lundi 27 août 2012

Entretien avec Fernanda García Lao

Éric Bonnargent

Née en 1966 à Mendoza en Argentine, Fernanda García Lao a été contrainte de s’exiler avec sa famille à Madrid en 1976. De retour dans son pays en 1993, elle s’installe à Buenos Aires. Actrice reconnue, elle est aussi l’une des grandes figures de la nouvelle scène littéraire sud-américaine. Dramaturge, Fernanda García Lao est également l’auteure de nombreuses nouvelles et de plusieurs romans, dont La Faim de María Bernabé et La Parfaite autre chose, tous deux primés en Argentine et qui viennent de paraître à quelques mois d’intervalle aux éditions de La Dernière Goutte.
Dans l’un comme dans l’autre, c’est au sein de la cellule familiale que se déroule l’intrigue. La Parfaite autre chose s’organise autour d’un drame domestique : le meurtre de l’un des protagonistes découpé en morceaux par un autre. Au lieu de mener l’enquête, Fernanda García Lao offre au lecteur un récit polyphonique et perspectiviste divisé en sept chapitres, chacun d’entre eux permettant à chaque personnage de raconter le déroulement des événements à partir de sa propre histoire. Ces hommes et ces femmes aux intelligences et aux vies vulgaires sont écartelés par leurs bassesses et leurs pulsions, tiraillés par leurs irréalisables aspirations spirituelles. L’avilissement est la norme :

« Alors dans un éclair d’horreur la lumière est revenue et j’ai découvert Adolfo, contorsionniste, coincé entre mes seins, les cheveux en bataille, son affreuse tête grimaçante, ses yeux révulsés. Il venait d’éjaculer en moi, c’était épouvantable, j’ai poussé un cri, il s’est évanoui. Que pouvais-je faire. Ce porc qui est aujourd’hui mon mari avait pris la place de Tancredo dans ma destinée. Il avait changé ma vie et transformé cet acte sublime en condamnation. Tout le merveilleux de la situation me semblait à présent lamentable et excessif. Cet être répugnant avait été nu à mes côtés. »

 Chez ces individus médiocres, l’élévation de l’âme est rendue impossible à cause de l’attraction du corps et de l’animalité qui le déchire. Fernanda García Lao pose un regard lucide et plein d’humour sur ses personnages qu’elle définit par des genres (l’orgueil, la liberté, l’illusion érotique…) dans une didascalie initiale, comme pour une pièce de théâtre. Pour mieux dénoncer leur ridicule et leur grotesque, elle utilise un langage parlé qui n’est pas sans rappeler le guignolesque célinien. La langue est d’ailleurs le point nodal de ce livre, les personnalités se construisant au travers des mots qu’elles utilisent. C’est sans doute pourquoi Jessica, la femme révoltée, l’artiste, affirme que « quand on apprécie le sens des mots, il ne faut pas les forcer. Ils savent quand s’exprimer. » Malgré la mesquinerie qui les caractérise, ces personnages gardent l’espoir d’une vie meilleure, ou du moins celui d’atteindre une certaine sérénité. Ce sentiment de complétude, ils ne l’éprouveront qu’en tombant par hasard sur cette parfaite autre chose, aussi mystérieuse qu’inattendue, dans laquelle se cache le secret du bonheur. Rares seront ceux qui auront cette chance…
Le travail déjà effectué par Fernanda García Lao sur la forme et la langue dans La Faim de María Bernabé prend avec La Parfaite autre chose une dimension supérieure et confirme l’originalité d’une œuvre en cours de construction.

Entretien avec Fernanda García Lao (traduit par Mélanie Gros-Balthazard)


1. Comme dans La Faim de María Bernabé, la déliquescence de la famille est au cœur de La Parfaite autre chose. Les enfants semblent être les victimes de la violence physique ou psychologique qui, au lieu de l’amour, unit leurs parents. Pourquoi ce thème est-il si présent dans votre œuvre ?

Je crois que La Parfaite autre chose présente un questionnement croisé. Je ne sais pas s'il existe un thème central. En tous cas, c'est le vide qui organise le récit, un certain désir de transcendance personnelle qui n'aboutit pas. Mais oui, il est vrai que le cadre que je choisis est celui de la famille. Je suis née dans les années soixante, c'est-à-dire à l'époque où ce noyau jusque-là sacré était en décomposition. La contradiction s'est installée au cœur de l'intime, les liens fondamentaux étaient en crise. Peut-être existe-t-il aujourd'hui une approche nouvelle  pour comprendre la famille, avec des rôles interchangeables moins stéréotypés qu'autrefois.  On assiste souvent à des débâcles personnelles ou extérieures qui trouvent leur origine dans l'enfance. Et lorsque l'on observe froidement la majorité des familles, on y trouve la reproduction des grands conflits sociaux en puissance : l'hypocrisie et l'abus de pouvoir sont généralement vécus d'abord à la maison. Pour ma part, je ne suis pas épique, ce sont plutôt les batailles domestiques qui m'intéressent. La haine en miniature. J'y trouve une usine à conflits d'une grande beauté pour construire la fiction.

2. Ignoble avec les femmes, Adolfo, qui compare son pénis à Dieu, inverse les rôles et affirme être leur victime (« Oui, les femmes m’utilisent et je les laisse faire »). Pourquoi faire si souvent de vos personnages masculins des êtres fourbes et lubriques ?

