lundi 26 décembre 2011

Alessandro Mercuri, Kafka Cola

In TV we trust
Éric Bonnargent

Andres Serrano, Piss Christ
Puisque le roman sociologique est un genre qui existe déjà, on peut dire qu’avec Kafka Cola, Alessandro Mercuri a inventé le traité de sociologie romanesque. Kafka Cola est en effet un essai qui se lit comme un roman, les héros n’étant nulle autre que nous-mêmes en tant qu’acteurs sociaux, même malgré nous. Ce sont nos aventures que Mercuri nous propose de suivre, dans un langage clair et imagé et toujours avec beaucoup d’humour. Plusieurs thèmes sont abordés afin de rendre compte du fonctionnement de la société de consommation et ces thèmes constituent les différents chapitres de ce petit livre d’une centaine de page. 

Tout commence avec la nouvelle Hestia, la déesse moderne du foyer : la télévision. Et celle-ci eut son oracle dans les locaux de TF1 en la personne de Patrick Le Lay :

« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Cette phrase qui revient comme un leitmotiv au cours du premier chapitre énonce une vérité fondamentale : la prise de pouvoir du réel sur l’imaginaire, sur les utopies, la victoire du cynisme sur les idées. Bourdieu le disait déjà dans Sur la télévision, mais Mercuri le formule avec ses propres mots :

« Si seulement l’oracle, comme dans le mythe, avait déclamé : La vérité est un mensonge et la duperie un art, l’épouvante se serait évanouie d’elle-même. Mais non, dans cette France du début du XXIe siècle, il n’est pas question de mythe, d’éternel retour mais bien du réel, de l’éternel retour sur investissement. »

Comme le remarque Mercuri, la phrase de Le Lay n’aurait pas choqué si elle avait été prononcée par un sociologue, bien au contraire ! Elle aurait été d’autant mieux accueillie qu’elle est vraie. Mais que la phrase soit prononcée par le PDG de la chaîne…
Si Mercuri attache autant d’importance à cette phrase, c’est parce qu’elle exprime quelque chose de plus profond encore : la vérité de l’homme moderne. Marx regrettait l’aliénation de l’homme par l’homme, mais celle-ci n’avait lieu que dans le monde du travail. L’homme redevenait homme à la sortie de l’usine ; il cessait alors d’être une marchandise produisant d’autres marchandises. Or, ce que dit ici sans le savoir Le Lay, c’est que l’homme est maintenant totalement aliéné. En contribuant à faire de l’homme une machine à consommer, TF1 réalise la finalité du libéralisme : l’aliénation totale de l’homme. L’économie a gagné, il n’y a « plus de valeur qui ne soit boursière », « plus de paradis qui ne soit fiscal » et le seul pouvoir qui intéresse les hommes est le pouvoir d’achat. C’est ce qui explique la complaisance avec laquelle le citoyen scandalisé par cette petite phrase a rallumé son téléviseur.
La télévision est ce qui donne du sens (même si ce sens est désubstantialisé) et crée du réel. Les attaques du 11 septembre 2001 ne furent rien d’autre qu’un show télévisé orchestré par Ben Laden pour sa propagande. Le 11 septembre fut un terrifiant spot publicitaire.

Si l’Islam radical a compris l’importance de l’image, le Christianisme l’a oubliée. Le succès commercial du Christianisme a longtemps été basé sur la publicité et sur le temps de cerveau disponible du peuple. Comme le montre l’importance de la Croix du Christ sans sa politique évangéliste, le Christianisme a inventé le logo publicitaire. L’image est séductrice et c’est pourquoi l’Eglise en a permis la multiplication malgré l’ordre biblique selon lequel il est interdit de représenter Dieu (Exode, XX) :

« La profusion des signes religieux n’est pas sans rappeler ce qu’on appelle aujourd’hui la pollution publicitaire : un regard et sa disponibilité sans cesse sollicités et interpellés un nombre considérable de fois par des messages et des images marchands. »

Si aujourd’hui le Christianisme est sur le déclin, c’est parce qu’il n’a plus d’images à proposer, parce qu’il vit sur ses acquis artistiques. L’Église n’a plus de Michel-Ange, tel est son drame. Elle a crée le capitalisme, mais n’a pas su s’adapter à ses progrès.
Face au capitalisme triomphant, il y a un îlot de résistance active : le cinéma français ! L’exception culturelle française permet à Alessandro Mercuri d’exercer tout son humour… La prétendue exploration de l’âme humaine par le cinéma français obéit à un principe : « une déclaration universelle de l’amour et de la vacuité. » Et l’auteur fait la liste des titres des derniers quatre-vingt huit films sortis au cinéma… qu’il s’amuse ensuite à sous-titrer. Le Petit Lieutenant donne « Robocop introverti », Le Temps des porte-plumes « Cris et Châtiment, c’était mieux avant ». C’est potache, mais drôle…
Provocateur, l’auteur rappelle ensuite que le premier “direct” télévisuel a été mis en place pour les Jeux Olympiques de Berlin et en conclut que « la télévision est donc une invention nazie ». Par définition, la télévision, comme toutes les technologies, est au service du pouvoir. Alors, pour cultiver l’imaginaire dont l’humanité qui a renoncé à penser ne peut se passer, on invente de nouveaux mythes, comme ceux liés à la conquête spatiale et on se met à rêver d’une vie ailleurs. Néanmoins, « le défaut de l’extraterrestre, c’est qu’il manque de légitimité historique. »

Comprenons bien le but de Kafka Cola : ce n’est ni un traité aux prétentions scientifiques, ni une farce : il s’agit d’une petite promenade ironique et provocatrice dans la modernité. Les prises de position d’Alessandro Mercuri sont certes parfois discutables, mais elles méritent d’être discutées. Le constat est amer : on consomme pour se donner un semblant d’être. J’ai donc je suis :

« Quand il n’y a plus de vérité, il ne reste plus qu’à acheter. »

(Article initialement publié sur le Fric-Frac Club)



 
Alessandro Mercuri, Kafka Cola. Éditions Léo Scheer. 12 €

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