Marc Villemain
Éditions Gallimard |
Il est singulier toutefois d’observer que nombre de ceux qui ont trouvé plaisant, et on les comprend, d’exhumer quelque ancienne et retentissante et peu habile déclaration de Michel Houellebecq sur le caractère vénal du prix Goncourt, avant de l’empocher sans mot dire ou presque, applaudissent haut et fort à l’authentique descente en flammes des prix littéraires telle que la pratique Thomas Bernhard, lequel leur reproche surtout d’être toujours très mal dotés. On louera sa « franchise », et cela d’autant plus facilement que, par ricochet, il ne s’épargne pas ; on trouvera même, pourquoi pas, du génie à cette très convoiteuse colère ; « mais du courage me disais-je, du courage et encore du courage, prends le chèque de huit mille marks et tire-toi. »
Thomas Bernhard met donc les rieurs de son côté, et il est vrai que « ce discret ronflement de ministre connu dans le monde entier » flatte notre populisme atemporel. Ce qui me gêne au fond, donc, n’est pas tant le texte lui-même, manifestation d’un homme au caractère trempé, exigeant, misanthrope, injuste parfois mais toujours spirituel, que l’unanimité de l’accueil critique qui lui a été réservé, alors qu’il ne ménage pas, et c’est peu dire, le microcosme littéraire. Comme si, sous prétexte que les faits relatés remontent à loin, ceux-là ne sauraient nous atteindre. Comme si aucun critique, aucun juré d’aucun prix, aucune petite main de l’économie du livre, n’avait décemment pu y reconnaître une part, fût-elle infime, de ce que nous sommes. Cette hypocrisie aurait beaucoup réjoui Thomas Bernhard, qui, vivant, aurait assurément pu donner une suite très croustillante et très contemporaine à ce recueil.
Dont, je le répète, je ne saurais que louer la nervosité narrative, le sens de l’observation ingénue, ce talent aussi, bien connu chez Bernhard, de la chute. Tout comme je veux dire qu’on ne saurait le réduire à un exercice de sarcasme sur le monde des lettres, tant certaines séquences peuvent y être touchantes – son hyper sensibilité à la critique, qui peut le conduire à ne plus vouloir « entendre parler de littérature », l’importance de sa tante, qui le suit pas à pas dans chaque moment de son existence littéraire, ou encore son expérience comme apprenti et ses retrouvailles, lors même de la remise du prix de la Chambre fédérale de commerce, avec le vieux professeur qui lui fit passer l’oral de l’examen. Il n’empêche : ce livre excite en moi un plaisir moins lettré que social, moins esthétique que politique. Et où il me semble, en tant que livre, en tant qu’objet fini, toucher à quelque limite, c’est qu’il est en lui même moins éclatant que les discours eux-mêmes, qu’il prononça lors des remises de prix, et dont on trouve l’intégralité en annexe. Si le recueil mettait en scène, circonstanciait ces festivités, laissant leur place à l’humour et à la sensibilité, les discours constituent un matériau brut de tonitruance, et l’on sourit en effet en supposant, dans la salle, le visage de ceux qui, éberlués, s’apprêtent sans doute à la quitter virilement. Ainsi, à propos de la remise du prix d’Etat autrichien de littérature (avec « tout ce qu’il impliquait d’abject et de répugnant »), Thomas Bernhard écrit avoir prononcé à cette occasion un discours « très calme » et feint de s’étonner de la réaction (en effet assez nette) du ministre et de ses suiveurs. Mais il faut dire que, s’il fit certainement preuve de flegme et de quiétude dans sa déclamation, il réussit toutefois et en une poignée de secondes (car ses discours sont toujours extrêmement brefs) à transformer l’Etat qui le gratifiait en un « grand magasin d’accessoires », à faire observer que celui-ci « est une structure condamnée à l’échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l’infamie et à l’indigence d’esprit », et à estimer que, définitivement, nous « ne méritons que le chaos. » Imaginez un heureux lauréat tenir aujourd’hui un tel discours sous la Coupole, et vous goûterez tout le sel d’un tel tintamarre. Là est peut-être la valeur de Mes prix littéraires : dans ce que le livre dit de la personnalité de l’écrivain, mais aussi dans ce qu’il montre de la société, de cette force d’inertie qui confine à l’invulnérabilité.
Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 28, janvier/février 2011
je n'ai lu que le "froid", de Bernhard, et cela m'a passionné... vu par ailleurs des pièces de théâtre remarquables et bien interprétées au festival d'Avignon...
RépondreSupprimermerci de votre résumé analyse, approfondi