lundi 15 avril 2013

J. Eric Miller / Défense des animaux & Pornographie

Une honteuse erreur du ciel abandonnée en ce monde

Romain Verger

Ralph Eugene Meatyard
Si je n'avais trouvé ce livre dans les rayonnages d'une très recommandable librairie, son titre seul aux allures de programme ou de manifeste pro ou anti zoophilie (selon la lecture qu'on en fait), n'eût sans doute pas suffi à me convaincre. N'ayant pas encore lu Décomposition, le polar qui fit connaître l'auteur au public français, j'avais pour seules références la réputation du traducteur (Claro) et les impressions de Brian Evenson, dont j'aime assez les univers étranges et décalés. Celui-ci évoque justement les brefs récits de Miller comme des textes empreints "d'un minimalisme sombre, incisif et froid, préférant aux sentiments une vision sans concession de la brutalité humaine."

De cet auteur américain, l'éditeur nous dit qu'il est né au cœur des montagnes du Colorado, qu'il a passé son enfance dans une cabane que son père taxidermiste peuplait d'animaux empaillés. Voilà sans doute qui lui a inspiré la nouvelle intitulée "Exploiteur" dont on donnera les premières lignes :

"Les animaux étaient le gagne-pain de mon paternel. Il était maître de piégeage et élevait des chinchillas dans le sous-sol. Il chassait les ours pour leur vésicule biliaire, les cerfs et les élans pour leurs bois, et Dieu sait quoi d'autre. Combats de coqs, combats de chiens, ragondins enchaînés à des arbres et forcés de se battre avec des chiens, et cetera. Il avait des oiseaux exotiques dans toute la maison ; ils arrivaient par centaines, même si seulement une douzaine environ parvenait à rester en vie, et mon père et moi on brûlait les cadavres et on essayait de s'occuper de ceux qui tenaient bon. Puis quelqu'un venait les chercher et filait un peu d'argent à mon père. Maman en gardait quelques-uns, qu'elle apprivoisait et à qui elle apprenait à parler, pour qu'ils soient tous différents."

Le recueil est tout imprégné de zoologie. Ainsi des chiens qu'on adopte en famille à la fourrière dans le but de les manger, de ces bêtes que le propriétaire d'une animalerie retrouve chaque matin plus mal en point, battus et torturés, de ce pigeon agonisant mais ô combien récalcitrant qu'un étudiant découvre en travers de son chemin sur un campus universitaire

À trop vouloir en dire, on desservirait ce recueil dont les récits se referment très efficacement et habilement sur le lecteur comme des pièges à mâchoires. Miller maîtrise brillamment l'art de la construction et de la chute. Ainsi de la première nouvelle "Chaîne alimentaire" qui entre dans l'intimité incestueuse d'une famille adepte du principe de fornication continue pour prendre des dimensions plus effroyables encore dans les dernières lignes. Tel encore du récit stupéfiant qui montre un homme depuis longtemps dépris de sa femme boulimique et obèse tenter de la sevrer de son addiction alimentaire en l'emmenant jeuner quinze jour à la montagne. Miller sait déjouer les attentes, créer des situations qu'on imaginait sordides ou malsaines et qui se révèlent toujours plus dérangeantes :

"Il fait quelque chose avec ses mains contre son abdomen, et elle a beau faire et refaire le même rêve, elle croit toujours au début qu'il se masturbe. Quand il pousse un cri, elle voit qu'il a pratiqué une ouverture de son nombril à lui, et que tout ce qui est en lui se déverse dehors. Ses entrailles roulent sur son ventre, ses jambes, son sexe. Ils restent tous deux immobiles quelques instants, puis il se met à hurler et essaie de remettre ses intestins à l'intérieur, mais ceux-ci lui glissent entre les doigts et retombent sur elle. Elle reste là sous ce tas dégoûtant, en sachant qu'elle ne pourra pas se lever ni se nettoyer tant que l'homme ne sera pas certain qu'il ne reste rien de lui qu'il puisse récupérer sur elle."


On sort secoué de cette lecture. La vingtaine de récits que compte ce recueil compose une mosaïque particulièrement sombre et inquiétante, d'un magnétisme glaçant. C'est tour à tour la description ultra réaliste du viol d'un homme par trois filles qui l'ont drogué au Rohypnol, le récit d'une partie de chasse monomaniaque de deux joggers (Hank et Jerry), l'évocation décadente d'une sirène ou Lorelei — créature blessée aux dents ternes et brisées, à la chair grise, teintée de sang et couverte de cicatrices — dont on traque désespérément le baiser, ou bien encore la vision d'un vagin aux dimensions vertigineuses tout à la fois empreinte de la célèbre toile de Courbet et du Salto mortel de Kubin…

En déclinant et en enrichissant d'un récit à l'autre ses motifs obsessionnels, J. Eric Miller brosse le portrait éclaté d'une Amérique abandonnée à ses névroses, prisonnière d'une violence dont les limites sont sans cesse repoussées, enfermée dans une sexualité compulsive, régressive et autistique. La puissance de ces courtes fictions procède de l'alliance particulièrement réussie d'un style froid et clinique et de la bizarrerie des situations — pour ne pas dire anomalie — dont on ne sait jamais exactement où la situer ni de quoi elle relève : du fantastique, du fantasme ou de la poésie? Jamais en tous cas de la pure provocation ni d'une quelconque complaisance à un voyeurisme facile et tape-à-l'œil.

Un ouvrage inspiré et délicieusement vénéneux.


J. Eric Miller / Défense des animaux & Pornographie, Passage du Nord-Ouest, 2010. Trad. : Claro. 14 €




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