Romain Verger
Jack of nothing |
"Un jour, un enfant apparaît, et une femme commence à disparaître." Telle est la trajectoire du très émouvant récit de Sabine Huynh paru chez Galaade, journal de Magdalena adressé à sa fille, quelque trente ans après sa naissance. Quatre semaines occupées à poser des mots sur le supplice qu'est devenue sa vie, à circonscrire l'impensable, le désamour d'une mère pour cette enfant qu'elle se refuse d'abord à nommer - "sa peau de chagrin" -, à retisser un impossible lien par l'écriture : "Si je te crée dans ces lignes, je te donne une voix."
La première difficulté est bien là : comment s'adresser à cet objet de tous les dénis, fruit des amours d'un couple en perdition, "comment composer autour de tant de vide"? Mais surtout, elle tient à la posture tragique de cette femme décidée à expier sa détestation contre-nature. Comment concevoir qu'une mère ne soit portée spontanément, naturellement, à aimer son enfant? Pire, qu'elle ne songe dès sa venue au monde qu'à le voir disparaître, lui vouant une haine viscérale?
Rongée par la honte et la culpabilité, Magdalena se livre avec courage (il en faut autant à l'auteur pour remonter aux origines de ce désamour, épousant pour ce faire la voix de cette mère ô combien vibrante d'humanité), creusant de ses mots la béance résultant de son écartèlement. Entre désir de vie et de disparition, union et brisement, elle confesse l'inavouable : "Je savais bien que tu prenais à la fois de moins en moins de place dans mon cœur, là où ça fait souffrir, et trop de place dans ma tête. Il fallait en finir."
Au fil des jours, l'écriture se fait plus introspective, plus douloureuse aussi lorsqu'elle touche aux racines du mal : la relation de Magdalena à ses propres parents, et tout particulièrement à sa mère, une femme au "visage fermé" et au "mutisme calculé" qui l'a réduite à n'être qu'une "orpheline sans reflet", héritière bien malgré elle de tragédies plus anciennes, assénées par "la grande hache de l'histoire" (Perec), et qui la hantent jusqu'au nom dont on l'a écrasée.
"J'avais envie de hurler, pour leur montrer combien j'étais vivante, beaucoup plus vivante qu'eux, mais c'est interdit, comme fumer en présence de son enfant, l'exposer au soleil sans chapeau, le faire tomber de la poussette, lui donner du lait de vache, du miel ou des noix avant je ne sais quel âge, le laisser seul et je ne sais quoi encore. Moi, on m'a toujours laissée seule, chaque parcelle de mon corps est rongée par ce délaissement subi depuis une éternité, et cela, personne ne l'a interdit, le n'a empêché, ne l'a deviné même. On me prend pour une folle, alors que je ne fais que me débattre dans la toile de la solitude que la vie a tissée autour de moi."
Dans un style sobre et dépouillé, cette confession n'en est que plus inquiétante et dérangeante, car elle nous fait cheminer sur le fil incertain qui sépare la raison de la folie, la folie d'une femme de celle de ses prétendus persécuteurs. Réduits à son seul point de vue, à ce "fantasme d'écriture" qui est peut-être tout aussi bien une "écriture du fantasme", nous basculons avec elle dans l'abîme où germe la monstruosité. Si elle partage peut-être sa folie avec la fille d'Aétès, Magdalena n'en a ni la démesure, ni la liberté. Pas d'instrumentalisation de l'enfant chez elle, pas davantage de complexe de Médée, et moins encore de némésis. Prisonnière perpétuelle de son enfance et de sa propre carence affective, Magdalena pourrait dire avec Phèdre : "Mon mal vient de plus loin". Condamnée à les reproduire, elle en est réduite à faire apparaître dans ce journal spéculaire, jour après jour et mot après mot, en filigrane du visage obsédant peint par son ami Marko, les linéaments de sa méprisable figure, de son impossible existence. Avec ce premier roman, Sabine Huynh livre un récit terrible et poignant.
Sabine Huynh, La Mer et l'enfant, Galaade éditions, 2013. 14 €
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