lundi 7 novembre 2011

Antoni Casas Ros, Enrique Vila-Matas et moi

Vila-Casas
Éric Bonnargent

Ce ne sont pas seulement les qualités littéraires du premier roman d’Antoni Casas Ros, Le Théorème d’Almodovar, qui ont occupé les critiques à sa sortie en janvier 2008, mais le mystère entourant son identité réelle. Mieux que les Shandy qui cultivent l’art de disparaître, Antoni Casas Ros, lui, n’est jamais apparu. Personne ne sait à quoi il ressemble et personne ne l’a jamais rencontré, même pas son agent. Dans un monde saturé d’images et d’informations, l’intention est louable et Casas Ros semble s’inscrire dans la lignée de J.D. Salinger et de Thomas Pynchon. Si Casas Ros intrigue plus encore que ses illustres devanciers, c’est parce qu’on connaît d’eux quelques photographies, même anciennes, tandis que de lui, pas la moindre trace. Sur son blog, sa photo d’identité est remplacée par un cliché de Claudio Bagni montrant un homme nu, le visage caché dans ses mains et dont le front est orné de bois de cerf. Le cerf est l’animal-totem de Casas Ros, l’animal qui préside à sa destinée. Au début du Théorème d’Almodovar, il raconte qu’un soir, en voiture avec Sandra, sa compagne, un cerf est soudainement apparu sur la chaussée. La violente embardée pour l’éviter a conduit la vieille 4L dans un fossé : Sandra meurt sur le coup, lui survit, mais défiguré à jamais. Cette terrible nuit a mis fin à la collaboration de Casas Ros avec le monde. Pour éviter les regards gênés, dégoûtés ou apitoyés, pour éviter d’être montré du doigt et de n’être plus qu’un monstre, Casas Ros se retire du monde, ne sort plus que la nuit, le visage dissimulé par les larges bords de son chapeau. Aidé d’un cerf rose hallucinatoire et de Lisa, une prostituée transsexuelle, il a peu à peu appris à s’accepter par l’écriture, activité solitaire par excellence. Un cerf l’a tué en tant qu’homme, un autre l’a fait naître comme écrivain et un écrivain n’a rien d’autre à dire que ce qu’il écrit : 

« Je me rends compte à quel point j’ai horreur des questions. La plus anodine me fait penser à l’Inquisition. On sait comment on entre, on ne sait pas comment on sort. Si sortie, il y a. C’est à ce moment que j’ai compris que jamais je n’accepterais d’être interviewé, visage ou pas. Toute ma substance se trouve dans ce livre. Je n’ai pas d’histoire personnelle à raconter. Rien à dire sur cet Antoni Casas Ros. »

De Casas Ros, il n’y aura donc jamais rien que des livres. Mais comment ne pas douter de l’existence de ce qui n’apparaît pas ? Voilà un écrivain qui, pour son premier roman, fait preuve d’une rare maîtrise et qui est simultanément édité en France en Espagne chez de prestigieux éditeurs. Il n’en fallait pas plus pour que se pose la question d’une possible imposture. Certains noms ont été évoqués dont celui d’Enrique Vila-Matas, l’un des grands maîtres de la manipulation littéraire. Les soupçons à son sujet se sont renforcés lorsqu’il a signé le 30 mars 2008 dans El Pais un article intitulé « El catalán desfigurado » qu’il reprendra dans Le Journal volubile :

« Non, je ne suis pas Casas Ros. Si quelqu’un en doute encore, il ferait mieux de renoncer à cette idée. Comment serais-je Antoni Casas Ros ? Il est vrai que sa condition d’écrivain invisible – son visage a été défiguré par un accident et il ne veut pas se montrer en public, ses éditeurs et agents ne l’ont jamais vu – autorise toute sorte de spéculation. Il est vrai qu’il ouvre son premier roman Le Théorème d’Almodovar par une citation de Roberto Juarroz, citation fétiche de mes derniers livres : “Au centre du vide, il y a une autre fête.” Et il est vrai qu’en faisant part dans Le Nouvel Observateur de son admiration pour Cortázar, Pere Calders, Murakami, Bolaño, Fresán et d’autres – une liste d’auteurs favoris qui ressemble étonnamment à la mienne –, il a encore contribué à créer des malentendus, y compris ceux que j’ai favorisés moi-même à l’intérieur de la confusion née du besoin permanent d’être un autre.
Mais comment serais-je Casas Ros, né en Catalogne française en 1972, qui vit maintenant à Rome après Barcelone, Nice et Gênes, écrit en français, dont la mère est une Italienne du Piémont et le père catalan […] ? »

