vendredi 11 novembre 2011

Entretien avec Antoni Casas Ros


Éric Bonnargent

Après une entrée fracassante sur la scène littéraire en 2008 avec Le Théorème Almodovar, Antoni Casas Ros publie ce mois-ci son quatrième livre : Chroniques de la dernière révolution. Ce roman débute au sommet d’un gratte-ciel londonien : des adolescents, membres de Flying Freedom, l’étrange organisation d’Y, ont organisé une soirée privée à l’issue de laquelle ils se jettent tous dans le vide… L’événement est couvert par Lupa, une Chroniqueuse. Les Chroniqueurs sont des journalistes, âgés de 13 à 27 ans, qui opèrent sur le net et sont pourchassés par les autorités. C’est notamment par les yeux de l’un d’eux, Ulysse, un orphelin de seize ans, que l’écrivain sans visage invite ses lecteurs à assister à l’effondrement des démocraties occidentales. La victoire progressive du chaos se retrouve dans la structure même de cet étrange roman. Si Ulysse semble être, au départ, le personnage principal, les narrateurs se multiplient peu à peu. De la même façon, le temps et l’espace sont gagnés par la discontinuité alors que dans les salles du Rialto, une mystérieuse boîte de nuit new-yorkaise, tous les principaux personnages finissent par se retrouver : Ulysse, Lupa, mais aussi la belle Valentina qui photographie ses amants au moment où ils jouissent, l’atopique Bart qui écrit ses livres sur le corps des femmes, Balstam, un agent du FBI, Aerick, un hard rockeur mystique ou encore Bax, un mathématicien déjanté. Entre onirisme et réalisme cinématographique, Antoni Casas Ros nous offre là un singulier roman qui ne laissera aucun de ses lecteurs indifférents. 

Éric Bonnargent : C’est à partir d’un constat accablant sur l’état de nos démocraties que naissent les Chroniques de la dernière révolution. À la manière d’Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, vous dites que le fonctionnement des démocraties a conduit à « un endormissement social » dont la principale conséquence est l’obsession sécuritaire. « La démocratie dictatoriale » se caractériserait ainsi par la toute-puissance de la norme et de la morale, par le cynisme politique et surtout par le renforcement de la répression, un renforcement si important que vous imaginez l’apparition de polices secrètes chargées de faire respecter cet ordre moral. L’émergence (en France, tout d’abord) de ces totalitarismes d’un nouveau genre s’expliquerait du fait que « tout le monde est terrorisé face à la liberté ». Pouvez-vous nous expliquer tout cela ? S’agit-il de craintes réelles de votre part ?

Antoni Casas Ros : Les rares fois où je viens en France, j’ai l’impression que le climat politique se dégrade considérablement et je sens vraiment une sorte de peur et de paranoïa qui répond à celle de votre Président, si semblable en bien des points à notre président du conseil, Silvio Berlusconi. Et puis il y a les faits, par exemple, une loi votée en petit comité cet été qui autorise la censure d’internet. Pour moi, il règne un climat de pré-dictature. L’obsession sécuritaire frise le ridicule. Ce n’est plus crédible. Bien sûr, j’ai écrit une fiction, mais je ne fais qu’amplifier ce que je vois pour le rendre plus éveilleur. Il y a en Italie et en France un endormissement politique qui peut devenir fatal. 

Les Chroniqueurs ont entre 13 et 27 ans, les Freedom Flyers ont rarement plus de 18 ans : c’est donc par la jeunesse que, selon vous, se fera la révolution. La dernière fois pourtant que les jeunes sont descendus dans la rue, c’était pour défendre leurs futures retraites… Ils semblent donc plus obsédés par leur confort que par des idéals. Votre point de vue n’est-il donc pas un peu naïf ?

Ҫa, c’est la situation française et aussi je pense la situation italienne mais c’est très différent en Espagne et en Allemagne où il y a un vrai militantisme des jeunes générations. J’étais Porta del Sol en juin et je peux vous assurer qu’on n’y parlait pas de retraite mais bien de changements fondamentaux, d’écologie, de liberté d’expression. Il y avait aussi un courage évident. Plus les forces de l’ordre menaçaient d’intervenir, plus des masses de jeunes gens arrivaient. C’était vivant, audacieux et le témoignage d’une vraie révolte. Les pays qui ont connu une dictature assez récente tiennent plus à la liberté que les autres. L’indignation des 15/25 ans n’est pas un phénomène d’été. Elle sera là à l’automne et cet hiver. En Allemagne, la même génération est très active pour la préservation des libertés, notamment sur le Net et sur le plan de l’écologie. Nous sommes à un tournant. La révolte de la nature me paraît être le prélude d’une révolte globale. 

