vendredi 11 mars 2011

Entretien avec Horacio Castellanos Moya

Photographie Moisès
Écrivain de nationalité salvadorienne né au Honduras en 1957, Horacio Castellanos Moya est l’un des écrivains-phares des Editions les Allusifs. Effondrement est le septième roman publié par la maison québécoise, le troisième à être traduit par André Gabastou (les autres l’ayant été par Robert Amutio).
Suite à la parution en 1997 du Dégoût (sous-titré « Thomas Bernhard à San Salvador »), Castellanos Moya a été contraint à l’exil. Conçu comme un réquisitoire aussi féroce que burlesque contre son pays, Le Dégoût lui a valu des menaces de mort et au Salvador, un pays rongé par la violence et la corruption, on ne plaisante pas avec les menaces de mort. D’abord réfugié en Espagne et au Mexique, l’écrivain vit aujourd’hui à Pittsburgh aux Etats-Unis.
L’action des romans de Castellanos Moya ne se passe pas seulement au Salvador, mais dans ce noyau gangrené de l’Amérique centrale formé par trois pays : le Salvador, le Honduras et le Guatemala. Bien que les guerres civiles opposant les juntes aux guérillas communistes soient terminées depuis les années 80 ou 90, ces pays restent en proie à la violence et à la misère. Si ces pays sont aujourd’hui des démocraties, les hommes au pouvoir ont tous du sang sur les mains et rien n’a fondamentalement changé.
L’effondrement de cette partie du monde est dans ce roman cristallisé par l’effondrement d’une famille de la haute-bourgeoisie hondurienne. L’hystérie et la fureur qui secouent ces pays sont cristallisées dans le personnage de Doña Lena, une femme enragée qui déverse sa haine pendant trente ans sur sa fille, Doña Teti, qui a eu le malheur de se marier à un Salvadorien. Dans chacune des parties d’Effondrement, Horacio Castellanos Moya utilise un registre différent : le dialogue, le genre épistolaire et la narration classique. Avec un souffle épique et une ironie mordante, il nous entraîne dans les abysses toujours plus profonds d’une folie que seule la mort peut guérir.

Éric Bonnargent :  Dans La mort d’Olga Maria, vous donniez la parole à une représentante de la haute bourgeoisie salvadorienne. Cette fois, dans Effondrement, c’est une riche Hondurienne, Doña Leña, qui est votre personnage principal. Pourquoi, lorsque vous donnez la parole aux classes privilégiées, la donnez-vous à une femme ?

Horacio Castellanos Moya : C’est une très bonne remarque. Je n’y avais pas pensé moi-même. Ce qui veut dire que je ne l’ai pas fait de manière consciente, ni dans un but extralittéraire. Peut être ma vision du pouvoir est-elle féminine, ou sans doute les personnages masculins, riches et puissants ne m’attirent-t-ils pas. Je ne sais pas.

Vous dénoncez sans cesse la violence et la corruption qui règnent ds les pays d’Amérique Centrale. Peut-on alors considérer que votre œuvre a une dimension politique ?

Mon œuvre est éminemment littéraire. Elle a un contexte politique, et peut certes se prêter à une lecture politique, mais sa raison d’être est littéraire. Je considère l’écriture de fiction comme un art, et me considère par conséquent comme un artiste. Si mon œuvre possède quelque valeur cela ne peut être qu’en tant qu’œuvre d’art, pour ses qualités artistiques, et non pour les lectures politiques qu’il est possible d’en faire. La politique ne m’attire que comme la pédérastie attire les prêtres, comme un vice.

Effondrement est constitué de trois parties correspondant à trois périodes distinctes : novembre 1963, mai 1969-juin 1972 et enfin décembre 1991-juin 1992. La première partie est un dialogue sur entre Doña Lena et son mari, Erasmo, qu’elle a réussi à enfermer dans les toilettes pour qu’il ne puisse pas se rendre au mariage de leur fille, Doña Teti, à laquelle elle reproche de se marier à un Salvadorien divorcé et plus âgé qu’elle. La seconde est constituée de la correspondance entre Erasmo et sa fille installée au Salvador. La dernière partie, plus classique, a pour narrateur le dernier serviteur de Doña Lena qui vient de mourir à presque quatre-vingt-dix ans. Pourquoi avoir adopté ces différents styles narratifs et pourquoi, comme vous l’aviez fait, pour Là où vous ne serez jamais et Le Bal des Vipères, avoir choisi plusieurs voix pour raconter une histoire ?

Effondrement, est un roman construit comme un triptyque. Chaque partie fonctionne de manière autonome bien qu’elle soit fraction d’un tout.
Chacune est écrite dans un style particulier qui m’a semblé être le choix technique le plus adéquat face à la matière narrative. Ce qui compte c’est que je m’efforce pour l’écriture de chaque récit d’avoir recours aux registres qui me semblent les plus appropriés pour le développement de tel personnage, dans telle situation. J’utilise parfois la méthode de la preuve par l’erreur. Par exemple dans le cas de ce roman Effondrement, j’ai d’abord tenté de concevoir la première partie comme un monologue de doña Lena ; mais cela s’est avéré être une voix terriblement forte, que j’étais incapable de maintenir à un  niveau  aussi haut, et qui de plus couvrait tout le reste. C’est la raison pour laquelle que j’ai opté pour la solution du dialogue, ce qui me permettait à la fois de la contrôler, de l’aérer, de la confronter et de montrer ses fissures.

