mercredi 16 novembre 2011

Graham Joyce, Les limites de l'enchantement

La jeune fille et la mère 
Marc Villemain 

Éditions Bragelonne
Il serait dommage que les libraires, dans un mouvement un peu machinal, classent ce roman de Graham Joyce dans les rayonnages traditionnels de la science fiction ou de la Fantasy : ce serait lui aliéner un lectorat autrement plus vaste et complexe. L’éditeur trompe d’ailleurs un peu son lecteur en décrivant une héroïne qui « vit aux limites du monde réel » : la jeune Fern ne fait que vivre suivant les préceptes d’une éducation qui la met peu ou prou en marge de la société de son temps, ni plus ni moins. Que cette éducation la conduise à cultiver quelques talents clandestins d’accoucheuse ou de rebouteuse ne suffit pas à en faire un personnage hors du monde. Au contraire, si de ce monde elle se tient en effet aussi éloignée que possible, par éducation autant que par inaptitude personnelle à se mouvoir entre les mailles du tissu social, c’est pourtant toujours lui qui gagne, et c’est bien dans son sillage que, bon gré mal gré, elle se range. 

Courageuse, débrouillarde, pudique comme une pucelle des anciens temps mais sensuelle sans le savoir, naïve à force d’être tenue à l’écart mais pas au point de rester inerte devant l’adversité, Fern porte sur ses épaules les symboles et les pratiques d’un monde que l’Angleterre des années soixante vient peu à peu à éteindre. Aussi Les limites de l’enchantement apparaît-il parfois comme une sorte de roman naturaliste, où perce une belle tendresse pour les êtres clos, généreux mais austères, d’une ruralité que l’on pourrait dire militante si ses acteurs ne se contentaient pas simplement de vivre comme ils l’entendent, arc-boutés sur une belle exigence de bravoure et d’orgueil. « La vieille Maman Cullen », mère adoptive de Fern, lui transmet, par la seule expérience de la vie et sans jamais le lui dire, les grands et petits secrets de l’existence, ceux qui lui serviront aussi bien à reconnaître le sexe d’un enfant en écoutant le ventre de la mère qu’à se débrouiller des humains. « Elle était persuadée [que les gens] faisaient ce qu’ils devaient faire, se comportaient comme ils le devaient, et que les paroles n’avaient aucun impact réel sur le monde concret. Elle estimait que les gens parlaient souvent à l’encontre de leur nature véritable, déclaraient une chose mais faisaient l’inverse, affirmaient être ceci quand ils étaient en fait cela, et se leurraient au point de ne plus savoir s’ils étaient le lièvre ou le chien de meute. » Telle était Maman Cullen, vieille paysanne tenaillée par le secret et la hantise de la société ouverte – ici représentée par quelques bougres sans destin et quelques arrivistes des temps nouveaux. « Le peu que tu sais, garde-le pour toi »,  enseigne-t-elle à Fern. Qui ne se fait pas prier. 

La grande réussite du roman, par delà une écriture simple mais d’une belle ampleur, et pour ne rien dire des dialogues, toujours très justes, tient au personnage de Fern, dont Joyce décrit à la perfection les hésitations et la progression à mesure qu’elle entre, non seulement dans l’âge adulte, mais dans le changement de monde et de psyché auquel cet âge oblige. Ce qui hier encore était interdit à sa conscience, ou qui simplement se taisait à ses portes, y pénètre enfin, maintenant que Maman Cullen est partie et que Fern n’a plus pour guide que le ressassement d’une antique sagesse dont on voit mal comment elle pourrait résister au nouveau monde. C’est dans cet entre-deux qu’habite Fern, livrée à elle-même, manipulée, doutant d’elle avant de se défier des autres, désireuse d’avancer de son propre pas autant que de marcher dans ceux de Maman Cullen – et nous la suivons, nous, à la trace, dans ses tentations et dans ses peurs, dans ses espoirs et parfois ses désirs. C’est un personnage comme il arrive qu’on en rencontre, tout d’âpreté rugueuse, de sauvagerie blessée et de candeur esquintée. De ces personnages qui séduisent leur monde pour les mêmes raisons qu’ils se le mettent à dos, dans un  beau mouvement d’égale indifférence. 

S’il y a de l’étrange dans ce roman, ce n’est donc pas au sens où l’entendent généralement les adeptes de la littérature de genre, mais dans la grande habileté de l’auteur à faire se rejoindre les songes d’une jeune fille simple et anonyme avec ce que l’existence a de plus tellurique. On a évoqué l’esprit de Dickens, et cette manière de balancer entre le grave et le léger, ou plutôt de les amalgamer, d’en faire un seul et même instant de la conscience, cette façon aussi de sonder ce qui se trame dans les dehors immédiats de la société, donne raison à la comparaison. Roman de la transition (entre deux mondes) et de la transmission (d’être à être), Les limites de l’enchantement, loin de nous transporter sur quelque terre onirique, nous ramène aux articulations de la modernité naissante – dont il n’est pas dit que l’auteur approuve toutes les conséquences.

Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 5, juillet/août 2007 
 

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