jeudi 3 mai 2012

Emma Reel, Ah.

Des larmes et des seins
Éric Bonnargent


« Tu soutenais, le verre énervé, que cette histoire d’autofiction
n’était que le prolongement de l’assignation à la cuisine, au foyer. »


Ribera, Femme à barbe
« Ah ! », «  Ah ? » : non, seulement Ah. En guise de ponctuation, un point qui laisse perplexe ; ni d’exclamation ni d’interrogation. Ce recueil de nouvelles érotiques a pourtant de quoi surprendre et faire réagir puisqu’il s’agit du tout premier texte publié en France spécialement écrit pour les liseuses numériques. S’il est possible de douter de l’intérêt du livre électronique lorsqu’il n’offre rien de plus qu’un livre traditionnel, Emma Reel nous en révèle tout l’intérêt lorsqu’il exploite les ressources et les possibilités d’un tel format.
Les liseuses modifient en effet notre rapport au livre. On tourne les pages en faisant glisser le bout de ses doigts sur un écran glacé, sans texture, sans odeur et, qu’il s’agisse de L’homme sans qualité de Robert Musil ou de Bartleby le scribe d’Herman Melville, le poids du livre ne se calcule plus en grammes, mais en octets. Le rapport charnel, sensuel au papier est ainsi perdu. Mais si un texte, comme Ah., est conçu pour exploiter les ressources et les possibilités du format électronique, alors cette perte est compensée par un gain. Le lecteur ne se servira plus seulement de ses doigts pour tourner les pages, mais aussi pour déclencher la lecture d’un document audio ou, mieux encore, pour naviguer de lien en lien. À la manière de Marelle de Julio Cortázar, Ah. peut être lu aussi bien de façon linéaire que discontinue. En touchant du bout du doigt tel ou tel mot, telle ou telle phrase, le lecteur est renvoyé à une autre page et est invité, quelques minutes, à se plonger dans une autre histoire, à se remémorer ou à découvrir une anecdote, un incident, un sentiment. Comme l’ont signalé de nombreux critiques, l’hypertextualité mise en place par Emma Reel réalise le rêve borgésien d’un texte labyrinthique, mais elle fait aussi penser à la structure infinie de l’Éthique de Baruch Spinoza : plus le lecteur avance dans le texte, plus il est renvoyé à la lecture ou à la relecture de différents passages. Et, s’il joue le jeu, il découvrira même quatre nouvelles supplémentaires. La brièveté de ce recueil empêche cependant de se perdre dans l’apeiron numérique.
Ah., seulement Ah., alors qu’il s’agit de huit nouvelles érotiques. Mais Emma Reel, comme Stéphane Mallarmé, a lu tous les livres et la chair est bien triste. Bien que toutes différentes les unes des autres, ces huit expériences, malgré les émois du corps et parfois ceux du cœur, sont marquées du sceau de l’insatisfaction. Que ce soit avec Xavier qui « portait bien son initiale, nous l’avons dévoyée, démultipliée, déclinée par tous les moyens, arts et improvisations qui nous saisissaient dès que nous nous rapprochions », avec Charles dont la narratrice a été la 1004e conquête, avec Loran, le voleur de voiture, avec Louis qui « n’est ni un ex, ni un présent, ni aucun futur », avec Dan rencontré le temps d’un blind date, avec son ancien professeur de philosophie, avec un écrivain célèbre, avec le père de son amant, avec son ancien mari junky ou avec un organisateur de partouzes, le constat d’échec est le même. Les hommes sont comme le réel : décevants. C’est sans doute pour cela que le seul amant digne de ce nom est Thomas, un personnage de fiction créé par la narratrice « pour qu’il se croie toujours plus puissant et se vante plus doux dans d’autres bras que les miens. » La sexualité est mélancolique lorsque les sentiments sont absents… Arrivé à la fin du recueil, le lecteur comprend mieux les interrogations de la narratrice qui, dès le prologue, doute d’aimer réellement les hommes bien qu’elle couche souvent avec eux. Les illustrations reflètent ce malaise insidieux. Toutes mettent en scène des femmes à la poitrine découverte afin de questionner la féminité de manière souvent déstabilisante, comme avec la Mujer barbuda de José de Ribera ou avec cette photographie d’une jeune femme dont l’un des seins est tranché et ne pourra donc jamais être tété par l’enfant qui ne naîtra jamais symbolisé par une peluche dissimulant le second sein. S’agit-il de la narratrice ? Au lecteur d’en décider et peut-être de le deviner… Et cette narratrice aux multiples facettes, qui est-elle ? Emma Reel elle-même :

« Je m’appelle aussi Emma, autant parce que je porte très bien les bottes que parce que j’aime coucher avec les écrivains et certainement l’un aide l’autre. »

Mais… qui est Emma Reel ? Personne ne le saura car « Emma Reel » est le pseudonyme d’une femme-araignée qui, sous différentes identités, anime sur la Toile de nombreux blogs et sites, privés ou publics. Lire Ah. permettra au lecteur amoureux d’une langue ciselée et musicale d’en découvrir l’un des aspects.













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