L’humanité
désossée
Marc Villemain
Éditions Albin Michel |
L'Amérique du Nord n’a pas les
pudeurs du vieux continent : les nouvelles y jouissent d’un statut (et
d’un commerce) qui n’a rien à envier au roman. Quand chez nous on n’en édite
qu’en catimini, et encore à la condition générale expresse qu’elles soient d’un
romancier (re)connu, on n’hésite pas, là bas, à lancer un écrivain en en
publiant.
Un goût de rouille et d’os pourrait donc bien marquer l’acte de naissance d’un nouveau petit prodige. Et si Bret Easton Ellis laisse peut-être un peu de champ à son goût pour l’hyperbole en affirmant qu’on n’avait « encore jamais rien lu de tel », il est vrai que la grande puissance de ces nouvelles tient à une conjonction de talents dont nombre d’auteurs, à commencer par celui de ces lignes, se réjouiraient grandement de n’en posséder qu’un seul. Un univers d’abord, subtil et violent, en prise directe (et simultanée, ce qui est plus rare) avec l’immédiateté et la profondeur du monde. Ainsi de petits microcosmes (la boxe, le basket, la magie, les combats de chiens…), soit autant de mondes absolus pour leurs acteurs, sont-ils ici disséqués avec une minutie et une empathie assez rares. D’une certaine manière, l’american way of life se retrouve comme assailli, désossé. Une liberté ensuite, qui n’est pas seulement de ton et de forme, mais de pensée. En posant sur ce monde un regard cru, quoique bien plus élégant qu’il y paraît peut-être, Davidson nous en révèle à la fois les failles, les souffrances et la poésie. Enfin il y a ce style, propre à une certaine littérature américaine contemporaine, fait d’images et de fulgurances, de vitesse et d’accélérations, de rebonds et de raccourcis, mais sans que jamais l’effet n’affecte une prose à la fois précise et aérée, mue par une forme très réjouissante d’impressionnisme, de laconisme résigné, quand ce n’est pas de détachement euphorique.
Ce qui me fascine toujours dans la littérature américaine, ou disons dans la littérature efficace, c’est cette aisance à appréhender les mouvements intérieurs de l’homme sans aligner (d’aucuns diraient : s'embarrasser) de longues digressions psychologiques. Pour le dire d’un mot : le roman psychologique n’a pas le monopole de la psychologie. Or la difficulté du genre efficace, pour être complet, est de parvenir à accorder la concision des faits et la suggestion psychologique avec la tension romanesque : à ce jeu, Craig Davidson fait déjà figure de petit maître, et certaines scènes, inouïes de réalisme et d’intelligence, marqueront durablement le lecteur. C’est que Davidson, en activant des registres aussi divers que la culpabilité, la honte, la rage, l’addiction ou la mélancolie, n’a pas son pareil pour rendre touchant le pire des péquenots, pour parler de l’intérieur et restituer à l’individu, fût-il le plus sordide et le plus brutal, une intériorité qui n’est pas nécessairement moins intense que celle des braves gens.
Un goût de rouille et d’os pourrait donc bien marquer l’acte de naissance d’un nouveau petit prodige. Et si Bret Easton Ellis laisse peut-être un peu de champ à son goût pour l’hyperbole en affirmant qu’on n’avait « encore jamais rien lu de tel », il est vrai que la grande puissance de ces nouvelles tient à une conjonction de talents dont nombre d’auteurs, à commencer par celui de ces lignes, se réjouiraient grandement de n’en posséder qu’un seul. Un univers d’abord, subtil et violent, en prise directe (et simultanée, ce qui est plus rare) avec l’immédiateté et la profondeur du monde. Ainsi de petits microcosmes (la boxe, le basket, la magie, les combats de chiens…), soit autant de mondes absolus pour leurs acteurs, sont-ils ici disséqués avec une minutie et une empathie assez rares. D’une certaine manière, l’american way of life se retrouve comme assailli, désossé. Une liberté ensuite, qui n’est pas seulement de ton et de forme, mais de pensée. En posant sur ce monde un regard cru, quoique bien plus élégant qu’il y paraît peut-être, Davidson nous en révèle à la fois les failles, les souffrances et la poésie. Enfin il y a ce style, propre à une certaine littérature américaine contemporaine, fait d’images et de fulgurances, de vitesse et d’accélérations, de rebonds et de raccourcis, mais sans que jamais l’effet n’affecte une prose à la fois précise et aérée, mue par une forme très réjouissante d’impressionnisme, de laconisme résigné, quand ce n’est pas de détachement euphorique.
Ce qui me fascine toujours dans la littérature américaine, ou disons dans la littérature efficace, c’est cette aisance à appréhender les mouvements intérieurs de l’homme sans aligner (d’aucuns diraient : s'embarrasser) de longues digressions psychologiques. Pour le dire d’un mot : le roman psychologique n’a pas le monopole de la psychologie. Or la difficulté du genre efficace, pour être complet, est de parvenir à accorder la concision des faits et la suggestion psychologique avec la tension romanesque : à ce jeu, Craig Davidson fait déjà figure de petit maître, et certaines scènes, inouïes de réalisme et d’intelligence, marqueront durablement le lecteur. C’est que Davidson, en activant des registres aussi divers que la culpabilité, la honte, la rage, l’addiction ou la mélancolie, n’a pas son pareil pour rendre touchant le pire des péquenots, pour parler de l’intérieur et restituer à l’individu, fût-il le plus sordide et le plus brutal, une intériorité qui n’est pas nécessairement moins intense que celle des braves gens.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 3, mars/avril 2007
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