Un coin du voile
Marc Villemain
Éditions du Seuil |
Nous autres, qui lisons peut-être un peu plus de livres que la moyenne des Français, faisons d’authentiques efforts pour n’avoir affaire qu’à de non moins authentiques chefs-d’œuvre. Moyennant quoi, il nous arrive de faire d’enthousiasmantes découvertes, de tomber sur des perles, des petits bijoux, quelque objet définitif et très précieux qui console du reste. Un chef-d’œuvre, c’est autre chose. J’entends bien que cette qualification est sujette à caution, le triomphe du spectacle vivant (sic) incitant parfois à qualifier ainsi des livres qui seront seulement remarquables, voire magistraux, donc à propos desquels les controverses demeurent possible. Le chef-d’œuvre, lui, ne saurait souffrir aucune chicane : nous sommes face à une pièce dans le jugement ou l’appréciation de laquelle n’entre aucune subjectivité, une édification à ce point historique et monumentale que l’inconstance congénitale aux jugements humains ne laisse guère de place à la moindre discorde. Nous savons que nous sommes devant un chef-d’œuvre comme nous savons que le soleil chauffe et qu’une roue tourne : c’est l’exact jugement qu’inspire la lecture du dernier roman de Juan Manuel de Prada, Le septième voile.
Il ne sera pas question ici de l’histoire, d’une richesse et d’une complexité qu’il serait coupable de vouloir résumer. Tenons-nous en, donc, aux quelques indices distillés en quatrième de couverture : alors que sa mère vient de mourir, l’homme qui l’a élevé apprend à Julio Ballesteros qu’il n’est pas son vrai père. S’ensuivra une quête exaltée à travers l’histoire et les continents, qui nous conduira sur les pas de Jules Tillon, héros de la Résistance connu sous le nom de Houdini en raison de ses talents d’évasion, et devenu amnésique à la fin de la guerre des suites d’une blessure. Roman d’une double quête, donc : celle du fils cherchant le père, celle du père se cherchant lui-même.
Juan Manuel de Prada réussit là ce dont rêvent sans doute, peu ou prou, tous les écrivains : la fresque parfaite des passions universelles. Le livre qui parvient à embrasser la totalité des raisons, des actes et des affects. Celui dont il était logique, inscrit, consubstantiel au propos, qu’il intègre et résume ce qu’il y a de plus retranché et de plus extrême en l’homme, toutes les questions que nous nous posons, quels que soient notre temps ou notre génération : notre attitude devant la vie et devant la mort, devant la paix aussi, l’impossible absolu à l’aune duquel nous sommes voués à nous juger – et peut-être à être jugés –, les irréversibles passions que nous fomentons à l’égard de nos parentèles et de nos familles, tout ce à quoi nous devons faire face et que nous savons, ou ne savons pas, affronter. Dit comme cela, on pourrait certes penser qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’un coup de force. Or, non. Comme dans La vie invisible, son précédent et sublime roman qui, déjà, se colletait avec les méandres de la culpabilité, l’histoire, chez Juan Manuel de Prada, vient de l’Histoire. Chaque phrase en est taraudée. Chaque idée s’y nourrit. Chaque affect y puise. Cela tient à la minutie de Prada, à son souci de la justesse, mais aussi à son style, qui ne se contente pas d’être d’une très grande élégance mais qui à lui seul suffirait à charrier l’émotion et la gravité, portant tout à la fois le regard vers le fuyant horizon et l’attention vers l’intouchable psyché. D’où l’épaisseur des personnages, leur beauté à la fois puissante et fragile, cette humanité qui, à force d’incessants mouvements internes, ceux de la conscience, ceux des désirs, s’approche toujours plus près des gouffres. Charge aux lecteurs alors de prendre partie, car Prada ne le fera pas pour nous.
Ils sont beaux, ces personnages avides de vie, ils sont beaux quand ils aiment et qu’ils désaiment, quand ils se sacrifient et qu’ils tuent, quand ils s’accrochent et qu’ils abdiquent, quand ils tiennent leur rang et qu’ils trahissent. Ils ne sont des personnages de roman que parce que les personnages de roman naissent de nous-mêmes. De quoi sommes-nous, de quoi serions-nous capables ? quid de notre aptitude à la souffrance de vivre une vie finie ? qui de notre aptitude à la conscience ? à l’histoire ? à l’autre ? Il y a chez Prada un va-et-vient constant entre un prométhéisme qui nous sauve de l’idée que nous nous faisons de nous mêmes, et une sorte de défaitisme qui pourrait apparaître comme l’autre nom d’une sagesse ou d’une raison ancestrales ; quelque chose d’un mysticisme originel, constamment mis à l’épreuve de la culpabilité, mû par la promesse intenable de la rédemption et du salut. Quelque chose d’un spleen euphorisant, donc, si le rapprochement n’était par trop saugrenu, une douleur qui remonterait des siècles et qui se résoudrait dans une certaine frénésie à la saisir, à en distinguer l’origine, à en maîtriser la destination.
Il faudrait être beaucoup plus précis et complet pour parler de Juan Manuel de Prada, de ce livre-ci comme de la totalité de son œuvre. On ne le peut. Mais on peut au moins regretter qu’il ne soit pas davantage lu en France, lui, si jeune encore, dont on sait déjà que l’histoire dira qu’il aura porté très haut le flambeau d’une littérature de dimension mondiale, une littérature poignante et raisonnée où chacun aura parfait sa connaissance du monde, et de soi.
Traduit de l'espagnol par Gabriel Iaculli
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 16 - mai 2009
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