Un saut dans le vide, écrivez-vous, est « une expression absolue de la liberté ». Vous portez aussi un regard esthétique sur cet acte. Il semble qu’il y a chez vous un lien entre la liberté, le chaos et la beauté. Pouvez-vous nous expliquer cela ? Est-ce en vertu de cette nouvelle trinité que vous avez numéroté vos chapitres selon la suite de Fibonacci si liée au nombre d’or ?
L’ordre me paraît toujours porté par un idéal fascisant. Et puis l’ordre est un concept. Si vous regardez la société européenne aujourd’hui, il n’y a pas d’harmonie qui pourrait être une forme libérée de l’ordre. Le chaos, au contraire, me semble porteur de créativité, d’inconnu et je vois dans le chaos une forme d’harmonie secrète qui est évidente pour tous les créateurs. Le chaos est une matrice de laquelle émergent toutes sortes de beautés. L’ordre c’est un peu comme des bocaux dans les remises des vieux hôpitaux où l’on conserve quelques monstres dans le formol.
J’aime la suite de Fibonacci car tout procède de l’adition des deux nombres précédents et que cela forme une spirale. Toute œuvre est pour moi comme un cordon ombilical spiraloïde qui nous lie à tous les défricheurs du passé.

« L’ordre est masculin, l’anarchie est féminine ». Pouvez-vous nous expliquez cela ?
ACR : Porta del Sol, il y avait une banderole déployée à l’entrée du métro, sur laquelle on pouvait lire : « La révolution sera féministe où ne sera pas. » Je l’ai mise sur mon site après avoir vu tous ces visages de jeunes femmes déterminées et intelligentes qui proposaient des centaines d’idées nouvelles pour sortir de l’ambiance mortifère qui s’étend. Il y avait une énergie, une vivacité incroyable et on sentait qu’elles entraînaient les hommes dans leur sillage. Quand je parle d’anarchie, ce n’est pas selon le modèle des siècles passés où il y avait nécessité de détruire un ordre intolérable. Aujourd’hui, c’est différent. Ce sont les États qui détruisent l’harmonie, par stupidité, par inculture, par alliance avec un capitalisme d’une incroyable sauvagerie. Peu importe que les gens meurent s’il y a de l’argent à gagner. On le voit avec la médecine, le pétrole, le vol de l’eau, etc. Les femmes ne veulent pas de ce monde-là pour leurs enfants. Elles sont prêtes à se battre et à établir une harmonie que j’appelle anarchie. Il y a un renversement des valeurs et du sens.

Comme dans vos précédents romans, la sexualité a une importance déterminante. Omniprésente, elle est, grâce à la découverte du vaccin contre le SIDA, un élément aussi décisif que les jumps ou l’effondrement des Bourses dans la mise en œuvre de la révolution. Vos personnages ne font pas l’amour, ils baisent. Pensez-vous qu’il y a une sexualité révolutionnaire ?
Oui, il y a une sexualité révolutionnaire qui n’entre plus dans les schémas bourgeois. Il y a un autre type de rapports amoureux fondé sur la générosité, la joie d’expériences variées, la volonté de donner de la beauté sans se laisser emprisonner. La spontanéité, le retour de la sphère sexuelle dans une vie où beaucoup de valeurs se partagent. L’échange sexuel va de pair avec l’art, les idées, le corps se sent relié à une sphère plus vaste, une sorte de forme flottante, ouverte. Il y a une grande curiosité sexuelle aussi et des expériences de groupes entre amis et peu importe le sexe, toutes les combinaisons sont possibles. Des petites bandes joyeuses, sans grands drames, sans grandes jalousies. Tout cela est merveilleusement inspirant. Mais ça se passe plus en Espagne et en Italie qu’en France, assez conservatrice.

Vous faites dire à l’un de vos personnages que tous nos problèmes viennent du fait « que nous n’avons de sexualité qu’avec les humains », qu’il faut militer « pour la cielophilie, l’arbrophilie, la pierrophilie, la sensosiophilie », qu’il faut « lécher l’univers tout entier ». Qu’entendez-vous par là ?
Il y a une ouverture d’esprit qui nous rend conscients que nos limites formelles sont arbitraires. La joie d’avoir une sexualité très libre donne aux objets une acuité, une fluidité qui donnent l’impression qu’ils s’approchent de notre corps et dialoguent amoureusement. Regarder le ciel, entrer dans une forêt, dans un bâtiment, marcher, se faire mouiller par la pluie, nager, regarder une œuvre, écouter de la musique, toucher la matière devient une expérience érotique très puissante et parfois supérieure à ce que l’on rencontre avec un être humain. Du point de vue de l’écriture, avoir cette expérience globale enrichit extrêmement tout ce que l’on peut écrire. Cela devient de la musique.

