lundi 9 mai 2011

Romain Verger, Grande Ourse.

La faim
Éric Bonnargent

Daniel Spoerri
35 000 ans séparent les deux histoires qui composent ce petit roman de moins de cent pages publié chez Quidam il y a quatre ans. Grande Ourse est le second roman de Romain Verger et il est étonnant que l’on en ait si peu parlé tant ce livre est bien écrit et bien construit.

Arcas est un homme de Cro-Magnon réfugié dans une grotte pour se protéger du froid intense si caractéristique du Paléolithique supérieur. Il a beau sortir pour scruter l’immensité blanche ; il n’y a aucune trace de son clan qui a disparu depuis trois jours maintenant :

« D’entre ses jambes fuyaient de fraîches empreintes d’aurochs, de hyènes, de cerfs, de petits rongeurs aussi, dans une course figée ; mais rien de la présence des siens, nulle trace. Plus d’horizon non plus ; la terre et le ciel étaient de la même pâte blanche, meringuée, cassante. Les arbres les plus frêles s’étaient déjà couchés, comme si, pesant de tout son poids sur les reliefs, le ciel avait tassé le monde. De ce paysage varié et familier, fait de montagnes, de forêts, de plateaux fertiles et tombants, il ne reconnut rien, s’effrayant même ; l’obscénité de son corps debout jurait avec le fond : une saillie de chair chaude et tremblante, ridiculement sentimentale, jetée en pâture à l’horizontalité glacée. C’est qu’il pleurait, d’une tristesse sans objet, et dont le froid bridait l’expression, des pleurs sans larmes, les yeux secs. Il y avait quelque chose d’horriblement médiocre à le voir s’y tenir. »

Si Arcas est resté alors que même Era, sa compagne, est partie avec le reste du clan, c’est parce qu’il est de nature délicate, peu fait pour la chasse, sauf celle aux escargots. Habituellement, c’est avec les femmes qu’il passe ses journées. Arcas est l’un des premiers artistes. Réfugié dans sa grotte dans l’espoir d’un retour des siens, il sculpte une petite figurine à l’image d’Era ; une image en train de s’effacer de sa mémoire. Arcas a rapidement d’autres préoccupations : la nourriture. Les réserves sont vite épuisées et, après avoir récuré les os, en avoir sucé la moelle, les avoir fait bouillir, après avoir mangé les crottes de rongeurs, après avoir mâché le bois, sucé le cuir de ses vêtements, il doit se contenter, en rêve, de dévorer les siens et lui-même. Les jours passent encore et sa déliquescence est telle que son sexe reste flasque et qu’il ne rêve plus que de noir. Il est temps de sortir, d’affronter l’hostilité du monde, trouver ses compagnons ou de quoi se nourrir.
Le monde n’est plus qu’un désert blanc et Arcas marche, marche encore comme s'il était le dernier homme jusqu'à la rencontre avec la Grande Ourse, dressée devant lui, qui, miraculeusement, l'épargne. Dès lors, Arcas n'a plus qu'un seul but : retrouver la Grande Ourse :

« Et à présent que le monde où il errait avait cessé de vivre, il ne se traînait plus à sa surface en unique représentant de l'espèce humaine. Il se sentait tendu vers cet être, aimanté par lui. Pas une heure ne passait sans qu'il pensât à cette bête engraissée de vies, grosses des réserves de la nature ensommeillée. [...] Cette bête pouvait avoir consommé le monde, et chaque jour en consommer un autre, elle l'avait épargné, lui, quand il s'était trouvé à portée de ses griffes. Elle lui avait même réinsufflé l'envie, l'envie de la chercher, de la traquer, sans répit, de se soûler de sa pensée, de son souvenir. Depuis ce jour-là, son sexe s'était réchauffé ; lentement d'abord, reprenait ses couleurs, regagnant en souplesse, en élasticité. Puis très vite, il se surprit à bander à tout moment. »

La traque est longue, mais Arcas trouve enfin l'antre puante de la Bête dans lequel gisent les corps atrocement mutilés des membres de son clan. Ce n'est cependant pas son arc que bandera Arcas pour affronter l'animal-totem...

