vendredi 28 septembre 2012

Becker/Wojewodka, W.O.M.B.



Welcome into the machine
 Eric Bonnargent



La problématique du double est toujours génératrice de malaise. Ce malaise atteint son comble lorsque cette problématique est abordée à partir de la schizophrénie. C'est ce que fit Brian Evenson dans Inversion, c'est ce qu'ont fait Thomas Becker et Sébastien Wojewodka avec W.O.M.B., petit volume paru aux éditions ActuSF.
La structure même de W.O.M.B. est schizophrénique. Le titre d’abord puisque womb, en anglais, signifie “utérus” ou “matrice” (et le mot est loin d’être anodin dans ce volume), mais est ici écrit sous forme d’initiales pour vouloir dire wilderness of mirrors broken, à savoir “désert de miroirs ébréchés”. Il y a aussi deux nouvelles, l’une de Sébastien Wojewodka, l’autre d’un certain Thomas Becker, le double d’Olivier Noël, le critique littéraire (http://findepartie.hautetfort.com/).
Untitled ou l’Intercession, la nouvelle la plus courte, celle de Wojewodka, est très étrange et j’avoue ne toujours pas la comprendre. Impossible pour moi de dire si elle est réussie ou non, j’ai eu beau la lire plusieurs fois, il n’y a rien à faire. Je ne parlerai donc que de Channel Chain Schizoid de Becker/Noël, une vraie réussite, son style rappelant souvent celui de son quasi-homonyme, son double idéal, Beckett.

Là encore, la structure de la nouvelle est schizophrénique, le discours principal étant parfois interrompu par les paroles d’un homme qui, parce qu’il est immortel, assiste à sa propre décomposition. Sans la voir, puisqu’il s’est lui-même arraché la tête… :

« S’il pouvait voir, voici ce que mon corps décapité contemplerait : les os de mon crâne apparaissent ça et là, mis à nu par les bactéries et les parasites. Un asticot repu s’extrait lentement de ma mâchoire serrée. Je voudrais le croquer et en aspirer le suc mais rien n’y fait, cela m’est impossible, la mort me grignote. De mes gencives, ne subsiste qu’une bouillie nauséabonde. Je n’aime pas cela. Crâne humain hurlant à la mort au cœur des ténèbres. Je suis vivant. »

L’homme subit un cauchemardesque éternel retour du même : son corps se décompose puis se recompose pour se décomposer de nouveau, etc. On devine que cette voix est aussi celle du narrateur principal, une deuxième voix qu’il ignore. Ce narrateur principal n’a pas de nom ou, s’il en a eu un, il l’a oublié. Il y a d’ailleurs de nombreuses choses qu’il a oubliées depuis qu’il vit reclus, notamment son enfance et le monde extérieur. Ces oublis sont d’autant plus étonnants que le narrateur a une mémoire infinie, enregistrant sans cesse et sans difficulté toutes les connaissances que lui livre Avatar, son seul compagnon, un ordinateur, lointain descendant du HAL de Stanley Kubrick. Rien ne lui échappe : l’histoire, la théologie, la littérature, la philosophie, les sciences, etc. Toutes ces disciplines lui font supposer qu’il existe un monde extérieur, à moins qu’il ne soit qu’une chimère, chimère qu’il fait exister en s’adressant à des lecteurs imaginaires :

« Jusqu’à preuve du contraire, je suis le seul être humain de l’univers. Du moins, c’est possible. Comment le saurais-je ? Peut-être me lisez-vous, à cette minute, peut-être m’écoutez-vous. Mais peut-être pas : j’ai d’excellentes raisons de penser que vous n’êtes rien de plus que mes créatures – d’informes chimères inventées de toutes pièces pour mon agrément – ou mon tourment. »

Le narrateur vit dans un appartement vide de meubles (si ce n’est un vieux matelas en lévitation à quelques centimètres du sol) sans portes ni fenêtres, un appartement cubique divisé en quatre pièces d’égales superficies : la chambre, la salle de bain-WC (car s’il ne mange, ni ne boit, il défèque quand même), le “Temple” et l’“Au-delà”, cette pièce lui étant interdite d’accès sans qu’il sache d’où vienne cette interdiction : « l’Au-delà ne veut pas de moi… » Il n’y a pas d’Au-delà possible pour cet innommable qui vit depuis toujours et sans doute pour toujours. Il aura beau essayer de se tuer en trouvant miraculeusement une lame tranchante, mais, une fois à terre, ses organes reprendront leur place comme s’il ne s’était rien passé : « pour que la mort ait un sens, il convient au préalable d’être en vie. » Becker nous invite tout au long de cette nouvelle à faire avec le narrateur l’expérience du solipsisme, nous faisant partager les affres dans lesquels la solitude totale le plonge au cours de ses journées qui, heureusement pour lui, ne durent que seize heures. Dans la matrice, la réclusion est totale.
Que se passe-t-il pendant les huit autres heures dont il n’a pas conscience ? Car huit heures il doit bien y avoir… Tout laisse penser que, pendant ces huit heures, le narrateur doit être plongé dans une stupeur catatonique schizophrénique pendant laquelle se joue l’opération de décomposition/recomposition de la deuxième voix. Car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, Channel Chain Schizoid n’est pas une simple histoire quelque peu étrange racontant les déboires d’un innommable beckettien évoluant dans un univers fictif. Becker/Noël convie en réalité le lecteur à un voyage en schizophrénie dont il explore les méandres.
D’après les analyses de Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe, le schizophrène se vit traversé de machines et ne peut souvent agir que s’il se connecte à des machines réelles ou imaginaires. Le lecteur découvrira d’ailleurs que certaines de ces machines auxquelles est connecté le narrateur sont bien réelles. Rien dans cette nouvelle, ne relève de la science-fiction… Qu’est-ce que signifie la proposition selon laquelle le corps du schizophrène est traversé de machines ? Cela signifie qu’il a un « corps sans organe », c’est-à-dire que son corps est sans organisme, celui-ci étant désorganisé par des forces qui le traversent et qui interrompent le processus d’agencement en organisme des organes. Lorsque ces forces sont négatives, comme c’est le cas avec le narrateur de Channel Chain Schizoïd, alors elles visent son démantèlement. Mais ce dérèglement de l’organisme ne conduit pas le schizo à perdre du vue le réel. Bien au contraire, et comme c’est le cas ici, le schizo vit au plus près du réel dans, disait Antonin Artaud, « une émotion qui rend à l'esprit le son bouleversant de la matière. » A propos de tout cela, Deleuze écrivait dans son Francis Bacon, Logique de la sensation que « le corps sans organe s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif […]. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux. » Cela explique pourquoi le narrateur est sans cesse à l’écoute de son corps, un corps fragmenté et fragmentaire qui semble le commander. Quant aux deux voix qui s’ignorent l’une l’autre, elles correspondent à la scission schizophrénique entre le fonctionnement exacerbé des machines et le stase catatonique pendant laquelle les machines semblent arrêtées obligeant le corps à se figer dans des attitudes rigides pendant des heures, parfois des jours, parfois des années.

W.OM.B. est, du moins grâce à Channel Chain Schizoïd, un livre à lire. Non seulement, il s’agit d’une nouvelle bien écrite et bien menée, mais elle est invite à découvrir un monde que la plupart du temps nous ignorons, celui du schizophrène.






Becker/Wojewodka, W.O.M.B., ActuSF. 7 €


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