jeudi 27 mars 2014

Franz Kafka, Lettre au père

Dans l'ombre effrayante du patriarche
Zoé Balthus 


«Très cher père, tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence.»
Quand en 1919, de Prague, la ville natale jamais quittée, Franz Kafka adresse ces mots à Hermann, le tout puissant patriarche de la famille Kafka, il amorce une longue Lettre au père, aussi intime et désespérée que douloureuse et impérieuse. Il laisse le martyr d'un fils jaillir à l'encre noire sous sa plume tremblante, et de lourdes larmes glisser le long de ses joues glacées. 

Kafka livre sur le papier, non pas une œuvre de fiction, mais un authentique chef-d’œuvre épistolaire, une confession vitale chargée d’une vérité aussi nue et crue que son enfance, obscurcie par l’ombre de ce père, à jamais menaçante. C'est aussi une émouvante déclaration d'amour raté, car si Hermann était bien l'ogre aux jeunes yeux de sa progéniture, il n’en était pas moins Dieu. Et ce n'est pas sans quelque effroi toujours, qu'à l'âge de 36 ans, cinq ans à peine avant de mourir, l'auteur de la future La Métamorphose s'emploie à sonder les racines perverses et profondes de leur relation ou plutôt exactement de son contraire, de cet «éloignement survenu» entre lui et ce personnage autoritaire, cynique et humiliant.
«Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.»
 Ainsi, l'écrivain s'attache, non sans souffrance, à replonger dans son enfance pour expliquer avec précision à celui qui se trouve être la source même de tels débordements d'émotions angoissées, l'origine de cet abîme qui les séparera à jamais. Hermann ne prendra pas connaissance de cette lettre. Franz mourra en 1924 avant d'avoir jamais osé la lui tendre.
«Pour l'enfant que j'étais, tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel, je ne l'oubliais jamais, cela restait pour moi le moyen le plus important dont je disposais pour juger le monde, avant tout pour te juger toi-même, et sur ce point, tu faisais complètement faillite.» 
Brief an den Vater - Franz Kafka - Première page du manuscrit

Bien sûr, que son père - «qui a travaillé durement» toute sa vie, «a tout sacrifié pour» ses enfants, eux, qui ont eu la vie si facile - ne peut être coupable de ce que son fils éprouve, Kafka le sait bien. Du reste, sa lettre n'a rien d'une diatribe, ni d'un plaidoyer. Non, l'homme est subtil et fin, sait la complexité du rapport. Seulement il lui faut se défaire de ce poids, se délivrer de cette emprise paternelle éprouvante, paralysante. Pour cela, son père doit savoir qui était son enfant, ce que son fils éprouvait, ressentait à son contact qui l'aura façonné pour en faire ce qu'il est aujourd'hui. Il doit savoir, lui le père qui ne s'est peut-être jamais interrogé ou qui sans doute s'est trompé à son endroit, puisqu'il n'a jamais su mesurer et encore moins gérer l'impact de sa propre influence.



De page en page, la douleur à fleur de peau, Kafka met à nu son âme, dévoile son corps malingre, fragile, dont il s'est toujours trouvé honteux d'autant que son père était une force de la nature. Auprès de lui, il se souvient et lui avoue, sans rancoeur, avoir éprouvé la plus profonde humiliation, à comparer son frêle gabarit à sa belle et imposante stature. Lui de santé si fragile, le père d'une énergie inébranlable. Franz Kafka était un être insignifiant à ses propres yeux, au regard de son père auquel il n'a «jamais parlé à coeur ouvert» et tout à fait inexistant pour la création toute entière. Il n'était qu'un vulgaire cafard, un affreux cloporte.
 «J'étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps. Il me souvient, par exemple, que nous nous déshabillions souvent ensemble dans une cabine. Moi, maigre, chétif, étroit ; toi, fort, grand large. Déjà dans la cabine je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses.»
Hermann l'écrase en effet par la force, la santé, l'appétit, la puissance vocale, le don d'élocution, la position sociale, le contentement de soi-même, «le sentiment d'être supérieur au monde, la ténacité, la présence d'esprit, la connaissance des hommes, une certaine générosité - tout cela, bien entendu, avec les défauts et les faiblesses que comportent ces qualités»,  énumère Kafka, en mêlant l'admiration et l'ironie.
«Ce que tu me reproches n'est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant (...), mais de la froideur, de la bizarrerie, de l'ingratitude. Et ceci, tu me le reproches comme si j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait été possible d'arranger les choses autrement - disons en donnant un coup de barre -, alors que tu n'as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir été trop bon pour moi.» 
 Kafka s'est accroché à l'écriture comme à une planche de salut, s'est soumis à ce sacerdoce en quête d'une affirmation de soi possible, s'est engouffré au sein du seul univers auquel le grand Hermann n'a pas accès.  «Je t'ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d'amis fous ou d'idées extravagantes», admet-il, car grâce à l'écriture, Kafka a découvert un formidable trésor au milieu duquel gisaient les clés de son affranchissement. 
«Tu as touché plus juste en concevant de l'aversion pour mon activité littéraire, ainsi que pour tout ce qui s'y rattachait et dont tu ne savais rien. Là, je m'étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s'aide du devant de son corps pour se dégager et se traîner à l'écart. J'étais en quelque façon hors d'atteinte, je recommençais à respirer.»
L'écrivain sait qu'il est désormais vital pour lui de parvenir à réunir toutes ses forces, toutes celles que lui offre l'écriture, pour vaincre ce père, ou du moins ce démon qui en a épousé les traits, et le hante le plus souvent sournoisement, mais parfois avec une violence terrassante. En témoignent ses bleus et blessures à l'âme, perpétuellement à vif : «Comme père, tu étais trop fort pour moi».


Le maître du Château revendique son droit à exercer enfin un pouvoir véritable sur son propre territoire et entend repousser cette figure obscure et tyrannique, omniprésente qui l'empêche de respirer à pleins poumons, freine son épanouissement d'homme, à force d'avoir manqué de l'affection, du moins de complicité, ou d'un semblant d'estime du père.

«Dans mes livres, il s'agissait de toi, je ne faisais que m'y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C'était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s'il m'était imposé par toi, avait lieu dans un sens déterminé par moi.»
L'imposante présence de Hermann pèse à jamais sur son fils, pèse même sur son oeuvre précieuse qui, elle certes, n'appartient qu'à lui Franz. Assuré désormais de cette liberté durement acquise, enfin inaliénable, il s'emploie, dans cette lettre, à l'exercice périlleux de l'exorcisme ultime et rate mieux encore pour, d'évidence, aboutir à une extraordinaire déclaration d'amour déçu.

Lettre au père, Franz Kafka, Gallimard, Folio

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