lundi 7 janvier 2013

Gabrielle Wittkop, La mort de C.

Seuil magnétique

Romain Verger


Le Caravage, l'Incrédulité de saint Thomas, vers 1603.

Dans cette longue nouvelle, Gabrielle Wittkop évoque la mort de Christopher, un ami proche. Comme le dit Karine Cnudde dans une belle étude d’ensemble, ce texte « laisse sur son lecteur comme une écorchure longue et profonde. Il s'offre en effet telle une plaie ouverte et sauvage qui refuse toute forme de suture, se développe en chants crépusculaires, en un hymne funèbre enragé dans lequel sourd un chagrin brutal. Une œuvre qui nous inflige comme une redoutable mais nécessaire commotion.»
Victime d’un crime crapuleux, C. mourra dans un hôpital de Bombay des suites d’un coup de poignard. Mais dans quelles circonstances ? On ne le saura jamais vraiment. C. disparaît dans l’énigme de sa propre mort. Le récit s’acharne à reconstruire cette scène manquante qui acquiert les dimensions d’une scène originelle et fondatrice, elle lui tourne autour, invente et réinvente les scénarios possibles qui ont conduit à son assassinat, tous contradictoires et pourtant véridiques. S’il y a dans cet instant tragique matière à s’attarder et s’appesantir, sans doute est-ce parce que la vie du protagoniste semble s’être depuis toujours tendue vers cette issue, confondue avec elle, comme en miroir de la fascination de Wittkop elle-même pour la mort, déclinée dans la plupart de ses œuvres : «Il faisait de sa vie une savante préparation à sa mort, se hâtait de vivre, glouton, jouisseur, ivrogne et paillard, toujours en effervescence», «La vie de C. n’a pas d’autre sens que celui qu’elle acquiert par la mort, dans la mort.»

Qui est C. , cet être réduit à son monogramme comme il l’est à sa disparition, syllabe et cœur du mot «décédé, cé dé...» ? Le «chaos» incarné, à l’image de sa vie de débauché rongé par l’alcoolisme et consumé par les amours interdites ? «Cendres» vouées à la dispersion, pour renaître en Phénix? Ou bien encore un Christ anabaptiste qui fait de sa mort et de son sacrifice son véritable acte de baptême. Comme lui, C. meurt à 37 ans.

A-t-il été tué par son ami A dont il aurait séduit le compagnon ? Par de malheureux clochards qui en avaient après son argent et sa montre, et qui l’auraient poignardé dans une rue sordide de Bombay ? Par le patron du Speak-easy, un bar louche faisant commerce de la prostitution homosexuelle, ou du fils du patron envers lequel C. avait des dettes ? À moins que ce ne soit un matelot norvégien accusé de tricherie qui ait eu raison de lui... Les versions se complètent, se contredisent, se croisent ou se superposent. Le récit adopte tous les détours et impasses de ce labyrinthe de ruelles infectes traversées d’odeurs de charogne et de choléra dédiées à la perdition, lieu qui n’est pas sans rappeler «Les nuits de Baltimore», une nouvelle dans laquelle un écrivain alcoolique se perdra pour y vivre ses dernières heures hallucinées.
«Toute éventualité étant incessamment renouvelable selon le principe de la multiplication géométrique, chaque événement est variable à l’infini. Les combinaisons, adaptations et ajustement naissent les uns des autres comme les palmes des palmes, les feux d’artifice cellulaires, les explosions de galaxies inconnues et qui peut-être sont : l’Éternité.»

S’il est bien un point focal à cette nouvelle, foyer magnétique autour duquel elle gravite obsessionnellement, c’est le meurtre lui-même, cet instant où bascule le destin de C. , où il épouse plus exactement son destin, devient pleinement lui-même. L’évocation revient page après page, rythme et clôt ces hypothèses criminelles vers lesquelles toutes convergent dans une sorte d’unanimité organique, plaie ou déchirure rejouée et rouverte ad libitum :
«La lame déchire la chemise, troue la peau, s’enfonce dans la paroi adipeuse, dans la paroi musculaire. Elle crève le péritoine, plonge dans le foie, tranche le ligament rond  vestige de la veine ombilicale — puis fait deux demi-tours sur elle-même, axe supérieur droit, axe supérieur gauche, détruisant le tissu hépatique sur son parcours, le réduisant en une bouillie brune et noire. La lame tourne encore une fois, rageusement, avant de quitter la plaie avec un sifflement mat, et de revenir à son maître, chaude encore du sang de C.»

J’y vois moins des signes de complaisance macabre qu’une tentative désespérée et poignante de retenir indéfiniment l’être aimé avant qu’il ne chute, en immobilisant son existence en son point de rupture, au seuil de la mort. Si la lame tourne rageusement avant de quitter la plaie, rendant la blessure fatale, ce n’est plus tant celle du meurtrier que la plume de Wittkop qui fouille obstinément de son tranchant ce corps encore vivant, pour en faire vibrer et palpiter son écriture. 

Il est à noter que cette fascinante "Mort de C." est suivie d'une autre nouvelle : "Le Puritain passionné".


Gabrielle Wittkop, La mort de C. , Verticales, 2001. 12,40 €. 



 



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