vendredi 13 janvier 2012

Molière, Dom Juan

Le fou de Dieu
Éric Bonnargent

Francesco Sambo
Le pire des contresens commis à propos de Dom Juan est de faire du personnage éponyme un athée. Les professeurs citent le plus souvent les deux premières scènes de l’acte III pour justifier cette sottise. Dans la première, Dom Juan se moque des croyances de Sganarelle à propos du Ciel, de l’Enfer, du diable, de la vie après la mort, du Moine bourru… et finit par affirmer qu’il ne croit qu’en une seule chose, à savoir que « deux et deux sont quatre » et que « quatre et quatre sont huit ». Dans la deuxième scène, Dom Juan promet un Louis d’or au pauvre à condition qu’il jure et, comme il refuse obstinément de le faire, il lui abandonne la pièce « pour l’amour de l’humanité. » La réfutation de la pratique superstitieuse de la religion ne doit cependant pas être confondue avec l’athéisme. Le Ciel, l’Enfer et le Moine bourru appartiennent à divers degrés au folklore religieux et celui qui croit en Dieu parce qu’il a peur des châtiments ou parce qu’il espère une juste rétribution n’est pas un véritable croyant. Le Livre de Job, par exemple, montre que la véritable foi réside dans la pureté de l’amour et non dans la crainte ou l’espérance. Jésus insiste plusieurs fois sur la pureté de l’intention. Le véritable amour de Dieu est désintéressé.

Constatant que ses allégations n’ont aucun effet sur son maître, Sganarelle se lance dans l’exposé de la preuve physico-théologique. Cette preuve consiste à dire que l’harmonie du monde est le gage de l’existence d’une volonté organisatrice. C’est à la perfection de sa création qu’on devine la perfection de l’artisan. Voulant montrer la perfection de la machine humaine, Sganarelle bouge en tout sens et finit par tomber par terre. Or, cette preuve est à l’image de Sganarelle, elle ne tient pas debout puisque le principe d’ordre peut être n’importe quoi, même le hasard.

Avec le pauvre, la critique de la religion atteint ses limites bien qu’elle se fasse plus radicale puisque Dom Juan s’en prend à la pratique de la prière. Le « grand seigneur méchant homme » s’étonne en effet que l’ermite soit condamné à demander l’aumône alors qu’il prie sans arrêt. S’il ne parvient pas à déstabiliser le pauvre, c’est parce que sa manière de vivre sa foi n’a rien à voir avec celle de Sganarelle. Il y a, en effet, deux manières d’appréhender la prière ; l’une vulgaire et superstitieuse, l’autre sincère et c’est parce que Dom Juan est persuadé que l’ermite prie vulgairement qu’il le défie. La prière vulgaire est revendicatrice, elle consiste à demander à Dieu certains bienfaits et est, en ce sens, doublement blasphématoire puisqu’elle suppose deux choses : d’une part que le monde qu’Il a créé n’est pas parfait (il faut changer quelque chose), d’autre part que Dieu ne sait pas ce que nous voulons (alors qu’il sonde « les reins et les cœurs »). Ainsi entendue, la prière est la négation de toute Providence (providere en latin signifie pré-voir et pour-voir). C’est pour cette raison que Jésus la condamne (Matthieu, VI, 7) et qu’il recommande de simplement louer Dieu. Or, c’est justement ce que fait l’ermite. Alors que Dom Juan lui demande pourquoi il n’obtient aucune faveur de Dieu, l’ermite répond sans comprendre qu’il prie pour les autres et non pour lui. Il y a dialogue de sourds et c’est pourquoi Dom Juan, impressionné, reconnaît sa défaite et ne s’en sort que par une ultime bravade, en invoquant l’amour de l’humanité qui lui est tout aussi étranger que l’amour de Dieu...

Reste à se demander si Dom Juan ne croit vraiment qu’en « deux et deux sont quatre ». Il me semble qu’il ne s’agit là que d’une bravade, bravade qui en annonce d’autres : l’invitation à dîner faite et réitérée à la statue du Commandeur et la décision de suivre cette même statue venant le chercher chez lui. Crachons-nous au ciel si nous sommes athées ? Allons-nous consulter un astrologue si nous ne croyons pas à l’astrologie ? Alors que Vladimir et Estragon attendent Godot, Dom Juan le provoque afin de le forcer à se manifester, quitte à être foudroyé. Il ne veut pas croire, il veut savoir. C’est pourquoi il répond à Sganarelle qui lui reproche l’immoralité de son attitude que « c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble. » Voilà bien une phrase qu’un athée ne prononcerait pas.