Cette intervention est étrange à plus d’un titre. Les seuls arguments avancés par Vila-Matas pour prouver qu’il n’est pas Casas Ros n’en sont pas puisqu’ils consistent à convoquer son état civil et à dire que, lui, n’est pas défiguré. Or, rien ne certifie que ces indications biographiques soient vraies et Vila-Matas sait très bien que Casas Ros n’est sans doute pas défiguré. Croire qu’il l’est, c’est croire que le Vila-Matas narrateur du Journal Volubile est le vrai Vila-Matas. De plus, Vila-Matas renforce l’ambiguïté en soulignant leur fascination commune pour Juarros et leur admiration pour les mêmes auteurs. Tout porte à croire que Vila-Matas veut qu’on le prenne pour Casas Ros lorsqu’il fait semblant de s’en défendre. 
Dans Enigma, publié en 2010, Vila-Matas devient à son tour un personnage du roman de Casas Ros. Dans ce roman où certains personnages de fiction, tel le Carlos Wieder de RobertoBolaño, prennent vie, Vila-Matas raconte l’entrevue qu’il aurait eue avec Casas Ros dans son appartement romain suite à un échange d’e-mails. Bien que cet appartement ait été plongé dans la pénombre, Vila-Matas prétend avoir suffisamment entr’aperçu le visage de son interlocuteur pour se rendre compte qu’il n’était pas si défiguré que ça, peut-être pas du tout et qu’il serait sans doute capable de le reconnaître s’il devait le croiser quelque part. J’y voyais là une nouvelle fausse tentative de diversion…
Aujourd’hui, je sais que Casas Ros et Vila-Matas sont bien deux personnes différentes. Bien décidé à résoudre cette énigme, j’ai réussi après maintes péripéties à entrer en contact avec Antoni Casas Ros. Nous avons échangé de nombreux e-mails et il a finalement accepté de me rencontrer pour une interview (publiée dans le Magazinedes Livres de juillet 2010) à Oaxaca, au Mexique, où il résidait depuis quelques mois. Mon rédacteur en chef, Joseph Vebret, a accepté de m’y envoyer en compagnie de mon collègue et néanmoins ami, Marc Villemain, un écrivain alcoolique dont certains disent qu’il n’est, lui aussi, qu’un prête-nom. Ivre-mort, Marc Villemain n’a pu m’accompagner dans la cantina où nous attendait Casas Ros. Malgré l’obscurité, je n’ai pas eu de mal à le reconnaître : c’était la seule personne à porter un masque… Nous avons discuté et bu toute la nuit. Antoni Casas Ros est un homme doux, cultivé et drôle et il n’est pas Vila-Matas, son français est trop parfait et sa stature bien trop différente. Par contre, il l’a bien rencontré à Rome. Antoni Casas Ros existe, même si ce nom est certainement un pseudonyme. Il m’a dit sa passion pour l’anonymat qui le conduit à avoir plusieurs activités professionnelles sous différents noms.
En avril 2010, à Rome, où je réside parfois, je me suis rendu dans une grande librairie où Enrique Vila-Matas signait Dublinesca. Quand est arrivé mon tour, je lui ai rapidement parlé de ma rencontre mexicaine. Il m’a regardé avec attention, m’a souri et lorsque, dehors, j’ai ouvert Dublinesca, j’ai découvert cette dédicace :

« Pour Eric,
Bartleby[1],
C.R. »
C’était signé R. Juarroz.





Texte paru dans la Revista Shandy, n° 27, 2011.

[1] Mon ancien blog s’appelait Bartleby les yeux ouverts.

1 commentaire:

  1. Un seul adjectif : comique.
    Un seul lien aussi, rappelant tous les autres.
    Fais-moi signe quand tu auras décidé de défendre le TEXTE d'ACR plutôt que de rédiger un compte rendu pour Transfuge.

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