un intellectuel".
"Un tribun derrière le taiseux". On ne peut plus t'arrêter. Et tes amis te suivent. Vous gagnerez bataille, vous allez leur montrer que le bois sec et vieux peut se faire cinglant et remettre à leur place les têtes de bois vert.
Le narrateur, ton ami d'enfance, lié à toi croix de bois croix de fer, "deux hommes qui n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre", parrain de ton Julien, raconte avec une  tendresse vigoureuse comment lentement mais sûrement la graine de révolte est devenue gangrène jusque dans vos vieux os :

"Mais ce qui a fait déborder le vase, pour Donatien (...), c'est cette affaire d'hôpital. Plus de place plus de lit qu'ils ont dit, plus d'urgence vu que la vieille casserait sa pipe d'un moment l'autre. Aussi, tout bête, suffisait d'y penser : ils l'ont foutue dehors. Sur le bas-côté direct, en plein coeur de ville ! Une pauvre couverture jetée sur la couche à roulettes. Ni préavis ni couronne."


Entre deux verres de prune vous vous donnez la force de sauver votre monde, vous trouvez réconfort dans l'amitié solide. Vous ne vous laisserez pas faire et vous vous retrouverez dans un cortège géant, tranquilles mais décidés à leur montrer, à eux, que vous n'êtes pas encore matière pour le rebut.
En face de vous défilent, avec bruit et fureur, les jeunes. Et en première ligne :

"Des mères. Que ça. Des jeunes mères portant leurs bambins sur le devant, à même le ventre, en bandoulière dans des sortes de besaces. Qu'on aurait dit des kangourous. Elles avaient beau crier à tue-tête et nous autres pousser l'oreille, la seule chose qui nous parvenait, c'était les mioches qui chiardaient et ne comprenaient fichtre rien à ce qu'ils faisaient là, sous le cagnard, avec leurs mères s'époumonant dans des rangées d'oignons. Les deux cortèges s'ébrouaient dans une lenteur de grosse limace, un mille-pattes quoi, en tous cas il y avait de l'hésitation de part et d'autre." 

Et puis il y a Julien, ton petit, qui a choisi son camp. Julien est avec eux. Julien n'est pas un vieux. Bien sûr en tant d'années, vous eûtes des orages, des différends qui viennent de la différence d'âge. Mais aujourd'hui, trois avril, c'est "un jour de bien beau temps" et tu le retrouves, alors que la situation se désagrège, face à toi, au détour des venelles parisiennes. Il te regarde "avec un sourire de fils" malgré les mauvaises lunes d'avant et vos deux combats d'aujourd'hui.

Oui, c'est un jour de printemps frais et beau. Et puis soudain, le drame...


Marc Villemain, Ils marchent le regard fier, Éditions du Sonneur, 2013


1 commentaire:

  1. Le roman de Marc Villemain, « ils marchent le regard fier », s’écrit à la façon d’un palimpseste sur un récit de « La Légende dorée » de Voragine, « La Légende de saint Julien l'Hospitalier ».

    Dès la première page, le narrateur du roman fait allusion à « La Légende dorée » :
    [L’appareil lui vient de Julien, étrennes d’un hiver précédent. Donatien l’avait appelé comme ça en souvenir d’un livre qu’il avait lu, enfant. Les aventures de Julien l’Hospitalier, « La Légende dorée » ça s’appelait, je crois, un gros livre. L’histoire d’un pauvre diable qui tue père et mère par méprise, et qui deviendra un saint pourtant, après qu’il aura aidé un lépreux à traverser le fleuve. Drôle d’histoire. Enfin, pas tant l’histoire que ce qu’elle me renvoie, quand on sait ce qui arrivera. ]

    Donatien, nom du (personnage du) père dans le roman de Marc Villemain, c’est aussi le nom d’un saint de La Légende dorée (manuscrit 266, De saint Donatien f. CCVII v).

    On sait que dans l’un des "Trois contes", (Paris, G. Charpentier, éditeur, 1877), Flaubert réécrit « La légende de saint Julien l’Hospitalier » et qu’un peu moins de vingt après, Marcel Schwob en écrit une préface qui, comme le souligne Hugues Laroche, est l’une des premières études un peu fouillées sur La Légende de saint Julien l’Hospitalier, dans une perspective essentiellement comparatiste, Schwob se préoccupant fortement des relations entre littérature savante et littérature populaire. Il y défend la thèse d’une origine populaire et païenne à cette Légende dont il fait, comme le précise toujours Hugues Laroche, « un type archaïque », rapproché du mythe d’Œdipe.

    Ce qui m’a fascinée dans le roman de Marc Villemain, outre la question des « vieux » (assez cruciale à notre époque où les vieux sont plus nombreux que les « jeunes »), c’est l’écriture. Car Marc Villemain a pris le parti de faire raconter l’histoire (passée et présente) par un narrateur, ami d’enfance de Donatien et parrain de Julien, le fils de Donatien. Et ce narrateur dont on ne sait pas le nom - Donatien depuis tout enfant ne l’a jamais appelé par son prénom, mais toujours mon vieux -, est resté paysan dans son village.

    En choisissant de faire parler un non lettré pour raconter une histoire pareille, Marc Villemain reste dans cette « continuité » qui obsédait Flaubert et Schwob, lequel se passionnait pour Villon, Shakespeare et Stevenson, « ces écrivains de génie qui ont su ne pas se couper de cette ‘imagination obscure’, que Schwob attribue au peuple et au passé, tous deux relevant de ce pouvoir d’absence conféré à l’origine : dans l’antiquité et l’anonymat, la légende se constitue dans un retrait, dans un discours où ce qui ne peut se dire (l’origine) donne au texte sa forme. »

    J’ajouterai que ce qui est fascinant aussi, c’est que cette question des « vieux » soit abordée avec autant d’acuité par un auteur qui a à peine la quarantaine. Se dire alors qu’être né en 1968 le prédisposait peut-être à inventer une révolution, et quelle.
    Souligner que le roman, « ils marchent le regard fier » est dédié à son fils. Et que le troisième personnage, femme de Donatien et mère de Julien, se prénomme Marie.


    Michèle Pambrun (06/01/2014)

    RépondreSupprimer