mercredi 27 février 2013

Charles-Ferdinand Ramuz, La grande peur dans la montagne

De cimes en abîmes
Céline Righi


Caspar David Friedrich, La Croix dans la montagne
Au commencement il y a l'herbe d'un pâturage tendre et vert, là-haut, tout là-haut, dans la montagne. Alpage laissé à l'abandon parce que vingt ans plus tôt, des histoires lugubres, des événements tragiques ont pour toujours marqué les esprits des anciens de la petite commune de Sasseneire. Et l'évocation simple des heures sombres d'antan fait encore frissonner tous les vieux du village. Que s'est-il donc passé sur ces hauteurs hostiles, au pied des grands glaciers, dans ces espaces sans vie où "il n'y a rien et plus personne, parce qu'on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes" ? Dans le village taiseux, personne n'aime y penser, personne n'ouvre la bouche, personne n'aime faire voler en éclats le silence à couper au couteau. On se protège de "Lui", on se protège de "ça". De l'air empoisonné, de la chose sans visage qui vint causer ravages vingt années en arrière. Pourtant les vieilles rumeurs vont retrouver vigueur car l'herbe verte et tendre, là-haut dans la montagne, on ne veut plus la perdre. La commune sous les dettes d'une telle manne ne peut plus se priver. Dans l'animosité, dans la rage et la crainte  on va alors voter pour savoir si enfin des pas s'en iront de nouveau fouler le maudit pâturage. Maurice Prâlong, Président du Conseil général, tente de rassurer le clan des vieux, qui ne veut rien savoir. À gorge déployée les jeunes raillent les anciens et leur superstition. Alors on va y aller. Poignée d'hommes volontaires va donc se mettre en route pour vivre quelques mois dans l'alpage avec les bêtes. Parmi eux se trouve celui que l'on nomme le Maître, responsable du groupe. Il y a aussi Joseph, fiancé à Victorine, qui décide de "monter" pour gagner les quelques sous qui lui permettront d'épouser celle qu'il aime à l'automne. Et puis il y a Clou, personnage inquiétant, l'oeil fourbe, asymétrique, qui semble avoir pactisé avec le malheur. Enfin Barthélémy, le vieux, traumatisé par la malédiction qui a frappé son village et qui porte sur son coeur en guise de bouclier contre le mauvais sort un papier magique qui fut trempé dans un bénitier.
Que s'est-il donc passé, là-haut dans la montagne ?

Un soir autour du feu, le vieux Barthélémy raconte tout de même un peu, évoque avec effroi la mémoire du grand Chamoson, un "homme robuste pourtant" : "Et ça a commencé par rien du tout, une écharde qu'il s'était planté dans le pouce (...) Il en est mort. On n'a même pas eu le temps de le descendre, parce qu'il était déjà tout enflé, tout noir et enflé...Il était pourri avant d'être mort."

Puis il raconte encore, comme pour exorciser les encombrants souvenirs, ce qui est arrivé au Maître de l'époque :

"Il était justement à la place où vous êtes, maître ; on était comme ce soir, seulement on n'était plus que six ; alors, moi, je leur avais dit : " Je vous dis que j'ai entendu marcher de nouveau sur le toit, ça va mal aller..." Ils se sont mis à rire comme vous. J'ai dit : "Vers deux heures du matin, ça m'a réveillé " Ils disaient : "Pas nous..." J'ai dit : "Tant pis pour vous !" Mais il y avait aussi que le maître devait aller chasser le lendemain ; et j'aurais voulu au moins qu'il n'y aille pas, comme je lui ai dit : il n'a rien voulu entendre. Eh bien le lendemain, on l'a trouvé mort dans les rochers. On a dû lui envelopper la tête dans des linges, parce que la cervelle avait coulé dehors..."

Les vieux auront raison : l'histoire va bégayer, l'histoire se répètera. La mort, la "maladie", peste métaphysique, frappera à nouveau les corps et les esprits, les hommes et les bêtes. Mais n'allons pas plus loin dans la révélation de la trame et des détails car il faut s'abîmer dans ce roman terrible, arpenter avec "eux" les chemins escarpés qui mènent dans des endroits où l'on a intérêt à bien se revêtir de son humilité car l'on comprend bien vite que Nature gigantesque ne fait que tolérer, à peine, les hommes minuscules.
Bouleversante poésie narrative de Ramuz qui emmène son lecteur là où il veut et joue avec élégance et cruauté sur les dialectiques de l'ombre et de la lumière, du voir et du non-voir, de la parole et du silence, qui est le langage du néant. On se sent observé, surveillé au fil des pages par le lugubre invisible. Le narrateur s'élargit, se dédouble, se fait le maître des formes, est le témoin là où il n'y a plus de témoins.
Le paysage de montagne est une grande mâchoire qui laisse à peine filtrer l'espoir et le soleil ; l'ensemble du récit est projeté sous l'ombre d'un dénouement affreux.
On saluera le génie de l'écrivain qui, au-delà d'une langue savoureuse et d'un style émaillé de trouvailles poétiques, parvient à rendre son lecteur claustrophobe au milieu des grands espaces.


 RamuzLa Grande Peur dans la montagne, Livre de Poche. 




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