lundi 14 février 2011

Éric Pessan, Cela n’arrivera jamais.

Bifurcations
Éric Bonnargent


Géricault, Chat mort.
Un homme éteint son réveil, prend son petit-déjeuner, décide de ne pas écouter la radio pour ne pas être perturbé par le murmure du monde, attrape son sac de sport et sort de chez lui. Il a décidé de passer ses vacances dans le Sud, dans la maison de sa grand-mère. Au moment de monter dans sa voiture, il voit un couple quitter son immeuble, un couple qu’il ne connaît pas, accompagné de ses trois enfants. L’homme lui ressemble étrangement. Mais Roman, puisque c’est son nom, n’y prête pas trop attention ; il démarre et roule vers le sud. Sur le trajet, et après avoir machinalement allumé la radio, il apprend qu’une catastrophe nucléaire a eu lieu en Europe de l’Est et que les conséquences risquent d’être dramatiques. Mais c’est un autre drame qui l’intéresse, un drame qui s’est joué dix ans plus tôt, dans cette maison où il n’est jamais retourné. Ce soir-là, Claire lui annonça ce qu’elle pensait être une bonne nouvelle. Furieuse de son indifférence, elle monta s’enfermer à l’étage et…
Bien qu’il tente de l’oublier, Roman est obsédé par ce qui advint cette nuit-là, au point qu’il se sent incapable de faire quoi que ce soit. Depuis des années, il aimerait écrire, mais ne le peut pas. Il est devenu un artiste du renoncement et, arrivé sur les lieux du drame, il pousse son art au paroxysme en décidant de ne plus quitter sa voiture :

« Il va passer inaperçu, il va jouer aux espions. Il sera l’homme invisible du conte de Herbert George Wells. Ou mieux, sourit-il, un Bartleby sans autre témoin que le seuil d’une porte. Chaque soir il pourra répéter sa petite scène, il garera la voiture, ouvrira la boîte à gants, prendre les clés de la maison dans sa main droite, les serrera et dira d’une voix cabotine et obstinée I would prefer not to. Sa bouche se tordra en une moue butée, lippe de dénégation. Il atteindra la perfection du refus. »

Dans sa voiture, Roman dort, se branle et boit. Les fantômes du passé ressurgissent : l’enfance somme toute assez heureuse et, encore et encore, le souvenir de cette soirée où il laissa le drame se dérouler sans intervenir. Dans son délire, il prend le volant et pendant des jours, il parcourt de manière systématique toutes les routes, tous les chemins aux abords de la vieille maison familiale, comme un astre perdu sur son orbite, attiré et rejeté par son centre de gravité. Car si toute sa vie découle de cet événement, il lui est, comme tout un chacun, impossible de revenir en arrière afin de changer les choses. Dans l’espace, il est toujours possible de rebrousser chemin, mais pas dans le temps. Bien que la chanteuse prétende qu’elle ne regrette rien, nous avons tous quelques regrets concernant certaines de nos décisions qui ont bouleversé le cours tranquille de notre existence. Hélas, aucune nouvelle chance ne nous est donnée. Chacun de nos actes, chacune de nos décisions transforme notre passé en destin et il n’y a plus rien à faire ; c’est toujours trop tard, le mal est fait. Le réel est plus fort que nos désirs. Nous avons beau penser à ce qui serait advenu si nous avions agi différemment, nous perdons notre temps.
Dans la solitude de son habitacle, alors que la radio fonctionne comme un bruit de fond, Roman s’intéresse soudain à une émission consacrée à la physique quantique. On y parle du paradoxe de Schrödinger (paradoxe qui donne son nom à la première partie de ce roman) selon lequel un chat mort dans un monde est toujours vivant dans un monde parallèle. Tirant toutes les conséquences du fait qu’un photon se divise à chaque instant, Hugh Everett a alors développé une théorie selon laquelle « il existerait une infinité de mondes puisqu’il s’en crée des milliards à chaque seconde. » S’il est impossible de faire marche arrière, on peut toujours se consoler en se disant qu’il existe d’autres mondes où les choses se sont déroulées autrement.
Tel est le point nodal de Cela n’arrivera jamais d’Éric Pessan. Publié en 2007, ce roman est, en réalité, constitué de trois romans, trois romans qui n’en forment qu’un et dont le personnage principal est toujours Roman, ce même Roman évoluant dans des univers différents.

