Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne
Zoé Balthus
 |
Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat |
« Maintenant je m’encrapule le plus possible.
Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant :
vous ne comprendrez pas du tout, et je ne
saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le
dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être
fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma
faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me
pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se
trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent
tout à fait. »
Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler
tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur
Georges Izambard, le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore
dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.
Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même
tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.
A la lecture de Rimbaud
à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain
Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin
du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise
coloniale.
De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que
« si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce
qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la
souffrance sont des aspects essentiels
du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au
fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut
c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».
La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en
décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches
eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.
C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement
signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque
chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son
visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de
l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi
durablement les esprits.
Il disait à la face du monde que tout était
changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à
s’encrapuler coûte que coûte, était né.
La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine,
dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt,
il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.
A l’aulne
de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il
faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus
moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et
les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier
nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en
comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »
De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.
Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait
gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du
bateau à vapeur Prins van Oranje pour
les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction
Java.
« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du
soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain
Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il
commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme
l’« ami professionnel du grand homme ».
Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son
retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à
l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus
entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James.
C'est heureux. Car de cette page blanche
dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit
passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de
la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même.
Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en
hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes,
extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout
particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il
commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être
arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement
[…] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais
pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui
oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité
de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi
totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui
était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et
difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes -
« il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut
Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de
savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » - il n’y a pas grande différence. »
Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires
hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif.
Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez :
ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns.
Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »
On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune
homme avait laissé repousser sa tignasse. Jamie James, qui fit preuve d’un
humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à
rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureux, dans Les Poètes
maudits (1884) :
« L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au
visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en
ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
 |
Paul Verlaine en 1883 (c) Alecide Allevy |
Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air
marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer
l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal
bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en
enfer (1873), ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.
Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le
navire qui charriait Rimbaud accostait le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une
Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides
recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.
Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées
d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur
tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux
commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires,
accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de
Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.
Le poète de Démocratie,
soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux
pays poivrés et détrempés ».
Le 14 août 1876,
Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau
rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète,
après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était
fait la malle avec brio.
Manifestement, la
vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même
temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On
ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut
athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique
et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça :
la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus
profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui,
nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de
baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle.
Abracadabra, Arthur est là.
Qu’a-t-il
fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes
est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une
page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de
la littérature.
Le
mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons
de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent
encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements,
une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille.
Un régal aussi exaltant qu’un roman.
Rimbaud
est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur
le Wandering Chief, on lui découvre
le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à
vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la
date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java
en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous
sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le
regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de
son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout
ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.
Jamie James, pour qui « cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte
mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas
sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois
bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre
et son auteur.
Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.
Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel, Les Editions du Sonneur, 2012, 16 €