lundi 31 janvier 2011

JaKob Wassermann, L'Affabulateur.

Le Père des Mensonges
Éric Bonnargent

Brueghel, Le Triomphe de la mort.
Né en 1873 et mort en 1934, Jakob Wassermann, dont le nom n’évoque généralement pas grand-chose au lecteur français, fut pourtant l’ami d’Arthur Schnitzler avec lequel il fit un long voyage à pied et à bicyclette en Autriche, mais aussi d’Hugo von Hofmannsthal, d’Heinrich et Thomas Mann, d’Hermann Hesse, de Stefan Zweig et de Rilke qui, tous, l’admiraient. Il faut dire que Jakob Wassermann était sans doute l’écrivain allemand le plus célèbre de son époque et son œuvre était traduite dans toute l’Europe. Grâce à la traduction de L’Affabulateur, Les Éditions de la Dernière Goutte nous permettent de redécouvrir un écrivain injustement tombé dans l’oubli.

L’action se déroule au début du XVIIe siècle, en Basse-Franconie. Sur ces terres catholiques, règne le sinistre Prince-évêque Philippe-Adolphe. Âgé de 70 ans, l’évêque est un homme sombre et austère qui mène une vie d’ascète dans son palais de Wutzbourg. Il en a banni tout luxe ostentatoire, au point de faire recouvrir de draps noirs les miroirs et les lustres de cristal. Son existence est moins animée par l’amour de Dieu que par la peur du Diable : dans chaque chose, dans chaque événement, il voit des traces de maléfices :

« Il était tellement corseté par sa superstition et sa peur des démons qu’il tremblait dès qu’il s’agissait de faire un pas. La dalle sous son pied, la charpente au-dessus de sa tête lui paraissaient enchantées. L’air qu’il respirait pouvait être, par magie, empoisonné, comme le livre qu’il lisait, le coussin sur lequel il dormait. Ni l’oraison ni la mortification n’offraient de protection. Mais cela n’était rien, comparé au danger qui venait des hommes, ceux dont la conjuration avait pour but d’anéantir le royaume de Dieu, ceux qui jetaient des sorts au bétail, connaissaient des formules sataniques, fendaient l’air pour se rendre aux agapes sacrificielles des Baalim, ceux qui soumettaient leurs enfants pré-pubères au magistère du diable queutard, coupaient le vin avec des potions déchaînant les furies, abusaient de la sainte Hostie, gardaient les troupeaux du sabbat, payaient avec un simulacre d’or et procréaient d’infâmes chignards en copulant avec le démon de la nuit. »

En proie à ses frayeurs, sans doute serait-il resté reclus dans son évêché, s’il n’avait eu le père Gropp à ses côtés. Le Jésuite, véritable éminence noire, a réussi à le persuader qu’il était investi d’une mission : lutter contre le Malin. L’Inquisition bat donc son plein et, grâce à la dénonciation rémunérée, personne n’est à l’abri de la folie religieuse de l’évêque, surtout pas ceux qui peuvent être enviés des autres. C’est une bien sombre période, la terreur est de mise et « les plus heureux sont ceux qui ne sont pas nés et qui n’ont pas à voir ce qui se passe sous le soleil. »

Un événement va détourner l’évêque de ses activités : le retour après huit ans d’absence de la baronne Théodata, la femme de son frère défunt, qui lui avait confié son fils, alors âgé de six ans. L’évêque avait relégué le petit Ernest dans un château à moitié abandonné où quelques vieux domestiques s’occupaient tant bien que mal de son éducation. Ernest est un garçon bien singulier : après avoir gardé le silence les six premières années de sa vie, il s’est soudainement mis à parler, à parler et à parler encore, inventant sans cesse des histoires comblant de bonheur ses auditeurs, les serviteurs de l’évêque et les paysans des alentours :

« Il était à leurs yeux un jour de fête incarné, quelque chose dont on parle longtemps avant, longtemps après, et qui vous rend heureux. »

Ernest est un affabulateur, rien de ce qu’il raconte n’est vrai, il réinvente en permanence et réorganise les événements à son gré. Il ne ment pas, il raconte des histoires. Mentir est pernicieux puisqu’il s’agit de tromper l’autre. Ernest n’a qu’un seul but : égayer ceux qui l’écoutent. Dire la vérité, c’est dire le réel et, en ces temps obscurs, le réel n’est guère réjouissant : mieux vaut fuir dans la fiction. On pourrait faire siens les mots que prononcera Blanche dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams :

« Je veux enjoliver les choses. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité ! Que je sois damnée si c’est un péché. »

L’évêque étant contraint de le faire venir chez lui, le problème du péché va effectivement se poser. Dans un premier temps, l’évêque est charmé par l’adolescent. Au grand dam du père Gropp, il s’attendrit, couvre son neveu de cadeau, le berce la nuit et abandonne sa chasse aux démons. Grâce à aux récits d’Ernest, c’est tout l’évêché qui s’humanise :

