mercredi 6 avril 2011

Lionel-Edouard Martin, Le Tremblement (Haïti, 12 janvier 2010)

Entretien avec Lionel-Édouard Martin 
Marc Villemain
 
220 000 morts, 1 million de sans abris, des dégâts estimés à 8 milliards de dollars : Haïti, le 12 janvier 2010, a vécu le séisme le plus destructeur de son histoire.

Un écrivain que nous aimons, Lionel-Édouard Martin, poitevin d’origine mais enseignant à l’université des Antilles et de la Guyane, était sur place, au titre d’un programme de coopération avec des étudiants haïtiens qu’il a mis en place avec quelques collègues.

Le Tremblement, dont la vertu cathartique n’échappera à personne, est un manuel de survie autant qu’un hommage rendu au peuple haïtien et à ses morts. L’exercice est toujours délicat, mais si on ne lira évidemment pas ce livre comme les autres, si l’on n’y retrouve pas la truculence et le pittoresque de la prose que nous connaissons, il n’en vibre pas moins d’une poésie dont l’âpreté serait comme le pendant de la grâce.
 
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Marc Villemain. Alors, que peut la littérature ?

Lionel-Édouard Martin. Du côté de l’écriture, beaucoup, car elle travaille le coeur même de l’humain : le langage. Survivre à une catastrophe, avoir frôlé la mort, cela pose cette question : comment, après, se reconstruire ? J’ai tâché d’y répondre en disant : en créant, et en recréant les événements autrement qu’en les relatant – en les structurant comme on structure, en musique, sons et motifs pour donner à l’auditeur une sensation de complétude esthétique. J’ai cherché, dans Le Tremblement, à orchestrer, comme un compositeur, des thèmes récurrents, à les mettre en œuvre dans une forme qui, au-delà de la seule narration, fasse écho, et constitue de la sorte un tout cohérent et harmonieux quoique fondé sur le chaos. Une des clés du texte se trouve, vers le milieu, dans la citation de Salammbô – épisode en rien inventé, mais où j’ai puisé l’idée de cette organisation cyclique. Maintenant, du côté de la réception, c’est au lecteur de dire.
 
Marc Villemain. Qu’est-ce que cette tragédie vous a appris, pour aller vite, sur la communauté des hommes et ses réflexes ? 

Lionel-Édouard Martin. Je crois être, foncièrement, un humaniste : tous mes écrits en témoignent. Ce que j’ai vécu a renforcé le sentiment que l’homme, même dans les situations les plus extrêmes, fait preuve de partage, d’empathie et de dignité. Je le dis constamment, dans Le Tremblement : notre groupe de survivants a montré jusqu’au bout la plus extrême solidarité, et sa ténacité à dénoncer par anticipation la possible exploitation journalistique de la catastrophe – c’est à dire tout le contraire de l’humanisme tel que tous, nous le concevions. Et force m’a été de constater aussi – mais c’était une confirmation plus qu’autre chose – que le peuple haïtien, même dans la détresse la plus vive, s’est inscrit dans ce même courant d’entraide et de communion. Les maisons peuvent bien tomber, l’homme se relève et relève les maisons ; et pour citer Rimbaud : « le Juste rest[e] debout, dans l'épouvante / Bleuâtre des gazons après le soleil mort. »

Marc Villemain. Vous parlez dans Le Tremblement, de « l’homme mûr que, désormais, définitivement je suis, sans espoir de retour. » De quelle manière, exactement ? quelle leçon personnelle tirez-vous de ces journées dans le chaos ?
Éditions Arléa

Lionel-Édouard Martin. Qu’est-ce qu’un homme mûr, qu’un homme qui a vécu la mort de nombre de ses proches ? On côtoie la mort tout au long de sa vie, mais il est, heureusement, rare qu’on la côtoie dans de telles circonstances. J’ai perdu, le 12 janvier, des centaines de collègues et d’étudiants haïtiens – et ce, en quelques secondes : qui ont accéléré le temps, qui m’ont confronté, d’un coup, massivement, à bien plus de morts que dans une existence « normale ». C’est cela qui fait mûrir. Comment s’exprime, dès lors, cette maturité soudaine ? Dans l’acceptation de l’irrémédiable, dans la relativisation du quotidien, dans l’apaisement de certaines tensions existentielles. Leçon personnelle ? Celle, inlassablement ressassée, depuis toujours, par la littérature, qui m’a administré la preuve de sa véracité – dût-on y voir un lieu commun : que l’homme est peu de chose, mais qu’il est capable et digne d’amour, dans sa misère et sa grandeur.

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Le Tremblement - Haïti, 12 janvier 2010

« Il n’y a rien à saisir – juste un saisissement, le cerveau fonctionne, celui de derrière, le vieux, celui des bêtes. » De l’instant même du tremblement de terre, nous n’en saurons pas davantage ou presque. Il n’occupe que cinq ou six phrases de cet autre Tremblement dont nous parle Lionel-Edouard Martin, celui d’une humanité pétrifiée, toujours impréparée à la tragédie, acculée à une improbable survie. Cette étrangeté immédiate, juste après la chose ; ces images qui lui viennent, impulsives, « image, à la chasse, des oiseaux blessés qui agonisent » ; et « partout des gens immobiles. Un grand concours de gens, j’ai pensé », alors que tout s’est tu, « même les rainettes minuscules au crissement de cigale. » De ses romans il persiste un don d’observation de la vie minuscule qui, même dans la promiscuité de la souffrance, n’est jamais dénuée de facétie, d’ironie sur soi, comme un attachement à l’invisible de l’être et de la terre. Il fallait un écrivain de cette trempe pour devancer les notes un peu moites du journalisme, car lui seul pouvait écrire qu’en l’homme « parfois jaillit cette part reptilienne où, (), seul, on se mue en un corps de réflexes », et « ne demandent qu’à s’éveiller de très anciens rituels datant des âges farouches. »

Paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010

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