vendredi 23 décembre 2011

Entretien avec Paul Beatty

Éric Bonnargent : Slumberland, votre dernier roman, est le premier de vos livres traduit en français. La plupart des lecteurs français ne vous connaissent donc pas. DJ Darky, le narrateur, est de Los Angeles, comme vous, et parle des difficultés qu’il y a à être noir dans cette ville. Vous vivez maintenant à New York. Le racisme est-il partout le même aux États-Unis ? Dans un pays qui vient d’élire un métis afro-américain président de la République, le racisme est-il encore aussi prégnant qu’il l’était autrefois ?
 
Paul Beatty : J’aime à penser que je suis quelqu’un qui ne raisonne pas en termes d’absolus, je ne crois donc pas qu’on puisse dire que le racisme est le même partout, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il existe des endroits exempts de racisme. J’ai vu un jour un documentaire consacré à une ville où ne vivaient que des Blancs. Bien sûr, c’est uniquement parce que les habitants noirs en ont été violemment chassés vers les années 1920 ; le racisme peut-il se manifester dans un lieu où on observe une totale homogénéité raciale ? Ou bien : un acte raciste est-il voué à laisser des traces à jamais ? En tout cas, quelle que soit la réponse, je n’irai pas y voir pour vérifier.
J’ai quelques amis dans le sud [des États-Unis], et parmi les différences que j’ai repérées, il y a le fait que la plupart des Blancs du Sud sont plus à l’aise avec les Noirs que les Blancs du Nord. Ils ne se gênent certes pas pour m’appeler « boy », mais ils ne sursautent pas si je fais la queue derrière eux à la caisse d’un supermarché.
L’un de mes amis, à Los Angeles cette fois, est venu se plaindre un jour à moi, très sérieusement, de ce qu’il y avait « trop de Mexicains » à L.A. ; bien sûr, il est mexicain, et constitue un parfait exemple de cet important racisme intra communautaire qui me semble typique de West L.A., où j’ai grandi. S’il existe un endroit exempt de racisme, c’est le délicieux anneau magique qui entoure le couple Obama chaque fois qu’il se déplace avec Sasha et Malia.
Président noir ou pas, le racisme sera toujours prégnant. En fait, j’ai récemment postulé pour un emploi que je n’ai pas obtenu et, lorsque j’ai demandé pourquoi je n’avais pas été embauché, on m’a répondu : « Ce n’est pas parce que vous êtes noir, c’est parce que vous n’êtes pas un Obama. »

Votre livre est aussi un questionnement sur l’identité noire. Comment définiriez-vous cette identité noire, et êtes-vous d’accord avec votre personnage lorsqu’il affirme que « l’identité noire, c’est du passé » ?
L’identité noire tient pour moi au fait de devoir rejeter, accepter ou ignorer la négritude d’un individu.

Les propos de Thorsten Schick, le chef de file des skinheads berlinois, expriment parfaitement en quoi consiste le racisme : il s’agit d’abord d’un besoin de haïr, peu importe qui d’ailleurs. Comment expliquez-vous ce besoin ?
Tout dépend de la façon dont on envisage sa place au sein de la société. Pour les élites, la haine et les préjugés représentent un moyen commode de légitimer leur position dans le monde et de justifier la pérennité de cet état de choses. Pour les membres d’une classe dominante en perte de vitesse (je pense au Parti républicain), la haine permet d’imputer la responsabilité de ce déclin à quelqu’un d’autre. Quant à l’opprimé, la haine et les préjugés envers l’oppresseur l’aident à se rappeler qu’il reste un être humain, et que si le monde lui accordait ne serait-ce que la moitié d’une chance, il serait à même de le prouver. Par ailleurs, la haine ressentie par une victime de discriminations à l’égard d’une autre lui permet de s’imaginer momentanément qu’elle fait partie des favorisés et non des défavorisés.


Pourquoi avoir situé l’action de Slumberland à Berlin en 1989 ? Voulez-vous dire qu’il existe toujours un mur de haine visible ou invisible entre les gens ?
Je n’en sais rien, c’est comme ça. Murs ou pas murs, souvent les gens se détestent.

Le mur du son établi par le Schwa réunit plutôt qu’il ne sépare. La musique est-elle aussi essentielle pour vous que pour vos personnages ? Pensez-vous qu’elle puisse réellement avoir cette fonction ?
Oui, la musique, ainsi que la plupart des disciplines artistiques (à l’exception de la danse contemporaine et de la performance-poetry), compte énormément pour moi. Mais même si je crois qu’elle possède de nombreuses fonctions, elle ne détient pas celle d’unir les individus. Je suis convaincu qu’une chanson écrite dans le but d’unir des individus appartenant à des groupes divers est forcément nulle.

DJ Darky porte un regard assez sévère sur les États-Unis, notamment à propos du langage. Les discours sont creux, les euphémismes de rigueur et on parle la plupart du temps pour ne rien dire. On se paie de mots. Ce constat vaut sans doute pour d’autres pays que le vôtre, peut-être pour tous les pays occidentaux. Votre utilisation de la langue semble combattre vers cette tentation du vide : votre texte est riche de références, vous jouez avec les mots et Nicolas Richard, votre traducteur, a réussi à rendre le rythme très musical de l’original. Concevez-vous la littérature comme un acte de résistance ?
Je pense en effet que la littérature peut constituer un acte de résistance. Il peut aussi s’agir d’un acte d’oppression ou de consentement. Peut-être mon travail résiste-t-il, oppresse-t-il et consent-il tout à la fois ?

Pouvez-nous dire un mot de vos autres romans qui seront, je l’espère, bientôt traduits ? Slumberland est-il un roman représentatif ou a-t-il une place singulière dans votre œuvre ? En quoi ?
Si vous vous intéressez au multiculturalisme dans les rapports qu’il entretient avec l’éducation, le sport, la poésie et le suicide, alors The White Boy Shuffle est le livre qu’il vous faut. Si vous êtes capable de vous colleter avec la négritude, deux doigts de portoricanéité et un soupçon de judéité, le tout dans un cadre résolument dépourvu de références sous-jacentes à l’hégémonie blanche, dans ce cas, Tuff devrait se trouver dans votre bibliothèque. Je ne dirais pas que Slumberland occupe à mes yeux une place à part des deux autres, à ceci près que c’est le dernier et qu’il traite du son. Si vous saviez combien il est difficile d’écrire sur le son...

Travaillez-vous actuellement sur un autre roman ? Quel en est le sujet ?
Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai une très, très bonne idée.


Entretien initialement publié dans Le Magazine des Livres.

1 commentaire:

  1. "Je pense en effet que la littérature peut constituer un acte de résistance. Il peut aussi s’agir d’un acte d’oppression ou de consentement. Peut-être mon travail résiste-t-il, oppresse-t-il et consent-il tout à la fois ?"
    Toute forme de création est potentiellement acte de résistance. Et la musique ne se limite pas à la chanson. Son essence même est dans le rythme - squelette de l'expression littéraire aussi - Elle unit et désunit, au-delà du concept verbal, et de sa limitation intrinsèque.

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