jeudi 24 mars 2011

Entretien avec Antonio Porta à propos de Roberto Bolaño.

Les Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce n’est pas simplement un roman de jeunesse, pas simplement un roman dont l’intérêt ne serait que rétrospectif. Même s’il ne s’agit pas d’un roman du niveau des Détectives Sauvages ou de 2666, Les Conseils… est un très bon livre. Antonio Porta, dont seul un roman a été traduit au Seuil : Le Passant de Port Mahón, est un grand écrivain ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait été l’ami de Roberto Bolaño. Je le remercie d’avoir eu la gentillesse de répondre à mes questions.

Éric Bonnargent : Comment avez-vous connu Roberto Bolaño et comment l’idée vous est venue  d’écrire ensemble ce roman ?

Antonio Porta : Le Poète Xavier Sabater venait de fonder les Éditions La Cloaca, et je me suis retrouvé à l’accompagner chez Bolaño dans l’appartement qu’il qu’occupait à l’époque calle Tallers à Barcelone ; je suppose que nous nous sommes tellement bien entendus que nous ne nous sommes plus quittés.
L’idée du roman est venu bien après, suite à plusieurs tentatives de collaborations avortées (scénarii, nouvelles, etc.) dont j’ai déjà parlé en d’autres occasions ; ce qui me surprend toutefois le plus aujourd’hui, c’est qu’à mon avis le roman a fonctionné (j’entends comme œuvre de jeunesse et de divertissement) parce que l’écriture a surgi de façon naturelle et spontanée, et c’est cela qui nous a permis d’en achever la rédaction.
Je crois qu’à l’aune de nos œuvres respectives Conseils… doit être lu comme une œuvre de jeunesse dans laquelle germent certaines caractéristiques qui seront développées par la suite.

Dans la préface aux Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, vous proposez trois réponses possibles à la question de savoir comment, avec Roberto Bolaño, vous vous êtes organisés pour écrire ce roman à quatre mains. Pourquoi ne voulez-vous pas répondre de manière plus précise ? S’agit-il d’une décision que vous aviez prise avec Bolaño ?

Je suis en cela la tradition. Je fus moi même le premier surpris lorsqu’en 1984, ou peut-être bien en 1985, Bolaño répondit à cette question lors d’une interview (à laquelle j’assistais) et donna une version dont je savais qu’elle était fausse. Par la suite, au long des années, il en donna différentes autres parmi lesquelles cependant, je dois le reconnaître se glissait la véritable version qui du reste je crois se dessine également dans mon introduction.

Vous dîtes également avoir envisagés d’écrire ensemble un roman sur la División Azul et de collaborer à La littérature nazie en Amérique (où il est d’ailleurs question de cette sinistre division). Pourquoi cela ne s’est-il pas fait ?

Je continue de croire qu’écrire une œuvre à quatre mains est un exercice hautement compliqué. Et cela pour diverses raisons que l’on pourrait résumer ainsi : il faut que coïncident les temps physiques et mentaux des deux auteurs ; ils doivent faire montre d’une capacité de renoncement, d’une capacité à écouter l’autre ; ils doivent s’entendre sur le genre de l’œuvre qu’ils souhaitent écrire et être capables de s’adapter au modèle choisi afin de mener l’œuvre à bon terme. Si une seule de ces prémisses fait défaut, l’expérience ne fonctionne pas.
Ainsi donc vous me demandiez les raisons pour lesquelles ces derniers projets n’avaient pas été menés à bout. Eh bien la réponse est la suivante : dans un premier temps parce que Bolaño et moi ne nous connaissions pas suffisamment et qu’en terme d’expérience littéraire et de technique d’écriture, j’étais à des années lumières de lui. Par la suite toutes les prémisses ont convergé et cela a donné Conseils… Enfin plus tard j’ai cessé d’écrire durant de nombreuses années, raison pour laquelle la plupart des offres de collaboration de Bolaño me trouvèrent dans la plus grande sécheresse littéraire. Lorsqu’il me proposa de participer à l’écriture de La Littérature Nazie en Amérique je reprenais tout juste mon activité d’écriture,  et je n’étais pas à la hauteur, il me manquait du rythme, et de la pratique ; je n’étais pas capable de le suivre. Un peu comme si je débutais et avais encore besoin d’une période de rodage.

