Mangez-moi, mangez-moi
Éric Bonnargent
Lors du décollage au Bourget du Cessna 182A Skylane qui devait la mener avec son copilote à Biscarosse, Miss Hélium n’aurait sans doute pas dû s’amuser ni à énumérer le nombre de morts causés par les dernières catastrophes aériennes ni à appeler ce vol, le vol n° 666. Cela leur aurait sans doute évité cet incompréhensible accident qui les a fait rejoindre non pas l’aérodrome des Landes, mais un séquoiadrome, dans le Parc national de Séquoia, en Californie… L’espace-temps a ses raisons que la raison ne connaît point.
Le petit avion de tourisme s’est logé dans le feuillage du séquoia Général Sherman®. Il s’agit du plus gros être vivant sur terre. Âgé de plus de 2000 ans, ce séquoia mesure 84,8 mètres et a un volume de 1487 m3 de bois. En atterrissant là, pardon, en « atterrarbrissant » là, les deux pilotes vont vivre une bien étrange expérience que le lecteur, qui n’a sans doute jamais lu un tel livre, va partager avec eux. Il faut dire que, pour se nourrir, les deux naufragés n’ont guère le choix :
« La cime de l’arbre dans lequel nous nous sommes crashés regorge de champignons. C’est tout ce qu’on a trouvé à se mettre sous les crocs : des tonnes de Fungi hallucinogènes. »
Miss Hélium qui « n’est plus qu’un immense sourire niagaresque aux mandibules décontractées, bruyamment perlées de globules acérés » s’enferme dans un mutisme presque total et le pilote n’a plus qu’un seul interlocuteur : le séquoia géant… ou plutôt le fantôme qui l’habite, celui de Karl Marx (« Ai-je absorbé par inadvertance un champignon marxiste ? »). Que le fantôme de Karl Marx se manifeste à travers ce séquoia n’est pas si étonnant. En 1880, en effet, la Kawea Colony, une association socialiste utopiste, avait donné le nom de l’auteur du Capital au séquoia. Par l’intermédiaire de citations extraites de ses œuvres, Karl Marx® intervient dans les pensées du pilote qui, de digressions en digressions, abordent de nombreux thèmes : le cinéma, la physique, la biologie ou la philosophie. C’est d’ailleurs dans l’analyse de la notion de rhizome deleuzien que réside le secret de la (dé)structure de Séquoiadrome :
« La pensée rhizomorphique est développée sans se plier à aucune règle issue d’une hiérarchie, elle pousse entre les branches à des endroits incongrus, comme les mauvaises herbes, dans une véritable liberté de déploiement et d’implantation, sans aucun permis de construire. »
Séquoiadrome est un roman doublement rhizomorphique. Au sens littéral tout d’abord parce que le Cessna fait rhizome avec son hôte. Au sens deleuzien ensuite, car la pensée du pilote se développe de manière anarchique :
« Mon corps affranchi de son centre de gravité, intensément désaxé, isadoraduncanonisé, s’ébroue en une danse inimitable, comme dédoublé aux jointures, vrillé dans les contours, faussé dans l’ossature. Mon corps comme espace colonisé en parfaite aphélie. […] Je suis Marx, je suis le séquoia, je suis le séquoia Karl Marx®. Tout est si élémentaire en définitive. Je vais cuirasser le Cosmos, jouer au Rubik’s Cube avec les corps céleste orbitant, détacher la ceinture de Kuiper, rassembler les centaures et autres objets scopitoniques épars. »
Avec Séquoiadrome, Émilie Notéris signe un texte étonnant et si le lecteur est prêt à se laisser porter par sa prose rhizomorphique, il fera un voyage qu’il ne regrettera pas.
Émilie Notéris, Séquoiadrome. Joca Seria. 16 €
Article déjà paru dans Le Magazine des Livres.
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