jeudi 29 mai 2014

Denis Johnson, Un pendu ressuscité

"Rien n'est comme tu le vois"

Romain Verger

1980. Leonard English débarque du Kansas à Provincetown, près de cap Cod. Sitôt arrivé dans cette ville glaciale mais haute en couleurs (elle n'est habitée que de gays, de lesbiennes et de travestis), il n'a qu'une obsession : filer à la messe pour confesser sa tentative de suicide commise un an plus tôt. Trentenaire, l'homme s'est pendu pour d'obscures raisons. On ne sait presque rien de son existence passée, sinon qu'il est orphelin et qu'il était représentant en équipement médical. En ressuscité animé d'une personnalité pour le moins lunaire et décalée, il reprend ici goût à la vie, acceptant le double emploi que lui confie Ray Sands, inspecteur de police à la retraite : détective et animateur pour WPRD, une station de radio ringarde où l'on interviewe des artistes tartignols et démodés entre deux disques rayés.

Détective néophyte, English est d'abord chargé de prendre en filature Marla Baker, une lesbienne amourachée d'une certaine Carol. Perché à califourchon dans les arbres, il enregistre leurs ébats, puis il se lance sur la piste d'un jeune garçon disparu, une affaire qui tournera court, rendant plus absurdes qu'elle ne l'étaient les missions de ce détective comique et maladroit. Car il ne sait jamais vraiment à quelles fins on l'emploie... Jusqu'à ce que lui soit confiée une autre affaire de disparition : celle de Gerald Twinbrook, un jeune peintre dont il va peu à peu comprendre qu'il a partie liée avec son destin. Tel un miroir, le cas Twinbrook le confronte à sa propre énigme. Dès lors, la trame narrative se complexifie jusqu'à devenir une "toile impossible à démêler" car les rencontres et les expériences d'English tissent une constellation d'indices qui semblent échapper à tout hasard pour le mettre et nous mettre sur la voie - faite d'impasses et de détours - de son élucidation. Un dispositif d'autant plus ingénieux et déstabilisant que le récit à la troisième personne est comme constamment flouté par les perceptions du héros.
"Dans les millions de petites choses qui se produisent sur cette plage, tu ne peux avoir conscience que de sept d'entre elles en même temps, sept choses à n'importe quel moment [...] Si je ne peux saisir que sept choses dans ma conscience, ça veut dire que je sélectionne juste une toute petite tranche de réalité pour en faire mon expérience. On n'a jamais le tableau complet. On n'en a même pas une partie microscopique."
Tout au long du roman, English croise des personnalités aussi cocasses qu'attachantes : à commencer par son employeur Ray Sands, gosse attardé passionné de trains électriques, sa femme Grace, foldingue ou précocément sénile, maniaque de l'entretien domestique qui traque la poussière comme un robot :
"Comme son train, Sands tournait dans un monde fixé d'avance, un monde circonscrit par les disques rayés de la station de radio, par le morne miroitement du rideau de son studio de photographe, par la folie de sa femme qui époussetait et lustrait des souvenirs entièrement inventés." 
Tout comme ce couple figé dans une existence bornée par la folie, la plupart des personnages du roman traînent des blessures secrètes qu'on entraperçoit au détour d'un dialogue ou d'un geste.

Avec ce récit déjanté miné par la dérision, l'auteur de Déjà mort et Jesus' son signe un roman aux situations et dialogues désopilants, qui n'en aborde pas moins des sujets profonds comme la foi, l'inquiétude existentielle, la folie, le genre ou l'amour, incarné dans la passion qui lie English à Leanna, et dont le magnétisme sourd et croissant fait voler les préjugés en éclats.

Qui est vraiment Leonard English ? Un anti-héros illuminé, un revenant inquiet et rongé par la culpabilité en attente du jugement de Dieu, la réincarnation de John H. Skaggs, une sorte de Lazare du XIXe siècle qu'on a tenté de ressusciter par l'électricité après sa mort par pendaison ? Ou bien le témoin lunaire et déboussolé d'une Amérique de tous les excès et contradictions, à moins qu'il n'en soit le Messie?

Denis Johnson, Un pendu ressuscité, Christian Bourgois [1990] 2004. Trad. : Pierre Furlan. 25 €



lundi 26 mai 2014

François Monti, Prohibitions



À boire !

