jeudi 6 juin 2013

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans


Antennes
Céline Righi




Thierry Vernet, Juruk 5, l'heure citron
IL marche dans des villes qui ressemblent à tout ou à rien. Des routes comme des rubans se déroulant sans fin. Et sous ses pieds la boue, les bosses et les fissures ; les semelles encollées de crachats et d'ordures. Mais il vivra pieds nus. Il grattera le sol avec ses ongles durs.
Il erre dans des ruelles qui ne respirent plus, des villes en petits tas qui pleurent sous pluie d'automne ou qui croulent sous la neige, sous le froid blanc qui gifle. Cherchant petits butins dans les heures limoneuses, fouillant le temps d'avant par la plante des pieds, traçant des arcs-en-ciel sur l'asphalte luisant. Et sur sa peau du vent parfumé d'échappement, du vent hydrocarbure, du vent chaud et puant mais les souvenirs brillent comme perles de culture ou alors s'évanouissent et se pendent au gibet des vieux ans :

Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids de la neige
ville bancale
                                                                                                         gesticulants vergers griffus
                                                                                                         secrets du monde ancien aussitôt reperdus

Il picore et grignote les miettes croustillantes d'un passé qui s'effrite comme un morceau de craie. Il s'empiffre d'odeurs de saveurs de couleurs et place dans sa besace les merveilles quotidiennes, les miracles oubliés par les yeux embués, par la vie de torpeur ou par les habitudes qui feront qu'un beau jour, les hommes somnambules ne s'étonnent plus de rien.
Chaude haleine recueillie dans le creux de ses paumes, vapeur d'eau et de thé, "guirlandes de piments / samovar et phalènes".
Le poète est savant, chercheur, biologiste. Il est l'oeil bienveillant de l'entomologiste qui s'inquiète et prend soin de la vie minuscule quand d'autres aiment faire craquer punaises sous leur semelle. Il déniche le bon dans les hôtels miteux et il sait voir le beau même sur les murs lépreux.

Des petits bouts de savon sale
semés un peu partout
Et la moitié d'un étron sec
sur la lunette des cabinets
Et ce matin sur les draps propres
la petite tache de sang des punaises
mais le lit était bon
J'ai dormi comme un roi quand même

L'avenir est incertain, s'esquisse en hypothèse : "Où irons-nous demain ?" 
Et le souvenir valse avec la solitude :

Voilà des mois que tu n'as pas reçu de lettres
tu es le dernier des parias à bord de ce navire
le coeur rendu, un torchon d'étoupe à la main
tout noir de souvenirs déjà
tu t'abolis dans le tremblement des hélices
tu écoutes le chant ancien du sang dans tes oreilles

Une errance épineuse en plein coeur de mémoire mais qui reste gorgée de belles couleurs vivantes excitant la rétine. "Le bleu des mosquées sous la neige / les camions rouillés sous la neige / les pintades blanches plus blanches encore / les longs murs roux" Et quand trop de dehors fait hoqueter les pupilles, tourner son oeil ailleurs, vers le dedans fragile, où peut frémir l'absence et les échos intimes d'une mélancolie vague :


je traverse en dormant la nuit hémisphérique
derrière le velours de l'absence
je retrouve à tâtons l'amande d'un visage
soie ancienne
les yeux couchés dedans


Dehors ou dedans, c'est le beau cheminement d'un homme assoiffé d'ailleurs qui se dessine au fil des routes et des pages. Il se prend par la main sur les chemins scabreux. Il est le pélerin qui marche sans bâton. Sa tête est une lanterne, elle guide ses pas. Et l'élan vagabond renferme nécessairement - comme l'écrin son bijou - cette furieuse envie de devenir :

orties et poussière
cabanes usées par le vent et la mer
jusqu'où - je vous le demande -
faut-il aller traîner encore
ce moi qui voudrait tant grandir






Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoé, 1997.



1 commentaire:

  1. Comme tous les textes de Céline, celui-ci emporte notre conviction et attire notre oreille: on se laisse aisément bercer par le rythme résolument ternaire de ses propos et les pauses où le texte original est cité. Un oeil musical et sensible est jeté sur un texte, on ne saurait résister à cet appel... Bravo encore pour cet article et pour tous les autres.

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