Roberto Bolaño vous a-t-il parlé longtemps après la publication des Conseils… d’El Tercer Reich ? Savez-vous si ce fut une décision de Bolaño ou de ses éditeurs de ne pas le publier ? Pensez-vous qu’il existe encore de nombreux textes à découvrir ?

J’ai connaissance de l’existence de ce roman depuis ses origines (bien qu’à mon avis cette œuvre ne soit  pas très postérieure à Conseils…) car lorsque nous nous voyons, Bolaño me parlait toujours de ses travaux en cours. Selon moi, si j’en crois sa manière d’agir concernant d’autres œuvres, il espérait sans doute avoir le temps de revoir le roman et ensuite de le publier. Jusqu’où est il parvenu dans ses révisions ? Je n’en sais rien.
D’aussi loin que je connaisse Bolaño, il n’a jamais cessé d’écrire, qu’il s’agisse de romans, de nouvelles, de journaux ou de poésie. Imaginez le nombre de pages que l’on peut trouver en relisant ses carnets. Le mythe du disque dur de son ordinateur (qu’il ne faut certes pas négliger surtout parce que celui-ci appartient à sa période de maturité) est quelque chose de très récent. Si mes souvenirs sont bons, Bolaño n’a pas possédé d’ordinateur avant le début des années quatre-vingts.

Dans Les Conseils…, Ángel et Ana, malgré leurs actes, restent des personnages très attachants. Ils ne sont pas sans rappeler certains personnages de Bolaño ainsi que Braudel, le narrateur du Passant de Port Mahón, qui parvient en très peu de temps à être apprécié de tout le monde alors que c’est un tueur impitoyable. Qu’est-ce qui explique la fascination qu’ont pu exercer ces types de personnages sur Bolaño et vous-mêmes ?

Je ne sais pas si je parlerais de fascination, mais ce qui est intéressant chez ces personnages c’est leur attitude face à la vie ; le fait qu’ils agissent comme des automates, comme si le destin était joué et qu’ils n’étaient que les pièces d’un engrenage contre lequel il n’y a rien à faire. Ensuite nous avons empli leurs vies (du point de vue de l’auteur) et c’est là que nous a semblé intéressant d’attribuer cette activité à Angel Ross.
C’est pareil pour Braudel car il semble que l’élément policier ajoute un point d’intérêt à l’œuvre, permet de créer une attente chez le lecteur, des trames parallèles qui n’ont pas d’importance pour l’auteur mais qui font parfois l’intérêt du lecteur.
Il est vrai également que l’on est souvent amenés a se demander comment il est possible que des personnes de notre entourage par ailleurs si adorables en viennent un jour à faire telle ou telle chose. Dans ce cas la réponse est probablement qu’il en est ainsi parce que cela fait partie de leur boulot. C’est le cas de l’aviateur dans Étoile Distante.

L’incapacité d’écrire d’Ángel est l’un des facteurs qui le conduisent au crime. Braudel, lui, s’est rêvé écrivain et se fait passer pour tel lorsqu’il arrive à Minorque pour une mission. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun entre l’impossibilité d’écrire et le meurtre ?

Pour moi ce sont deux cas différents. Chez Angel Ros il s’agit de frustration. Chez Braudel c’est une manière de tuer le temps, une idée qui lui vient parce qu’il est désœuvré à ce moment-là, et que cela lui procure dans le même temps un bon alibi. C’est ce qui arrive à la plupart des gens qui annoncent à leur entourage, ou à eux-mêmes, qu’ils aimeraient écrire une histoire, ou bien qu’ils ont une idée et qu’ils en feront un livre un jour ; quoique dans le cas de Braudel, il mette à profit cette situation à des fins professionnelles.
On dit en Espagne que pour avoir une vie complète un homme se doit de planter un arbre, avoir un fils, et écrire un livre.

Entre Les Conseils… et Le Passant de Port Mahón, quinze ans se sont écoulés. Ne me dîtes pas que vous avez été tueur à gage ! Plus sérieusement, pourquoi avoir attendu tant d’années avant d’écrire un nouveau roman ?

Je me suis simplement retiré pour une raison qui continue de me déranger énormément, mais que d’une certaine façon j’ai appris à ignorer. J’aime écrire, mais je déteste la vie littéraire, et donc, peu avant 1984, il m’a semblé qu’une chose ne pouvait exister sans l’autre.

Seul Le Passant de Port Mahón est traduit en français. Pouvez-vous nous parler de votre œuvre ?