« Au bout de quelque semaines, le chapitre tout entier se consumait pour le damoiseau : chanoines, prévôts, vicaires, doyens, curés, prêtres séculiers, moines, il les captivait tous, tous étaient vaincus par son don mystérieux [..]. La plupart d’entre eux avaient quand même l’impression d’être les témoins d’un miracle incarné et croyaient plaire à l’évêque quand ils louaient le damoiseau et clamaient à qui mieux mieux leur émerveillement. Mais ce n’était pas le cas. Une inquiétude croissante saisit l’évêque, perturba ses habitudes, chamboula l’organisation de ses journées, dérangea ses audiences, ses exercices, ses prières et ses décisions de juge. »

Mais le père Gropp travaille à la perte de l’Affabulateur et, peu à peu, convainc l’évêque de la possession diabolique dont il serait victime. Une personne qui raconte autant d’histoires ne peut être que sous la coupe de celui que la Bible appelle aussi Le Père des mensonges. Après maintes tergiversations, Ernest est emprisonné pour répondre à la Question. Désespéré, en proie à ses contradictions, la fureur de l’évêque est décuplée. La mère d’Ernest est à son tour arrêtée ainsi que des centaines de personnes. Les piloris et les bûchers se multiplient : toutes les familles de Wutzbourg sont touchées par cette tornade de haine. Le morbide et le réel l’emporteront-ils sur le jubilatoire et la fiction ?

Le jeune Ernest ressemble à bien des égards à son créateur. Tout deux savent envoûter leurs auditeurs ou leurs lecteurs grâce à leur talent de conteurs. La fiction, pour son créateur ou pour son public, est salvatrice, elle permet d’échapper à la noirceur de l’ordre du monde. Grâce au pouvoir démiurgique des mots, d’autres possibles sont envisagés :

« Les mots se jetaient sur lui à tel point qu’il avait l’impression d’être sous une cascade l’empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux ; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d’un jeu : chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s’érigeait un événement. »

La haine et l’obscurantisme règnent sur le monde dans lequel vivent l’auteur et son personnage. La diabolisation des Juifs qui se manifeste de plus en plus clairement en Allemagne dans les années 1920 est une chasse aux sorcières semblable à celle menée par l’Inquisition. Dans les deux cas, ce sont les a priori, l’ignorance et la bêtise qui sont à l’origine de la peur. Bien que célébré en Allemagne, Jakob Wassermann publie en 1921, Mon itinéraire comme Allemand et comme Juif, un texte dans lequel il explique qu’un Juif ne sera jamais un Allemand. Ce pessimisme est clairvoyant : l’année précédente, Adolf Hitler publiait à Munich le programme politique du parti national-socialiste dans lequel il était spécifié que les Juifs ne pouvaient prétendre à la nationalité allemande. En 1925, Hitler développait son programme dans Mein Kampf et, un an plus tard, paraissait L’Affabulateur. L’Inquisition nazie allait bientôt commencer et les livres de Jakob Wassermann allaient subir l’autodafé…
On le sait depuis Platon qui, le premier, a élaboré une théorie de la censure : les pouvoirs autoritaires prônent la vérité, leur vérité et c’est pourquoi ils condamnent toujours la fiction. La fiction, c’est la liberté et les affabulateurs sont les éternelles victimes des dogmatismes. Heureusement, même bâillonnées, même bafouées, la liberté et la fiction finissent toujours par l’emporter.






 Jakob Wassermann, L’Affabulateur. Traduit par Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt. Éditions de La Dernière Goutte. 17 €

2 commentaires:

  1. Merci, Eric, pour ce bel article qui met à l'honneur un livre magnifique, dont l'une des beautés est de faire surgir la vérité par la fiction, qui, comme tu le dis, n'est pas miroir, mais créatrice. En effet, si, ainsi que tu l'évoques dans ta chronique, le charme de la fiction permet d'échapper à la noirceur du monde, l'oeuvre anticipe la réalité, dans un mouvement qui lie les ignominies du passé à celles qui s'annoncent. Wassermann est un auteur "clairvoyant" (c'est le mot que tu emploies) mais se refuse à jouer les prophètes ou les oiseaux de mauvais augure. Au lecteur de trouver sa place dans l'oeuvre, de faire preuve de lucidité, de découvrir dans la fiction ce qui se rattache à lui ou à l'existence en général.
    Sinon, effectivement, Wassermann n'est pas très connu en France. Certaines de ses oeuvres ont pourtant été traduites, entre autres Caspar Hauser ou la paresse du coeur, et L'Affaire Mauritzius. Deux livres importants (surtout le second).
    Et puis, je profite de l'audience de votre blog pour souhaiter aux éditions La Dernière Goutte un très bel anniversaire! Trois ans déjà de passion, de découvertes, de partage, un magnifique catalogue et encore des trésors à venir! Je précise que je ne suis nullement actionnaire de la maison, juste une lectrice reconnaissante et enthousiaste.
    Amitiés aux deux anagnostes
    Anne-Françoise

    RépondreSupprimer
  2. Oui, tu as raison, il s'agit bien de clairvoyance. Comme Kafka, d'ailleurs. Il y a une belle lecture de Steiner qui montre que la Métamorphose peut aussi être comprise comme le pressentiment de la Shoah.
    Quant à La Dernière Goutte, nous sommes aussi d'accord, c'est incontestablement une maison de qualité.
    Des bises
    E

    RépondreSupprimer