vendredi 20 janvier 2012

Sami Sahli, Les Enfants sont des cruches


Any where out of the world
Éric Bonnargent

Jan Peter Tripp, Kinsey Meets Man Ray
Dans Cent grammes de suicide et l’Entonnoir des saisons, ses deux précédents livres parus chez L’Arpenteur/Gallimard, Sami Sahli, armé de sa prose poétique, nous faisait partager ses obsessions pour la poésie, le sexe, l’alcool et la mort. Alors que Cent grammes de suicide était un livre profondément désespéré, l’Entonnoir des saisons laissait entrevoir quelques remèdes, notamment l’amour et l’écriture. Sami Sahli restait cependant submergé par sa profonde mélancolie. Avec Les Enfants sont des cruches, le poète semble guéri. La légèreté à laquelle s’est laissé prendre l’auteur a été pour lui un salut, et c’est pourquoi en fin de volume, il se réfère à Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, ce court texte testamentaire que Stig Dagerman écrivait avant de se suicider :

« L’écriture des Enfants sont des cruches fut pour moi une tentative de consolation, de renaissance, comme si je n’étais pas définitivement né, un jour du mois de mai de l’année mille neuf cent soixante-trois, à Rennes, d’une mère bretonne et d’un père tunisien… comme s’il fallait toujours renaître. »

L’entropie emporte chacun d’entre nous et il faut s’évertuer à persévérer dans l’être, s’efforcer de ne pas se laisser emporter par le dégoût de la vie. Sami Sahli se réinvente par l’intermédiaire de la fiction, se réincarne en son narrateur : Monsieur. Celui-ci est marié, père d’un garçon de cinq ans. Tout irait bien s’il pouvait se contenter de ce qu’il a. Hélas pour lui, il a trop d’imagination et le monde ne lui suffit pas :

« Jusqu’alors je vivais dans la réalité, ce qui est tout aussi crétin que de vivre dans un vêtement trop grand ou trop étriqué pour soi. Vivre dans la réalité c’est en quelque sorte vivre sans se soucier de la taille – une chance sur mille qu’elle tombe juste – c’est prendre les choses comme elles viennent, or elles viennent mal, vous viennent en pleine figure. »

Pour échapper au carcan du réel, Monsieur joue aux métamorphoses, il se transforme parfois en baignoire, parfois en poule. N’être qu’un homme, n’être qu’une baignoire, n’être qu’une poule, ce n’est jamais assez, autant ouvrir des perspectives et décider de ce qu’on veut être :

« je vais beaucoup mieux depuis que je suis une poule ; les choses sont tellement plus simples : une chaise n’est plus forcément une chaise, mais un arbre, un perchoir… »

Au détriment de Madame, Monsieur veut éduquer son fils, lui apprendre à ne pas se résigner. Le combat contre le réel est perdu d’avance, mais l’essentiel est de lutter. Pour se faire comprendre, Monsieur explique cela à son fils en utilisant La Chèvre de Monsieur Seguin : il faut être Blanquette, ne pas écouter les maîtres du désenchantement que sont les Monsieur Seguin et affronter le loup :

« il faut prendre les devants, affronter le loup, sachant que sur ton chemin tu rencontreras de nombreux M. Seguin qui essaieront de t’en empêcher, de te dissuader, t’enseigneront la peur du loup ; leur propre peur en réalité, leur peur de la vie ! »

Alors, pour donner l’exemple, Monsieur affronte la réalité : la sexualité, les relations familiales, etc. sont remodelées à l’aune de son imaginaire et d’une symbolique souvent freudienne. Ainsi rêve-t-il d’organiser des combats de mères sur le modèle des combats de chiens :

« De même que le chien de combat est une prolongation du corps du maître, la mère de combat serait une prolongation du corps du fils. »

On le comprend facilement : sous l’excentricité et le farfelu de ses petites proses transparaît une intranquillité fondamentale. Sami Sahli est atopique au sens plein du terme, jamais à l’aise avec lui-même, les autres et le monde, toujours spectateur de sa propre vie. Ce n’est pas pour rien que tout l’enseignement qu’il veut apporter à son fils se résume à cet impératif : « Échapper aux lieux ! ». Comme Charles Baudelaire qui écrivait que « je serais toujours bien là où je ne suis pas », Sami Sahli fait de son spleen le fondement de son art. Pour notre plus grand plaisir.





Sami Sahli, Les Enfants sont des cruches. Éditions Presque Lune. 12,90 €

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