Dans la deuxième partie, “Le palais des destinées”, Roman a réagi différemment à l’annonce de Claire. C’est d’ailleurs ce Roman que le Roman de la première partie a vu sortir de son immeuble. Il est marié à Claire avec qui il a eu trois enfants capricieux, deux filles et un garçon. L’aînée aura bientôt dix ans. Alors que toute la petite famille se hâte pour attraper le train qui les mènera dans la maison de la grand-mère, Roman croit voir au loin sa voiture démarrer. Mais il est trop pressé pour prêter attention à cette hallucination. Les vacances s’avèreront catastrophiques. Si une déflagration nucléaire a eu lieu quelque part en Europe de l’Est, il s’en produira une autre dans ce couple aigri. Roman, sans s’en rendre compte, boit. Il boit pour oublier ses insupportables mômes, pour oublier la passivité de sa femme qui lui abandonne l’éducation des enfants et qui refuse de lui faire l’amour. Il boit pour oublier « qu’il a échoué au concours d’entrée du monde ». Roman veut assumer son désespoir et refuse d’imaginer ce qu’il serait devenu si, dix ans plus tôt, il avait réagi autrement. Néanmoins, une émission radiophonique attire son attention. Il y est question de l’Essai de Théodicée de Leibniz. Selon la théorie de l’harmonie préétablie dont Voltaire se moqua dans Candide avec toute la mauvaise foi dont il était capable, notre monde est le meilleur des mondes possibles car Dieu, avant de le créer, a envisagé tous les autres mondes possibles, une infinité, différant les uns des autres, parfois d’un rien, du moins d’un presque rien. Il y a donc un monde où Roman serait totalement déprimé, un autre aussi où il ne se ferait pas voler son temps par sa famille, un monde où sans doute où il écrirait, où il serait heureux. Comment dès lors accepter sa situation ?

Dans la troisième partie, “Les sentiers du jardin”, Roman, pour ces vacances, décide de rester chez lui, d’écrire, d’écrire encore et encore sans même savoir ce qu’il écrit, de taper sur les touches du clavier comme un somnambule, sans se soucier des nouvelles inquiétantes venant de l’est de l’Europe. Il écrit et ça le libère car pendant des années il n’a fait que rêver qu’il écrivait, « fatigué par avance à l’idée de devoir affronter les phrases déjà imprimées, ces étouffantes et rébarbatives divinités. Les idoles du passés se dressaient sur sa route. Exaspérante palissade, mur sur lequel s’écrasent les écrivaillons ». Il pressent qu’il écrit sur Claire, sur l’accident auquel il refuse de penser depuis des années. Des bouteilles et un ordinateur pour se libérer de tout cela. Lors de ses pauses, il traîne dans les rues de la ville et lit le Jardin des bifurcations de Borges. Il y est question d’un livre qui contiendrait tous les univers possibles et Roman ne peut s’empêcher de penser à ce qu’il serait dans d’autres mondes… Et dans ce monde, comme dans les autres, Roman craque…

Notre existence est contingente. À chaque instant, elle prend des chemins que rien ne déterminait : tout aurait pu être différent. La vie est un roman dont nous écrivons le scénario au fur et à mesure. La construction de ce livre d’Éric Pessan nous pousse à nous demander quel est le véritable Roman. Est-ce celui qui s’imagine marié avec Claire ou écrivain ? Celui qui, marié, imagine ce que sa vie aurait pu être sans elle ? Ou doit-on penser que les deux premières parties sont l’œuvre du Roman de la dernière ? Le constat est en tout cas toujours pessimiste, terriblement pessimiste car, quoi qu’ait fait Roman, cela ne changera finalement rien à la médiocrité de son existence. Aussi désespérée qu’elle soit, la révolte de chacun des Roman échoue et chaque partie s’achève par la même phrase, lourde de menaces :

« Là, d’un coup, il réalise que les oiseaux font silence. »

On peut aussi supposer que toutes ces variations ont été imaginées par un quatrième Roman qui en serait le narrateur omniscient, extérieur aux histoires qu’il raconte. Après tout, Cela n’arrivera jamais…





Éric Pessan, Cela n’arrivera jamais. Seuil. 19 €


2 commentaires:

  1. J'ignorais l'existence de ce livre. Ce que vous en dites me donne envie de le lire, dans cet univers-ci et dans cet univers-là.

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  2. Merci les deux gars.

    C'est l'une des meilleures variations sur un thème borgésien que j'ai lues... ça arrive, parfois.

    Salut & fraternité,

    A. G

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