mardi 22 mai 2012

Lionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières


Les morts minuscules
Éric Bonnargent

Alec Soth, The Last Days of W
Poète, Lionel-Édouard Martin l’est dans l’âme : ses phrases sont ciselées avec tant de précision que le lecteur dérive de l’une à l’autre, emporté par l’exceptionnelle musicalité d’une langue qui ne craint pas l’utilisation que certains pourraient juger intempestive d’un vocabulaire foisonnant. Dans ce nouveau roman, Anaïs ou les Gravières, Lionel-Édouard Martin évoque une nouvelle fois la paisible et aride langueur de son Poitou natal où le temps semble s’écouler plus lentement qu’ailleurs, retenu par le poids de l’immémorial. C’est avec son sens si particulier de la métaphore que, dès les premières lignes, Lionel-Édouard Martin décrit Poitiers :

« Des barres d’HLM ponctuent ce large bout de plaine. La géographie locale est comme de la parole qui décroît en force et en signification : les phrases se développent du cœur de la ville, haut juché, bourgeois, vers les berges du Clain ; puis ça remonte, sec et prolétaire, affaibli, vers des coteaux, avant de s’éluder, tout à voix mal audibles, fluettes, vers le pourtour, qui est de plat pierreux. »

C’est dans le cadre artificiel de la cité, dans « la pyramide de chairs » qu’a lieu le drame à l’origine des histoires qui vont se développer comme des lézardes dans le béton et la terre séchée des campagnes, dans les corps et les âmes des multiples personnages. Une jeune lycéenne, Anaïs, est retrouvée assassinée devant l’entrée de son appartement. Couvrant pour L’Écho du Poitou l’actualité d’une région qui n’en a aucune, le narrateur est chargé de rédiger la une : un meurtre est toujours un événement, surtout en province. Pendant quelques jours du moins car la monotonie du quotidien finit toujours par l’emporter. Un an après, lui, n’oublie pas, lui, qui « ne hante personne », est hanté par le fantôme d’Anaïs qui lui rappelle celui de Nathalie, sa fiancée morte carbonisée dans sa voiture en compagnie d’un autre homme… Pour exorciser ses démons, pour empêcher qu’Anaïs et Nathalie meurent une seconde fois, définitivement, dans le souvenir des hommes ou peut-être pour tromper son ennui ou sa bouteille de whisky, il décide de raconter l’histoire d’Anaïs, une histoire qu’il écrit dans ce temps si particulier qu’est l’imparfait :

« C’est un temps sinistre, l’imparfait : ça relègue dans de vieilles lunes, ça n’a pas d’ouverture. Ҫa borne l’écoulement des jours, ça fait barrage. Il faut se retourner, pour voir : jeter le regard par-dessus l’épaule. Et souvent, on n’y voit pas grand-chose, tout est pris de brume et de grisaille. »

Le journaliste se métamorphose non pas en romancier, mais en historien, en historien d’une affaire non résolue que tout le monde a oublié. L’historien est par définition un enquêteur et, à la manière d’Hérodote parcourant les routes de Grèce et d’Asie Mineure pour accumuler des informations, vraies ou fausses, le narrateur parcourt les routes et les chemins de sa région et recueille des témoignages où les vérités côtoient les légendes. La mère d’Anaïs lui racontera sa triste existence et le conduira sur la piste de Mao, l’ouvrier qui l’engrossa avant de l’abandonner. Il sera confronté à l’hostilité séculaire de ces hommes enracinés dans leur terre, ces hommes des gravières dont les âmes sont emplies de petits cailloux coupants et poussiéreux : Hector Beauze, Petit Louis et l’étonnant Bidon-Cinq, un ancien légionnaire devenu troglodyte. Si Anaïs ou les Gravières prend peu à peu la forme d’un roman policier, il ne s’agit là que d’un leurre. La vérité est accessoire, ce qui compte, c’est sa recherche. Le lecteur assiste à la naissance d’un roman dont l’auteur n’est nul autre que le narrateur, au combat qu’il livre aux mots, à la mémoire tout en finissant par se désintéresser de tous ces petits pourquoi de toute façon sans réponse.
Anaïs ou les Gravières est un roman d’une rare beauté, une ode à la terre dans laquelle Lionel-Édouard Martin met en place une poétique de la nostalgie qui ne peut pas ne pas séduire ses lecteurs.






Lionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières. Les Éditions du Sonneur. 15 €








Article précédemment paru dans Le Magazine des Livres

2 commentaires:

  1. C'est avec bonheur que je vais lire ce roman, qui a été sélectionné dans le cadre du "Prix Lignes d'Horizons 2012"...

    Michèle Pambrun

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  2. Vous nous en direz peut-être des nouvelles - mais je ne doute pas qu'elles seront bonnes... ! MV

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