La Flûte désenchantée
Éric Bonnargent
Gottfried Helnwein, The Mumur of the Innocents |
Cette pièce, écrite en 2001, est une commande du théâtre de la ville de Klagenfurt, capitale du land de Carinthie d’où est originaire l’auteur. La seule obligation à respecter était que la pièce dût avoir un rapport avec la Carinthie, cette région très conservatrice dont Jörg Haider, le leader de l’extrême droite, fut le gouverneur entre 1999 et 2008, année de sa mort. Si, à en croire Thomas Bernhard dans Place des héros, « il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938 », que dire de cette région où, aux dernières élections de 2009, les deux partis populistes ont obtenu 50 % des voix ? En proposant cette pièce, Werner Kofler voulut provoquer un scandale : il y parvint.
Ce sont les spectres du nazisme que réveille Kofler en mettant en scène deux personnages monologuant l’un après l’autre. C’est d’abord A, un homme plutôt âgé, qui prend la parole. A a toutes les caractéristiques d’un électeur de Jörg Haider qui fut destitué peu de temps après sa première élection au poste de gouverneur en 1989 pour avoir notamment affirmé que la Waffen-SS était une partie de l’armée allemande à laquelle il fallait rendre hommage. A est un nostalgique du nazisme. Ancien SA, ancien SS, il évoque le temps où il était heureux, où il défilait dans de beaux uniformes et où, le soir, il allait avec ses compagnons écouter La Flûte enchantée. La récupération de l’art est l’une des obsessions de Kofler. Selon lui, l’art doit tenir tête à la réalité, la combattre. Mais comme la réalité est toujours plus forte, elle finit par mettre les œuvres à son service, comme ce fut le cas de La Flûte enchantée. Mais A n’évoque pas seulement la vie civile entre 1923 et 1945, il parle également de ce qui s’est passé, notamment dans les camps de la mort. Comme le suggère le titre provocateur de cette pièce, la musique et l’horreur vont ensemble, A en parle sur le même ton, comme si de rien n’était, s’étonnant que son auditeur ignore tout de l’une et de l’autre. Le monologue de A est documenté, il énumère des faits, des chiffres. Scandalisé de l’ignorance dans laquelle semble être son interlocuteur, il vante les mérites des hauts responsables nazis, en particulier ceux des Autrichiens. Sa tendresse pour eux est grotesque : c’est par exemple sans ironie qu’il pleure sur le gentil Docteur Irmfried Eberl qui a dû quitter le commandement de Treblinka pour cause de surmenage… Mais les véritables héros d’A sont Carinthiens, comme Hanns Albin Rauter, délégué d’Eichmann, chef de la Gestapo aux Pays-Bas et surtout Odilo Globocnik, l’organisateur de la solution finale. Quant à son second, Ernst Lerch, il échappa à la justice et ouvrit quelques années après la guerre une salle de caf’conc’ à Klagenfurt…
C’est par un « Non ! » surpuissant que B prend à son tour la parole. B est plus jeune, il incarne l’Autrichien moyen qui prétend ne rien savoir du passé :
« Maître Ernst Kaltenbrunner –
pardon, qui ?
Hanns Albin Rauter –
qui, pardon ?
Docteur Irmfried Eberl –
qui, pardon ?
Reinhard Heydrich –
pardon, qui ? […]
Conférence de Wannsee –
Beach volley !
Solution finale –
Beach volley !
Commando spécial –
Beach volley !
Traitement spécial –
Beach volley !
Opération Reinhard –
Beach volley ! »
En réalité, B sait tout, il connaît les noms, les chiffres et les dates, mais il est dans le déni et ne pense, lui aussi, qu’à s’amuser. Pour B, la Shoah n’est qu’un vieux souvenir et il y a prescription : il faut passer à autre chose et surtout, comme le pensent la plupart des Autrichiens, ne pas exagérer le rôle tenu par leur pays dans ces événements.
Alors A et B s’opposent-ils ? Non, bien au contraire, ils sont alliés. Si la Shoah n’est plus qu’un vieil événement historique, si l’on en ignore tout, alors ceux qui défendent des idées nazies seront décomplexés et pourront réclamer haut et fort la venue d’un troisième Reich…
Il faut lire Werner Kofler. Pas seulement à cause des idées qu’il défend, mais parce qu’il est un grand écrivain auquel Caf’conc’ Treblinka permet d’accéder assez facilement. Dans la grande lignée des auteurs autrichiens qui va de Karl Kraus à Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, Werner Kofler s’en prend avec autant de virulence que de brio à l’esprit petit-bourgeois et hypocrite de son pays qui ressemble tant à bien d’autres.
Article précédemment publié dans le Magazine des Livres.
Werner Kofler, Caf’conc’ Treblinka. Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun. Éditions Absalon. 9 € 50.
Merci. Et je vous crois : il faut lire ce texte, dont j'ignorais tout jusqu'alors.
RépondreSupprimerVotre article, là, me brasse les tripes. J'habite à 120 km de Majdanek, à 50 km de Sobibor et à 100 km de Treblinka.
Et je vois bien, à des petits détails, parfois, combien est grande la complicité entre le thuriféraire et "l'amnésique" engagé.
Bien cordialement
C'est J.F. Steiner qui devrait la voir tout en écoutant la ZauberFlöte opera très franc-maçonnique !
RépondreSupprimerMerci, cher Bertrand... La haine est, hélas, toujours d'actualité.
RépondreSupprimerOui, Sylvaine. Je connais mal ce qui se passe autour de JFS que je n'ai pas lu, mais ce type semble bien être une ordure.
Cher Eric, merci pour cet hommage à Kofler (il sera enterré aujourd'hui au Zentralfriedhof de Vienne). Continuons à le faire connaître. - Bernard Banoun (traducteur)
RépondreSupprimerMerci à vous, pour votre travail et votre gentillesse.
RépondreSupprimer