Éric Bonnargent

Miles Adridge

La collection « Les Insoumis » des Belles Lettres a pour objectif de publier de courts essais critiquant les fondements répressifs de l’ordre socio-culturel actuel. Critique littéraire et traducteur né en 1981, François Monti a choisi de s’emparer d’un sujet qu’il connaît bien en tant que chroniqueur à Ginger Magazine et Havana Cocteles : l’alcool. Fruits d’un savoir-faire parfois ancestral, les spiritueux peuvent certes être dangereux lorsqu’on en abuse, mais ont aussi inspirés certaines des plus belles œuvres de la culture humaine et peuvent être dégustés en bonne compagnie. Pourtant, les autorités n’insistent que sur leurs effets pervers. Pour en comprendre les raisons, Monti étudie une politique extrême : la prohibition. Qu’il s’agisse de l’interdiction du gin au tournant du XVIIe et XVIIIe siècle en Angleterre, de celle de l’absinthe en 1915 en France ou de la fameuse Prohibition américaine qui dura de 1919 à 1933, les prétextes invoqués sont d’abord d’ordre sanitaire et moral. Lors de périodes de crise, il faut un responsable et les moralismes nauséabonds en trouvent toujours un : l’alcool. C’est, par exemple, à cause du gin que les mères tuent leurs enfants et tout le monde sait que l’absinthe rend fou et est liée à la tuberculose ( !). Comme par hasard, souligne l’auteur, ce sont les alcools populaires qui sont visés. Le riche sait boire, le pauvre s’enivre : si vous êtes de bonne famille, l’on vous considèrera responsable de vos actes, capable, grâce à votre bonne éducation, de vous contrôler. Rien de tel pour l’ouvrier, pour le pauvre aux instincts bas, prêt à se ruiner pour quelques gouttes d’alcool. En empêchant les pauvres de boire – car les riches, eux, détourneront toujours les interdictions –, on contribuera, croit-on, à l’amélioration de la situation sociale du pays. Les conséquences attendues n’arrivent jamais. Aucune interdiction n’a engendré de baisse significative de la consommation d’alcool, même pas la Prohibition durant laquelle, d’ailleurs, la consommation du vin de messe (bénéficiant d’un passe-droit) explosera. Le basculement dans l’illégalité engendre de surcroît de nombreux problèmes : les produits de contrebande sont de moindre qualité et le crime organisé se développe. Monti rappelle d’ailleurs que les candidats de la mafia ont toujours soutenu les lois en faveur de la Prohibition. L’échec est tel que les États, toujours en quête d’argent, finissent par abroger les interdictions : L’idée est de faire rentrer dans la légalité un commerce qui existe déjà, de faire payer des taxes et d’éliminer les empoisonneurs. La légalisation d’autres produits prohibés aurait sans doute les mêmes effets… Mais la taxation excessive n’est peut-être pas une solution non plus : afin d’éviter l’impôt, les producteurs diminuent le taux d’alcool de leurs produits, ce qui engendre nécessairement une baisse de leur qualité.
Comment résoudre le problème de la surconsommation d’alcool sans pénaliser les amateurs ? La solution est bien politique. Monti montre que cette surconsommation est liée à la misère économique et/ou à l’absence de foi en l’avenir : Ce n’est donc pas un hasard que ce soit avec une économie plus ouverte, une augmentation du niveau de vie, une amélioration des infrastructures que la consommation a baissé. L’interventionnisme d’État dans le domaine de la sphère privée échoue toujours : Il serait donc souhaitable de garder une relation saine à la bière, au vin et aux spiritueux. Mais plutôt que de faire confiance à l’individu, de nombreuses personnes pensent qu’il incombe à l’État d’en réguler la production et le commerce, tout comme il le fait pour des produits bien plus dangereux.

Article paru dans Le Matricule des Anges. Mars 2014



Prohibitions
De François Monti
Les Belles Lettres. 80 pages. 9.5 €

 

jeudi 22 mai 2014

Anne Hagg-Naust, Une page de silence

"C'est fini, ça va finir..."
Céline Righi

Füssli, Le Silence


À l'Anagnoste, à ses chroniqueurs, Éric, Marc, Romain et Zoé,

À ses lecteurs et en particulier à Cyril Anton et à Sylvie Besson,
À la littérature et au silence qui lui est propre...
J'offre aujourd'hui en guise d'au revoir et de merci
Mon dernier article.
Sans doute le meilleur :
Une page blanche.
...