À ce jour, j’ai écrit six romans qui par ordre de publication sont les suivants : Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce ; Le Passant de Port Mahón ; El peso del aire; Singapur; Concierto del No Mundo y Geografía del tiempo.
Vous savez bien que tout ce que peut dire un auteur de son œuvre n’a aucune valeur puisqu’il peut avancer mille arguments qui ne seront jamais démontrables à la lumière de ses écrits. C’est pour cette raison que je ne parle pas d’ordinaire de mon travail. Savoir se vendre ne fonctionne qu’en terme économique pour remplir les poches de l’auteur. Personnellement, élaborer des théories intellectuelles qui me fassent vendre ne m’intéresse a priori pas. J’écris presque par nécessité mentale, et le monde que je construis doit en premier lieu m’intéresser moi-même. Si ce n’était pas le cas, je ne supporterais pas la discipline que suppose l’écriture journalière.
Ce que je peux dire néanmoins, c’est que mes romans sont liés entre eux par le biais de certains personnages. Actuellement il existe deux groupes de romans : ceux qui sont d’ores et déjà liés entre eux : Conseils…; Le Passant de Port Mahón ; Concierto del No Mundo y Geografía del tiempo ; et ceux qui le seront définitivement lorsque j’achèverai le roman sur lequel je travail depuis 2003.

Vous êtes de nouveau en train d’écrire un roman à quatre mains. Quelles sont vos motivations ? Vous y prenez-vous de la même manière qu’avec Bolaño ?

Ce qui a principalement motivé l’écriture à quatre mains de Otra vida en la maleta, qui est le roman dont il est  ici question,  c’est le plaisir de travailler avec Gregorio Casamayor, un auteur de mes amis qui vient de publier également chez l’Alcantilado un roman qui a pour titre La sopa de dios.
Et pour répondre à votre question, oui, notre collaboration fonctionne de la même façon qu’avec Bolaño à l’époque.

À cause des Conseils…, on doit souvent vous poser des questions sur Bolaño. N’en avez-vous pas assez et souffrez-vous de la gloire posthume de votre ami ?

Actuellement, je réponds d’une manière générale aux questions concernant Bolaño qui sont directement liées à la publication de Conseils… ou qui surgissent simplement de façon collatérale. Je crois qu’au long de ces cinq ans j’ai souvent répondu aux mêmes questions, et il est vrai que cela n’est plus très divertissant. Je pourrais inventer pour rendre la chose plus excitante, mais j’ai préféré ne pas empiéter sur le terrain de la fiction biographique. Ce serait amusant, mais je vois que d’autres on déjà pris ce credo, et je leur en laisse l’exclusivité et le copyright.
Quant à la seconde partie de votre question, il faudrait être profondément médiocre, et de piètre qualité morale pour se sentir gêné par le succès d’un ami. De plus, permettez-moi de vous dire que Bolaño n’est pas encore apprécié à sa juste valeur. Je pense que c’est une chose qui viendra avec le temps. Les Détectives Sauvages, tout comme 2666 et de nombreuses nouvelles et poèmes sont du niveau des plus grands auteurs du siècle passé et de ce siècle-ci. Je ne dis pas cela en tant qu’ami, car vous savez bien qu’on ne relit pas souvent les amis, pas même par militantisme ; et moi je relis Bolaño de la même façon dont je continue à relire Borges, Cortázar, Proust, Joyce, von Doderer, von Rezzori ou Salinger.
En plus des deux romans précédement cités, j’aime à relire des nouvelles telles que: “Le Ver”, “Joanna Silvestri”, “Vie d’Anne Moore”, “Derniers crépuscules sur la Terre”, “Vagabond en France et en Belgique”, “Photos”, “Le gaucho insupportable”, “Le Policier des souris”, “Le voyage d’Álvaro Rousselot”, “Littérature + maladie = maladie” ou encore “Les mythes de Chtulhu”. Vous voudrez bien pardonner mon insistance mais Bolaño est pour moi un authentique maestro.

Traduit de l’espagnol par Yaël Taïeb.





Les Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce. Roberto Bolaño et Antonio Porta. Traduit par Robert Amutio. Christian Bourgois. 18 €










Le Passant de Port Mahón. Antonio Porta. Traduit par Valérie Mouriaux. Seuil. 18€

2 commentaires:

  1. Il est formidable cet Antonio ! Vamos a leer su libro tanbien !

    Muchas,

    A. G

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  2. Oui, il l'est et je te conseille vivement "Le Passant de POrt Mahon".

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