Vous dites souvent que les limites du corps sont illusoires, que les distinctions entre les hommes et les animaux, entre vivant et matière le sont tout autant. Vous êtes ainsi bien plus proche du paganisme que du christianisme et cela se traduit, dans les Chroniques…, par des références à la déesse Cybèle. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?
Une vie relativement silencieuse ouvre les perceptions. Le paganisme ne serait pas possible dans une vie d’agitation. Dans le monde de la perception, je réalise que les concepts religieux ne sont d’aucune utilité. C’est comme de naviguer dans le monde pré-chrétien, dans les couches antiques de la philosophie, dans les présocratiques comme Empédocle ou Épicure qui avaient cette ouverture au monde, à la matière, à l’espace. J’y retrouve aussi une grande liberté, comme lorsque je lis Spinoza. Il y a une unité entre tout ce qui est. Cette perception me semble très contemporaine, du point de vue de l’art, de la littérature. L’absence de marquage, plus de routes toutes tracées mais des sentiers sur lesquels je m’aventure.
Cybèle m’a fasciné par sa capacité à percer les apparences et les frontières entre les mondes. Elle sert de guide, elle fait descendre tous les protagonistes du roman dans les profondeurs.

Je crois que ce roman a été écrit en grande partie au Mexique. Cela a-t-il eu une influence sur votre écriture ?
Le Mexique, sa peinture, sa littérature, sa beauté, sa folie, sa violence, la richesse de son passé, le peyotl, les boissons légèrement hallucinogènes, Artaud, Michaux, Le Consul ont été une sphère magique où j’ai senti se développer mon potentiel à créer quelque chose de plus vaste, de plus libre, de plus terrien dans un lien constant avec le bleu du ciel Mexicain. On sent très fortement les civilisations pré-chrétiennes. Comme si l’Espagne n’avait fait que passer. Il y a cette puissance fantastique de la terre, ce lien vivant entre la vie et la mort. Tout est à la fois dans tous les temps. Cette abolition de la temporalité a eu un effet magique sur mon écriture. J’avais aussi cette impression merveilleuse que ce n’était pas « moi » qui écrivait. Ça écrivait !

Dans vos romans, mais aussi dans un grand nombre de vos nouvelles, vous aimer abolir la frontière entre la réalité et la fiction. Dans Enigma, par exemple, Enrique Vila-Matas devient un personnage romanesque. Dans quelle mesure des situations ou des personnages réels vous inspirent-ils ? Comment fonctionne votre imaginaire ?
Dans la vie dite réelle, le contact que j’ai avec les œuvres des écrivains que j’aime est si charnel, si fort, que je perds assez vite l’idée qu’ils sont extérieurs, c’est donc naturel pour moi de les inclure dans une fiction. Comme je le fais avec mes amis dont je garde souvent le vrai nom. À l’inverse, quand un livre ne me touche pas, je ne pense pas que c’est un mauvais livre, je remarque simplement qu’il ne peut pas entrer en moi. J’ai un rapport très érotique avec la musique, les autres arts. J’aime qu’une œuvre me pénètre ! Le monde créé me semble d’une telle matérialité que je n’y vois rien de fictif mais si je vais dans une gare, dans un métro, sur une plage ou dans un restaurant, là j’ai une très forte impression d’être dans une totale fiction. Rien de tout cela ne m’apparaît comme réel. Et tout à coup, un visage, un regard, une expression et là je suis pris par la réalité de la beauté.

Pour finir, permettez-moi de vous poser la question que tout le monde se pose : avez-vous l’intention, un jour, de montrer votre visage ? Sinon, faut-il en déduire que vous êtes vous-même un être fictif engendré par l’imagination d’un autre ?
La réponse est profondément liée aux dernières lignes de la précédente. Je ne vois aucun avantage à jouer dans la fiction sociale qui ressemble à un feuilleton télévisé. J’ai rarement vu une interview de l’un de mes écrivains fétiches qui ne m’ait pas attristé. Il y a des exceptions : Ernesto Sabato, Pier Paolo Pasolini, et surtout Julio Cortázar. Tout le reste n’est que radotage. Les écrivains parlent de leurs personnages comme s’ils parlaient de leur cousine. On raconte des histoires, sans plus. Les vrais lecteurs trouvent leurs écrivains d’une manière plus subtile et plus mystérieuse. Je me montrerai peut-être un jour pour disparaître aussitôt. Mais n’exister que par les livres est ce que j’ai voulu, imaginé et réalisé. J’aime bien jouer au cerf de temps en temps mais pas jusqu’à confondre la forêt et un plateau de télévision.
Un être fictif ? Pourquoi pas ? Je ne sens rien d’absolument réel dans mes fibres et même lorsque j’écris je me demande toujours qui écrit. Je n’ai pas trouvé de réponse à ce jour et je crois que je suis créé par la somme des imaginations de ceux que j’aime et des œuvres qui m’ont façonné mystérieusement. Je suis un amalgame d’images et de sons, de couleurs et de mots, d’émotions et d’élans. Rien de tout cela ne m’appartient. J’ai parfois l’impression d’être la secrétaire de tout ce qui m’échappe et me ravit.

Travaillez-vous déjà à un autre projet ?
Je suis dans la phase « laisser venir », je ne fais rien, j’attends, j’écoute, je somnole au soleil, je nage, je bois, Cybèle est silencieuse, elle ne m’a donné que le titre : Lento.


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