lundi 19 mai 2014

Antoine Brea, Roman Dormant

Le rêve du texte

Romain Verger


© Man Ray, Robert Desnos dans l'atelier d'André Breton
Le rêve n’a jamais cessé de fasciner et d’intriguer l’humanité, soucieuse de comprendre la nature exacte de cette « seconde vie », de « percer ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible » (Nerval). Les spécialistes de l’Antiquité dont Artémidore de Daldis, réputé comme l’une des plus hautes autorités en la matière, l’envisageaient comme une manifestation prophétique ou somatique. Par le biais de vastes corpus de récits de rêves, ils s’efforçaient de le déchiffrer et de les décrypter pour nous en livrer d’universelles clés susceptibles d’éclairer notre présent et notre avenir, par-delà les travestissements qu’ils empruntent et les énigmes dont ils défient l’imagination. Divinatoire pour les uns, satisfaction symbolique d’un désir inconscient pour Freud et ses disciples, manifestation de l’être-au-monde pour Binswanger ou Medard Boss, chacun voit dans le rêve une voie d’accès à une meilleure compréhension de l’homme et de son existence.

Comment ces images qui traversent nos nuits avec une netteté et une intensité que leur envie parfois le réel, pouvaient-elles rester lettre morte, pure hallucination déconnectée de la vie diurne, et ne pas intéresser l’art et le champ esthétique? On sait quelle fortune il eut pour les surréalistes qui le prenaient pour une manifestation poétique spontanée et accomplie, et à leur suite, par nombre d’écrivains du XXe siècle qui s’en sont directement inspirés pour en jouer, le détourner et en tirer de puissants moteurs fictionnels. Ainsi, tout en déplorant la médiocrité de sa vie nocturne faite de rêves « gris et médiocres » et figés comme des « natures mortes », Henri Michaux ne résiste pas à en tirer des récits tout à la fois cocasses et inquiétants dans La nuit remue, allant jusqu’à soumettre ses propres rêves à l’interprétation dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michel Butor s’engouffre quant à lui dans la mine onirique pour en sonder les galeries et la creuser de récit en récit dans son polyptyque Matière de rêve, et George Perec en décline toutes les possibilités narratives en nous faisant pénétrer dans sa Boutique obscure. Et combien d’autres encore…

C’est bien dans cette longue lignée d’auteurs travaillés par le rêve qu’il convient de replacer le Roman Dormant du poète Antoine Brea. Tout en inscrivant son livre, qui n’a du roman que le titre et la puissance fictionnelle, dans la tradition onirocritique des Clefs des songes, c’est avec le recul du poète contemporain qu’il se saisit de cette matière archaïque et universelle pour lui donner un nouveau souffle. Il s’empare en effet de la figure de Mohamed Ibn Sirine, imam du VIIIe siècle et pionnier de l’interprétation des rêves en Islam, auteur d’un traité apocryphe. Celui-ci fait du narrateur (Mammoud Abdul Farouk, boucher à Belleville) le dépositaire et scribe de son œuvre. L’onirocrite lui apparaît un jour pour lui demander de redonner vie à son livre, dans une version épurée de « tout ce que le monde musulman a compté de truqueurs menteurs et infidèles ». Il le lui dictera onze jours durant, et c’est ce Roman Dormant recomposé, à la fois réinventé sous la plume du scribe et parasité d'un bout à l'autre par l’auteur, qui nous est donné à lire, un livre qui « est d’or mais par endroits ment. »

On se perdrait à tenter de soumettre à la cohérence cet ensemble de textes, aussi riche et proliférant qu’une authentique Science des rêves. Le recueil est suffisamment singulier pour que chaque lecteur en fasse l’expérience par lui-même. Cela vaut vraiment le coup de s’y plonger, non seulement parce que Brea connaît sa matière sur le bout des doigts, se coulant brillamment dans la peau de l’onirocrite, mais parce que fidèle à lui-même, tantôt grave et tantôt facétieux, il en mine constamment les mécanismes. Quand l’exercice ne tourne pas à la dérision, par effets de pastiche et de parodie alternés, c’est le texte qui se met à rêver, et c’en devient magnifique. Le travail du rêve, fait de symbolisation, de condensation et de déplacement se confond avec celui de la langue qui entre en sommeil pour se muer en poème. Brea exploite toutes les ressources des jeux de libres associations, des constellations signifiantes et des logiques absurdes pour faire de son texte une expérience onirique à part entière. Nous vivons et traversons le rêve de l’intérieur, non plus seulement sous la forme du traité ou du traditionnel récit de rêve, mais comme se déployant sous la langue au fur et à mesure qu'elle l'engendre, dans toute sa texture  : 