Chez Adolfo, il y a une volonté de parodie. J'ai pris le modèle de Don Juan, plouc et pathétique, et je l'ai confronté à sa propre débâcle : ce fut un exercice de pur plaisir. Ce type de mâle subsiste encore dans certains climats tempérés. De plus, le pervers suppose toujours que la victime est responsable. Il n'y a pas d'assassin ne justifiant pas son crime, ce n'est jamais de sa faute. Toujours celle de l'autre.

3. Les femmes, quant à elles, semblent subir leur corps et surtout l’image sociale qu’il renvoie et dont elles ne parviennent pas à se défaire. Eva rêve de perfection physique et, comme María Bernabé, Rosalin se débat en vain avec son obésité. Même Jessica, la femme révoltée, ne parvient pas à bien vivre sa féminité. Est-il si difficile d’être une femme heureuse ?

Difficile d'être heureux. Peu importe le genre. Dans le cas de la femme, malgré une certaine libération d'ordre plutôt sexuel et professionnel, elle reste assez esclave de la forme. Il existe une crainte atroce du temps qui passe, partagée par les hommes et les femmes, qui a transformé la société en une sorte de galeries de monstres : des vieux déguisés en enfants, des gros au régime, des jeunes filles qui vomissent. Le corps est devenu un objet de consommation, c'est-à-dire un bien rejetable. Mûrir manquerait de valeur. Les superficies se sont imposées. Tout se voit de l'extérieur, comme dans une boucherie de supermarché où rien d'autre ne compte que ce qui est sous nos yeux. Une belle enveloppe où se cache le néant. Pas le temps d'approfondir, personne ne veut souffrir et c'est pourquoi l'idiotie est monnaie courante.

4. Cretando affirme que, pour un homme, « être au monde, c’est avoir envie d’abîmer les choses. » Il est le seul personnage à avoir une certaine lucidité sur la nature humaine en général et sur la nature masculine en particulier. Pourquoi en avoir fait un personnage homosexuel ?

Je ne l'ai pas créé homosexuel, il est né comme ça. Je n'ai pas l'habitude de manipuler mes personnages, je les laisse être. Sa voix m'a raconté qui il était. Dans ce livre plus que dans tout autre, j'ai eu recours à la méthode automatique surréaliste. Il n'y a presque pas de correction. J'ai réussi à atteindre un certain état, j'ai pu me détacher et renier la fonction manichéenne du narrateur omniscient. J'ai gardé ce plaisir obscur pour d'autres livres.

5. Que ce soit dans La Faim de María Bernabé ou dans La Parfaite autre chose, vous empêchez le lecteur d’avoir un regard objectif sur vos personnages. La Parfaite autre chose est constitué de sept chapitres qui sont autant de points de vue subjectifs sur le drame que vous racontez. Seriez-vous tentée de dire comme Jacques Lacan que le réel, indépendamment de la manière dont on le perçoit ou on le conçoit, n’existe pas ?

Effectivement, la vision objective est impossible. Nous sommes victimes des versions : deux témoins ne voient pas le même accident. Cette liberté d'interpréter les faits est fondamentale pour faire de la littérature. Les généralités ne m'intéressent pas. De plus, dans les deux livres, il y a une tentative d'oralité sans intermédiaire. Je souhaitais travailler la première personne comme une caisse de résonance où l'insatisfaction et le désir n'avaient pas de filtre. Il y a une volonté confessionnelle, semblable à celle du dernier soupir. Le personnage s'ouvre avant de disparaître. La vérité face à l'abîme.

6. Vous faites plusieurs fois allusion à la corruption politique. L’Argentine d’aujourd’hui n’est-elle pas une démocratie comme les autres ? Est-elle encore prisonnière de ses anciens démons ?

La corruption politique est un vice implicite au jeu des pouvoirs. Je ne crois pas aux démocraties originelles. Et je ne parle pas de l'Argentine ou de l'Amérique Latine. Les partis politiques sont très peu démocratiques dans n'importe quelle partie du monde. Leurs financements obscurs. Leurs objectifs, tièdes. La liberté n'existe pas : on suit les intérêts des dirigeants en place.

7. Suite à son terrible forfait, Adolfo se fait évangéliste et Tancredo, le prêtre, estime que Dieu est son employé. Pourquoi vous en prenez-vous si violemment à la religion ?

À ce moment de notre échange, nous pouvons conclure que je tire sur tous les organes fondamentaux de l'organisation sociale : famille, État, religion (rires). La religion catholique est basée sur la cruauté et l'espionnage. Elle punit la différence, condamne la pensée individuelle. Je parle de l'Institution, pas de la figure du Christ, un personnage d'une désolation magnifique. Aucune religion qui tue au nom de Dieu ne mérite mon respect. Alors je crois avoir été fidèle à ce qu'elle inspire : la violence. En voilà de l'objectivité pure !

8. Pouvez-vous donner un indice aux lecteurs pour les aider à comprendre ce qu’est cette si mystérieuse « parfaite autre chose »… ?

Bien sûr que non.


La Parfaite autre chose. Éditions de la Dernière Goutte. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon. 15 €
La Faim de María Bernabé. Éditions de la Dernière Goutte. Traduit de l’espagnol (Argentine) par  Isabelle Gugnon. 18 €


Article paru dans Le Matricule des Anges (juin 2012)

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