La première partie pourrait être adaptée au théâtre et constituer une excellente comédie. Dans tous vos romans, il y a une ironie, un penchant pour la farce et le grostesque. Pourquoi parler avec humour de si terribles sujets

L’humour semble être une constante dans mon œuvre. La moquerie, l’ironie, le sarcasme peuvent se concevoir comme un recours littéraire. Cependant, dans mon cas l’humour n’est pas un trait qui m’est propre ni un stratagème littéraire, mais plutôt l’expression de la culture dont je suis issu, celle par laquelle je me suis formé. L’humour relève de l’idiosyncrasie salvadorienne. D’aucuns affirment que c’est une forme de résistance face à l’effrayante réalité quotidienne du crime, de la pauvreté et de la grossièreté. Roque Dalton, le plus grand poète qu’ait compté le Salvador, se définissait comme quelqu’un qui n’a jamais pu se retenir de rire.

Doña Lena dit du Salvador que c’est une « terre maudite de criminels et de voleurs ». Sa haine est telle qu’elle considère qu’il serait contre-nature que sa fille se marie à un Salvadorien. D’où vient cette haine d’une partie des Honduriens pour les Salvadoriens ?

Doña Lena est l’expression d’une mentalité nationaliste. L’un des traits principaux du nationalisme est la haine du voisin. Le nationaliste hait tout ce qui est au-delà de ses frontières, la différence est la cause de cette haine du voisin. Ce qui rend le nationalisme latino-américain ridicule, c’est que le voisin n’est pas si différent, comme c’est le cas entre honduriens et salvadoriens chez qui les différences sont minimes. Le caractère ridicule du nationalisme latino-américain ne le rend cependant pas moins dangereux et criminel.

Suite à la parution du Dégoût, vous avez été contraint à l’exil. L’année dernière, le photographe français Christian Poveda a été abattu de quatre balles dans la tête suite à la sortie de La vida loca, un documentaire sur les gangs salvadoriens. Comment se passe la vie culturelle là-bas ?

Cela fait six ans que je ne vis ni ne voyage en Amérique centrale. J’ignore quelle vie sociale se développe là-bas. Pour ce que j’en entends, il semblerait que la principale distraction nationale soit le crime : les gens passent leur temps à parler d’assassinats, de vols, d’enlèvements… C’est la nourriture spirituelle de chaque jour… J’ai connu Christian Poveda à Madrid. Il m’avait proposé une collaboration pour le scénario d’un film sur les gangs, mais nous n’en avions plus reparlé et lui s’était consacré à la promotion de son documentaire. Il m’a semblé qu’il était un peu à l’instar de ces premiers chrétiens dans la fausse aux lions, enthousiaste à l’idée de pouvoir dompter les fauves. Vous voyez le résultat.

Le titre de votre dernier roman, Effondrement, est comme un résumé de votre œuvre puisque, dans chacun de vos livres vous montrez l’effondrement des pays d’Amérique centrale à travers l’effondrement de vos personnages. La situation de cette partie du monde est presque inconnue en France. Comment expliquer cette violence et cette corruption qui continuent à ronger ces pays alors que le temps des juntes et des dictatures est passé et que la démocratie s’est partout mise en place ?

Dans nos pays les élites vivent du mimétisme et de la duperie. Ils ont importé une démocratie politique vide de tout contenu social et économique. La démocratie associée à une extrême pauvreté, à l’injustice et à l’impunité ne peut que produire plus de violence et de corruption. C’est un cercle vicieux. Le grand capital pille et favorise l’évasion fiscale, il a besoin pour cela de fonctionnaires corrompus ; l’Etat manque de politiques et de fonds pour investir dans le social, la répression est donc son unique réponse. C’est ce qui explique que la violence politique se soit recyclée en violence criminelle.

De la Colombie au Mexique, il y a comme une diagonale infernale qui inspire de nombreux auteurs, notamment Fernando Vallejo, Daniel Sada ou Roberto Bolaño. Comment expliquer cet intérêt de la littérature pour le mal ?

Le mal fait partie de l’essence de l’Homme. Le mal est partout  et s’exprime des plus diverses façons. Si la littérature se pose comme un voyage, comme une profonde immersion en l’Homme, alors le mal apparaît avec force. La grande littérature s’abreuve à la source du mal. Et il me semble qu’il en a toujours été ainsi : Homère, Sophocle, Virgile et Dante ont plongé dans le mal de leur époque, ils ont sondé ce mal qui bouillonnait en l’Homme et, à partir de cela, ils ont bâtit des œuvres immortelles. C’est en cela que consiste le défi.

Dans Le Bal des vipères, flics et journalistes analysent rationnellement les meurtres en série causés par Eduardo Sosa et ses vipères alors que c’est le hasard qui frappe, un hasard qu’il est humainement impossible d’admettre. Dans Les Détectives sauvages, Roberto Bolaño fait dire à Abel Romero que si le mal a une cause, il est possible de lutter contre lui alors que s’il n’en a pas, « nous sommes foutus ». Pensez-vous que nous sommes foutus ?

Évidemment nous sommes foutus, vraiment foutus. La race humaine qui vit sur cette planète perdue dans un infime recoin de l’univers semble irrattrapable. Sans doute est-ce pour cela que nous tournons autour du soleil, totalement seuls et oubliés de toute autre forme d’intelligence que la nôtre.

Traduction de l’entretien par Yaël Taïeb.






Horacio Castellanos Moya, Effondrement. Les Allusifs. 16 €




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