« Si tu as peur de la nuit. Saute dans le vide. Peur du rêve. Saute dans le vide. Si tu as peur de la mort. Fais le vide. Si tu as peur de toi. Tu sautes. Si tu as peur du sang. Dans le vide. Si tu as peur du vide. Le vide. Si tu as peur de la peur. Vide. Si tu as peur de la mort. Saute dans le sang. Si tu as peur du rêve. Saute dans la nuit. Si tu as peur de la nuit. Rêve. Si tu as peur des bêtes. Fais le vide. Peur du sang. Fais le saut. Dans le rêve. Le moi. Le vide. Vide. Saute. Corde. Cou. Vide. »

« L’univers est fait de sang. Dans mon cou du sang. Dans le cou la lune. L’univers est fait de sang. La lune pleine de sang. Mon sang ce soleil. L’univers est fait. Dans la lune un soleil. Dans le cou l’univers. Dans du sang le soleil. L’univers est fait de sang. Le cou de l’univers est. Offert à la lame. Dans mon cou la lune coule. »

« Ce que nous dit le ciel. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la suie. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la sueur. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la peur. Ce qui nous terrifie. Ce que nous dit le feu. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le fiel. Ce qui nous magnifie. Ce que nous dit le buis. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la buée. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le sort. Ce qui nous pétrifie. Ce que nous dit la mort. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit la nuit. Ce qui nous purifie. Ce que nous dit le rêve. »
Un ensemble remarquable qui questionne non seulement la nature du processus poétique, mais encore le rapport complexe qui lie religions et croyances aux puissances nocturnes du rêve.

Antoine Brea, Roman Dormant, Le Quartanier, 2014. 16 €




jeudi 15 mai 2014

Juan José Saer, L'Ancêtre




Vision dévorante

Éric Bonnargent



« Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. »


The Matrix of Amnesia de John Isaacs
En 1515, trois navires accostent dans l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay. Un groupe d’hommes tombe dans une embuscade. Seul un jeune homme est épargné. Cette histoire vraie constitue le point de départ d’une épopée aussi littéraire que métaphysique.

