lundi 12 décembre 2011

Werner Kofler, Derrière mon bureau


Österreich unter alles
Éric Bonnargent
 « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
Beckett, L'Innommable

Ottmar Hörl, Dance with the devil
La littérature autrichienne contemporaine est assez mal connue en France. À part Peter Handke, les deux auteurs les plus célèbres sont ThomasBernhard et Elfriede Jelinek, deux écrivains au talent immense qui ont pour points communs, d’une part, de s’en prendre de manière virulente à leur pays, à l’esprit petit-bourgeois qui y règne, à la sourde nostalgie des valeurs nazies, se faisant ainsi les héritiers de Karl Kraus et d’autre part, d’effectuer un travail de déconstruction du langage qui peut souvent être considéré comme le personnage principal de leur œuvre. Bernhard et Jelinek sont animés par la haine, une haine saine qui leur permet de dénoncer toutes les hypocrisies et de faire imploser la langue.
Né en 1947, Werner Kofler qui a pourtant remporté de nombreux prix dans son pays est inconnu en France. Avec son humour rageur si caractéristique, il donne la raison de cet anonymat :

« Que peut-il arriver de plus terrible à une publication que de passer inaperçue ? Aucun doute : on veut m'achever, on veut que j'étouffe de ma propre impuissance. Depuis des décennies, une conspiration travaille contre moi, c'est une certitude objective, une conspiration du prétendu monde littéraire, plus encore, une conspiration universelle, une conspiration littéraire universelle ! Mes livres ne sont pas traduits. Depuis des années, je ne reçois presque pas de lettres. Quand le téléphone sonne, c'est une erreur, ou une futilité, ou bien on raccroche. »

Il faut saluer les jeunes éditions Absalon d'avoir eu le courage d'acheter les droits de l'œuvre de Kofler et de s'être ainsi dressées contre cette conspiration !
Pour faire vite, on pourrait dire de Werner Kofler qu’il est l’autre Thomas Bernhard, son digne héritier. L’autre Thomas Bernhard, parce qu’il est à la fois semblable et différent. Dans la langue tout d’abord. Bernhard fait imploser la syntaxe : ses phrases se développent en forme de spirale, elles progressent en tournant sur elles-mêmes, elles sont longues, répétitives et lancinantes, exprimant ainsi le ressassement du narrateur. Kofler opère le même travail de déconstruction du langage, mais cela s’effectue par la fuite en avant. Le discours explose en un véritable feu d’artifice : les narrateurs se multiplient, l’espace et le temps se distordent et les phrases giclent les unes des autres comme si, longtemps retenues, elles en étaient expulsées. S’il y a chez ces deux auteurs une certaine aigreur, cette dernière est, chez Kofler, teintée de jubilation. S’il reconnaît l’influence de son aîné en parlant de « narrateurbernhardienàlapremièrepersonne », le style de Kofler n’est pas non plus sans rappeler celui de Beckett, celui de Molloy, de Malone meurt et de L’Innommable. La langue est devenue autonome, elle a cessé d’être au service du réel pour acquérir sa propre autonomie :

« L'art encerclé par la réalité, et même prisonnier d'elle. Est-ce l'art qui a tenu tête à la réalité ou la réalité à l'art, telle est la question. – Il n'y a rien à attendre de l'art quand il sert la réalité, et tout aussi peu de la réalité ayant prétendument un penchant pour l'art, l'art doit détruire la réalité, c'est ainsi, détruire la réalité au lieu de se soumettre à elle, et cela aussi vaut pour l'écriture... Mais l'effroyable, sachez, l'effroyable c'est ceci : la réalité continue sans se gêner, la réalité se fiche bien de la destruction qui lui est infligée par l'art, la réalité est sans pudeur, sans pudeur et incorrigible... Elle est le potentat peu enclin à s'améliorer, engagé sur une voie, la voie capitaliste, la voie nationale-socialiste ou la voie révisionniste... Nul destructeur de réalité ne sait cela mieux que moi... Je dis toujours : hep, réalité, viens par ici, on va régler nos comptes, et je la régale aussi, vous ne savez pas comment, et malgré tout : elle continue effrontément... Bien sûr, c'est mieux d'avoir raison contre les masses que de se tromper avec elle, mais un destructeur de réalité tel que moi reste assis derrière son bureau, impuissant, malmené par les nouvelles du jour, boitillant à la traîne derrière les événements... Terrible est la riposte de la réalité. »