Le désir qui anime Dom Juan est celui de l’Être. Dom Juan est conscient de la vacuité du monde et de la sienne et il cherche à la combler. Cette vacuité est symbolisée par son 2 + 2 = 4. Le monde, depuis Galilée qui l’a fait entrer dans la modernité, est désenchanté, réduit à de pures quantités, il est « écrit en langage mathématique » : il n’est plus que structures et équations. La vérité doit maintenant être chiffrée. Cet appauvrissement fera écrire à Robert Musil de magnifiques pages (L’homme sans qualité, Tome 1, Points-Seuil, pp 379 à 381) dans lesquelles il regrettera, avec raison, que le tribunal de la Sainte-Inquisition n’ait pas condamné Galilée au bûcher. Avec Galilée, le monde s’est offert aux ingénieurs, aux financiers, etc. L’être a été oublié, tout n’est plus qu’apparaître. Or, Dom Juan s’est rendu maître de cet apparaître et il le tourne en dérision : qu’est-ce que l’argent ? un bien aussi méprisable que ceux qui, tel M. Dimanche, lui accordent de l’importance ; qu’est-ce que l’hypocrisie ? le pire des défauts, celui que l’on déteste le plus chez les autres, mais lui seul permet d’apaiser les relations familiales en particulier et les relations humaines en général. La franchise est agonistique alors que l’hypocrisie est apaisante. Comme l’ont souligné les plus grands moralistes, de La Rochefoucauld à La Bruyère, en passant par Pascal, les sociétés disparaitraient si nous savions ce que nous pensons les uns des autres. Quoi qu’il en soit, le jeu des apparences a lassé Dom Juan qui en maîtrise le fonctionnement ; il lui faut autre chose : du sens.

Ce sont les jeux de l’amour qui lui permettent d’abord d’obtenir une consistance. Qu’est-ce qu’aimer ? Il y a deux manières d’aimer. La première, plus féminine, plus parnassienne, consiste à aimer aimer. La seconde, plus masculine, plus donjuanesque, consiste à aimer être aimé. Être aimé rassure, cela donne l’assurance de valoir quelque chose, de n’être pas si misérable, si médiocre. Lorsque l’on est aimé, l’autre nous renvoie une image positive de nous-mêmes ; l’être est magnifié et son essentielle inconsistance est en partie comblée. L’amour, tel que le conçoit Dom Juan, n’est jamais amour de l’autre, mais tentative désespérée de s’aimer soi-même. Dans la séduction, essentiellement mensongère, Dom Juan connaît l’exaltation, la confiance en soi : séduire, c’est se donner des qualités que l’on n’a pas et la séduction, comme le révèle le vocabulaire utilisé par Dom Juan (acte I, scène 2), a l’intensité du combat. Par l’intérêt qui lui est porté, Dom Juan se sent exister, mais sitôt qu’il n’a plus d’effort à fournir, c’est le retour à la vacuité et c’est pourquoi Dom Juan ne prend pas le temps de “consommer” les femmes séduites et qu’il se lance immédiatement dans de nouvelles conquêtes. Néanmoins, seul Dieu peut lui apporter une consistance définitive.

D’une certaine manière, Dom Juan est, dans l'histoire de la littérature, le premier héros de l’absurde. Alors que les personnages de Beckett ont abandonné leur quête du sens, Dom Juan ne désarme pas. En cela, il est sans doute plus proche des personnages de Kafka. Plus habile, aussi. Puisque Dieu ne se laisse pas appréhender, la seule chose à faire est de le provoquer, le forcer à sortir de sa réserve. La défaite finale de Dom Juan est donc sa plus belle victoire.






Molière, Dom Juan. Folio. 3 €

1 commentaire:

  1. Un autre écrivain, à mon sens, ne cesse de provoquer Dieu, c'est Camus.
    A propos de Dom Juan, voici un texte susceptible de vous intéresser...

    Don Giovanni, de Mozart ou L’Opéra des dupes
    http://www.regard-sur-limage.com/spip.php?article184

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