« Ma condition d’orphelin, se souvient le narrateur au soir de sa vie, me poussa vers les ports. L’odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d’épices et l’amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m’éduquer et m’aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère. » Les errances de l’adolescent font tellement penser à celles du jeune Jim Hawkins de L’île au trésor que le lecteur croit d’abord avoir affaire à un simple roman d’aventure. L’interminable traversée des limbes océaniques (« Mer et ciel finissaient par n’avoir plus de sens ni de nom ») par les trois navires qui, jusqu’à l’apparition des côtes, semblaient immobiles, « comme collés sur l’espace bleu », permettent de découvrir la singulière personnalité du narrateur, égaré dans le réel : confronté à la sauvagerie des matelots qui font de lui leur mignon, il se contente de « percevoir les faits comme à distance et vécus par un autre. » Même lorsque ses compagnons sont tués et dévorés, le jeune homme n’éprouve aucune émotion, continuant à se sentir « sans consistance, presque inexistant. » Là, dans cet estuaire où flotte « une odeur des origines, de formation humide et laborieuse, de croissance », ces hommes qui « ont la couleur de la boue des rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve » préparent le plus horrible des festins : 
« La viande, lentement, fumait sur le feu. La graisse, en fondant, gouttait sur les braises avec un grésillement constant et monotone, et, par moments, elle formait un bref noyau de combustion, lequel, augmentant la fumée, attirait le regard des rôtisseurs qui se penchaient, attentifs, et entreprenaient d’égaliser le feu avec leurs longs bâtons. […] De cette viande qui, par degrés, rôtissait, montait une odeur agréable, intense, s’élevant avec les colonnes de fumée épaisse qui tardaient à se dissiper dans le ciel. Son origine humaine avait disparu de façon graduelle à mesure que la cuisson avançait ; la peau, qui avait foncé et s’était fendillée, laissait voir par ses craquelures verticales un jus aqueux et rougeâtre qui s’écoulait avec la graisse ; des brins de viande desséchée tombaient des endroits qui avaient brûlé et les pieds et les mains, recroquevillés par l’action du feu, n’avaient plus qu’une très lointaine parenté avec des extrémités humaines. Sur ces grils, pour un observateur impartial, ce qui était en train de rôtir, c’était la dépouille d’un animal inconnu. » 
Au cours de ces bacchanales annuelles dont ils mettent des semaines à se remettre, toutes les pulsions sont libérées : « Un père pouvait pénétrer sa propre fille de sept ou huit ans, un petit-fils sodomiser son grand-père, un fils se voir séduit par sa mère comme par une araignée humide, une sœur lécher avec un plaisir évident les seins de sa sœur. » Comment expliquer cette démesure de la part d’hommes que le narrateur qualifie d’« êtres les plus chastes, les plus sobres et les plus équilibrés de tous ceux qu’il m’a été donné de rencontrer au cours de ma longue vie » ? Peut-être parce qu’eux aussi – eux qui pour désigner les choses n’utilisent pas le verbe être, mais paraître (qui « a moins le sens d’une ressemblance que d’une méfiance ») – ont cette conscience de la fragilité et de la fugacité des choses et d’eux-mêmes : « De cette chair qu’ils dévoraient, de ces os qu’ils rongeaient et suçaient avec une obstination pénible, ils tiraient, pour un temps, jusqu’à ce qu’il se fût de nouveau dégradé, leur être faible et passager. » Sans doute dévorent-ils de l’être pour continuer à être. Leur organisation ritualisée à l’extrême est le symptôme d’une « peur de se perdre dans la pâte anonyme de l’indistinct » et c’est pourquoi chaque année ils gracient un homme, un Def-Gui, un témoin, qu’ils libèrent dès qu’ils repèrent des membres de sa tribu : « Ce monde-là, ils le soignaient, le protégeaient, en essayant d’augmenter ou plutôt de maintenir sa réalité. »
De retour en Espagne, le narrateur sera recueilli par le père Quesada, atteint de la même fragilité ontologique. À sa mort, le narrateur mènera une vie d’errance et de mendicité avant de rejoindre une troupe de comédiens avec laquelle il fera fortune grâce à l’adaptation de son histoire. Malgré les voyages dans toute l’Europe, il continuera à souffrir de son inadaptation au réel : « Parfois, je me sentais moins que rien – si par « se sentir rien » nous entendons le calme de la bête et la résignation –, moins que rien c’est-à-dire chaos lent et visqueux, dans lequel la parole est balbutiement et qui, justement parce qu’il est moins que rien et ne possède même pas la force étrangère du désir, se débat dans les limbes épais et comme étrangers du mépris de soi et des rêves d’anéantissement. »
Bien que méconnu en France, Juan José Saer (1937-2005) est considéré comme l’un des plus grands écrivains argentins du siècle dernier. Comme l’écrit Alberto Manguel dans la postface : « Dans L’Ancêtre, écrit Alberto Manguel sans sa postface, on trouve les échos des Voyages de Gulliver de Swift, du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, mais aussi ceux de Borges dans Le Rapport de Brodie. »


Article paru dans Le Matricule des Anges. Avril 2014




L’Ancêtre
De Juan José Saer
Traduit de l’espagnol (argentin) par Laure Bataillon
Le Tripode. 200 pages. 17 €


lundi 12 mai 2014

Jamie James, Rimbaud à Java

Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne

Zoé Balthus


Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat
« Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : 
vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » 

Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur Georges Izambard,
 le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.

Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.

A la lecture de 
Rimbaud à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise coloniale.

De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que « si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la souffrance sont des aspects essentiels  du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».

La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu
qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.

C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi durablement les esprits.  

Il disait à la face du monde que tout était changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à s’encrapuler coûte que coûte, était né.

La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine, dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt, il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.

A l’aulne de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »

De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.

Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du bateau à vapeur Prins van Oranje pour les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction Java.

« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme l’« ami professionnel du grand homme ».

Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James. 

C'est heureux. Car de cette page blanche dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même. 

Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes, extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement […] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes  - « il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » -  il n’y a pas grande différence. »

Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif. Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez : ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns. Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »

On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune homme avait laissé repousser sa tignasse. 
Jamie James, qui fit preuve d’un humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureuxdans Les Poètes maudits (1884) :
 « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
Paul Verlaine  en 1883 (c) Alecide Allevy
 Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en enfer (1873),  ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.

Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le navire qui charriait Rimbaud accostait 
le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.

Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires, accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.

Le poète de Démocratie, soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux pays poivrés et détrempés ».

Le 14 août 1876, Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète, après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était fait la malle avec brio. 

Manifestement, la vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui, nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle. Abracadabra, Arthur est là.

Qu’a-t-il fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant  résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de la littérature. 

Le mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements, une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille. Un régal aussi exaltant qu’un roman.

Rimbaud est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur le Wandering Chief, on lui découvre le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.

Jamie James, pour qui  
« cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre et son auteur. 

Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.

Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel, Les Editions du Sonneur, 2012, 16 €