Tel est le programme de Werner Kofler. La réalité est un train engagé sur une voie et le but de l'artiste est de le faire dérailler : « l'écriture aussi est un acte anarchiste ». Cet attentat contre le réel, c’est de derrière son bureau que Kofler l’organise. Pour cela, il s’en remet à sa collection d’armes : un cran d’arrêt, une MG 42, une valise sexuelle et, bien sûr, plusieurs machines à écrire…
Dans sa guérilla contre le réel, Kofler s’en prend d’abord à ses collègues, ou plutôt à ses prétendus collègues. Car, n’en déplaise à nos esprits bien-pensants, et ils sont légion, il y a écrivains et écrivains… Kofler s’en prend avec virulence à la culture de masse qui n’a de culturelle que le nom. Lorsque la littérature cesse de tenir tête à la réalité, lorsque son asservissement est tel qu’elle ne vise plus que l’agrément, lorsqu’elle n’est plus qu’une marchandise comme une autre, la littérature n’est plus de la littérature, elle n’en a plus que l’apparence et c’est d’ailleurs l’apparence seule qui la définit :

« Un écrivain ne sait pas seulement bien écrire, il doit aussi avoir un beau physique. »

En matière d’art, l’élégance est toujours nauséabonde, qu’il s’agisse de l’élégance de la langue ou de l’élégance vestimentaire. Lorsque, comme chez Nicolas Rey ou Florian Zeller, seule la mèche est rebelle, la littérature est morte. Si Kofler ignore le nom de nos Dupond et Dupont germanopratins, il se livre à quelques liquidations littéraires avec leurs équivalents germanophones : Patrick Süskind, Konsalik et surtout, surtout, avec son homonyme : Gerhard Kofler.
L’affadissement social, le règne de la niaiserie qui s’expriment par l’obsession pour l’écologie ou pour la santé ont pour responsables les États-Unis avec lesquels Kofler est impitoyable. Accusés d’entraîner le monde sur « la voie capitaliste », les États-Unis et leurs alliés de « l'orang-OTAN » sont sans cesse fustigés. L’auteur conclut ses débordements en affirmant que « la vie économique aux États-Unis n’est rien d’autre que du crime organisé. » Il n’empêche que les voies les plus dangereuses sont celles, conjointes, du national-socialisme et du révisionnisme. L’Autriche entretient en effet un rapport plus qu’ambigu avec son passé. Dans Place des héros, Thomas Bernhard écrivait déjà qu’« il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938. »
Parmi tous les personnages auxquels Kofler donne la parole, la part belle est faite aux nostalgiques du nazisme. Le plus marquant est sans doute Stürmer, le conservateur du musée imaginaire de l’Histoire allemande : nazi et révisionniste[1] :

« En tout cas, les Autrichiens ont toujours joué un certain rôle dans l'histoire allemande, sans Autrichiens l'histoire allemande serait carrément impensable. »

L'histoire de l’Autriche est réinventée de manière grotesque : elle annexe l’Allemagne en mars 1938 et se trouve du coup attaquée par la Tchécoslovaquie, puis par la Pologne, le Danemark, la Norvège, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Angleterre, la France, etc. Vaincue, l’Autriche subit l’Holocauste… Stürmer est aussi un admirateur d’Odilo Globocnik, le responsable pour l’est de l’action Reinhard, plus connue sous le nom de Solution Finale. Comme Kofler, comme Jörg Haider, celui que Himmler  surnommait “Globus” est originaire de Carinthie, ce Bundesland tant haï parce que profondément nationaliste et raciste. En 2009, les deux partis d’extrême droite y obtinrent 50 % des voix… Ce que les délires de Stürmer montrent bien, c’est qu’il y a un lien étroit entre le nazisme et le révisionnisme, lien qui est au cœur de Caf’conc’ Treblinka. Cette pièce met en scène deux voix, deux voix qui s’adressent successivement l’une à l’autre. Il y a la voix de A, apologiste du nazisme :

« (Furieux) Aurez-vous vraiment le culot d’affirmer que vous ne connaissez pas mon assassin de masse préféré, le premier, le tout premier artiste national-socialiste de l’exagération, oui, le premier SS artiste de l’exagération, le plus doué des exterminateurs de masse qu’aient jamais donnés la Carinthie et le littoral adriatique, notre Globus ! »

Il y a ensuite la voix de B qui prétend ne rien connaître de tout cela, qui s’acharne à vivre dans le présent, dans le divertissement alors qu’en citant sans arrêt les noms de tous les responsables SS qu’elle prétend ne pas connaître, elle reconnaît implicitement qu’elle veut oublier, mais qu’elle n’a pas oublié :

« Maître Ernst Kaltenbrunner –
pardon, qui ?
Hanns Albin Rauter –
qui, pardon ?
Docteur Irmfried Eberl –
qui, pardon ?
Reinhard Heydrich –
pardon, qui ? […]
Conférence de Wannsee –
Beach volley !
Solution finale –
Beach volley !
Commando spécial –
Beach volley !
Traitement spécial –
Beach volley !
Opération Reinhard –
Beach volley ! »

Cette seconde voix est en réalité plus infâme que la première. Oublier, est une manière sournoise de nier qui permet aux nazillons de s’exprimer de nouveau sans complexe. À vivre dans un monde divertissant (et il n’est donc pas aussi saugrenu de sa part d’exiger l’interdiction de la pratique du ski alpin !), nous nous détournons du passé et rendons ainsi le crime de nouveau possible. « La littérature, écrit Kofler, est une lutte contre le crime. » Ecrire, c’est dénoncer. Mais Kofler est lucide ; il sait que « la littérature n'a jamais eu aucun effet. »
La réalité est plus forte que l’art, plus forte au point de le mettre à son service, comme ce fut le cas, rappelle sans cesse Kofler, avec La Flûte enchantée de Mozart que les Nazis se réapproprièrent. Même si le combat est perdu d’avance, Kofler demeure derrière son bureau et écrit, écrit encore et encore. Misanthrope et agoraphobe, sa bile est intarissable, mais non dénuée d’humour. S’il supplie la nature bienfaisante de nettoyer la planète en « un impitoyable tremblement de terre », Kofler n’hésite pas non plus à se ridiculiser, à faire de lui un hypocondriaque cacochyme obsédé par le fonctionnement de son cœur, de sa vésicule biliaire et de son testicule gauche…

En restant derrière son bureau et en rompant avec la linéarité du récit, Kofler nous invite, en un voyage immobile, à l’accompagner dans les Alpes autrichiennes, à prendre le train vers l’Allemagne, à voyager dans le passé pour mieux comprendre le présent. La lecture de Derrière mon bureau nous permet de comprendre à quel point l’Autriche, mais aussi l’Europe, est gangrenée par ses fantômes. Dès lors, on ne peut que s’étonner du fait que la multitude continue à faire comme si de rien n’était, à vivre dans un présent perpétuel sans jamais réfléchir au sens de l’existence :

« Où les gens prennent-ils donc la force de continuer à vivre, comment font-ils donc pour se rendre chaque matin au travail ; où trouvent-ils l'assurance nécessaire pour faire un pas puis un autre, comment font-ils pour être assez sûrs d'eux et mettre un pied devant l'autre ? »





Werner Kofler, Derrière mon bureau. Traduit par Bernard Banoun. Absalon. 18 € 50.





[1] Il ne faut pas confondre révisionnisme et négationnisme : ce dernier consiste à nier l’existence des camps de la mort alors que le révisionnisme consiste à s’arranger avec l’histoire, à la réviser pour nier la responsabilité d’un Etat dans un conflit.

2 commentaires:

  1. Bonjour Eric, c'est la lecture de "L'entretien" de Christine Lecerf, consacré à Elfried Jelinek, qui m'a conduit à Kofler, puis celui-ci à l'Anagnoste, comme quoi le monde est petit ! Votre article me donne envie de le lire...

    J'attends toujours Atopia, commandé il y a une dizaine de jours dans une petite librairie normande, qui est sans doute allée le chercher à pied.

    Amicalement... Sami Sahli

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    1. Cher Sami,

      Vous ne devriez pas être déçu par par Kofler. Son univers, à l'humour enragé, devrait vous séduire. Atopia, c'est bien moins grave, la priorité doit aller à Kofler.

      Amitiés

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