Tout oppose Arcas, l’homme du Paléolithique à Mâchefer, l'homme d'aujourd'hui, gardien de la Galerie du Jardin des Plantes. Néanmoins, ce qui les oppose les réunit aussi, de manière spéculaire. Dans un monde où la nourriture est disponible à profusion, où les gloutons ne sont plus des animaux mais des hommes, Mâchefer tient le journal de son anorexie. À force d'efforts, de rejets, il passera en peu de temps de 75 kilos à 50. Du Paléolithique à aujourd'hui, les choses se sont inversées : la nature disparue sous la glace envahit peu à peu le pavillon de banlieue que partage Mâchefer avec Ana, sa vieille propriétaire, au point que les racines des multiples plantes et arbres du jardin percent le sol de sa chambre. À en rendre malade un Roquentin. Le froid est passé de l'extérieur à l'intérieur, du monde au microcosme du réfrigérateur vide, « paysage de fréon », à l’âme de Mâchefer. La faim est restée une épreuve, non plus dans l'envie, mais dans le dégoût :

« Il ouvrit une boîte de petits pois, les égoutta, les versa dans l'assiette. Cent pois (il les avait comptés et recomptés) qu'il piqua d'une dent puis d'une autre de sa fourchette, la parcourant dans un sens puis dans l'autre, six fois, mâchant chaque petit pois pour lui-même, comme un monde à lui seul, interminablement, le réduisant, l'épuisant, jusque sa salive en devînt lourde, ferrugineuse, la fécule disparaissant, assimilée, fluidifiée, liquidée. N'en restait qu'une substance indéterminée ; repas magique au terme duquel, après deux heures d'application, il se sentit repu sans lourdeur excessive, paré pour le coucher. »

C’est par dignité que Mâchefer se prive. S’empiffrer est un comportement animal et toute la grandeur de l’homme peut consister à refuser cette animalité, à refuser la satisfaction de ses besoins : « ne pas céder à l’appétit : faiblesse des ogres. » Les hommes sont devenus des ogres qui s’engraissent, qui jouissent de la surconsommation. Vaincre son corps, c’est prouver la supériorité de l’âme sur l’esprit et Mâchefer, dans son élan spirituel, veut faire mieux encore que les plus célèbres artistes de la faim. Arcas manquait de tout, Mâchefer ne manque de rien, mais, dans les deux cas, il s’agit de sauver sa propre humanité dans un monde qui, chez l’un, émerge de la bestialité et, chez l’autre, sombre en elle. Cette bestialité est d’ailleurs une menace permanente. C’est Ana qui ressemble à un dindon quand elle sourit, c’est aussi la mère de Mâchefer :

« C’était une femme à mâchoires de congre et dont les lèvres inférieures pendaient comme des bourses exsangues, prises en sandwich par ses cuisses, de sorte que le simple fait de marcher devait, par un effet de friction continue, entretenir une stimulation érotique perpétuelle, dans les allées et venues incessantes qu’elle faisait, de la cuisine à l’arrière-cuisine où s’entassaient, dans la graisse, les moutons et les odeurs âcres d’oignons surs, d’inépuisables réserves alimentaires. Sa constitution physique tournait autour d’une descente d’organes précoce, comme si, modelé depuis l’enfance par un esprit omnibuccal, son corps d’était adapté à ses besoins en s’enroulant en un tube souple infiniment extensible, terminé aux extrémités par deux bouches interchangeables. »

Mais c’est aussi et surtout Mia, ogresse lascive qui, deux fois par semaine, rend visite à Mâchefer pour se livrer à des orgies alimentaires pendant lesquelles sa vulve ingurgite des quantités effroyables d’aliments divers et variés… La mystique d’élévation de la première partie se transforme alors en mystique de l’abaissement lorsque Mia(m ?), avant de disparaître définitivement, accouche d’un enfant monstrueux, fruit de sa chair et de celle qu’elle a engloutie :

« Il avait beau être grassement nourri par son père, qui n’avait d’autre choix que de le satisfaire pour avoir le silence, il lui fallait encore, sitôt la dernière bouchée avalée, compléter son repas du dessert de sa propre matière. Il déroulait alors son appendice lingual à la manière des caméléons et s’en pourléchait les joues, le front, le cou. Et bientôt tout son corps, tout son être même, langé en lui-même, devenait tout à tour le sujet et l’objet de cette toilette. Il se léchait, s’épurant tout en se fortifiant de la dégustation de ses excrétions. Ainsi se contorsionnait-il pour coller ses papilles sur ses doigts de pieds, dans l’entre même, et s’en parcourir les aisselles et le cul. O combien plus savante que celle des canidés, la toilette de ce bébé n’ignorait rien des zones les plus reculées, les plus impraticables. Sa langue, qui à elle seule compensait la vue, l’ouïe et l’odorat – tous manquant à ce visage omnibucal –, dans une sorte d’aptitude innée à la polyvalence, les avalait, les assimilait tous à son sens hypertrophié du goût. Elle avait rapidement gagné en force, en autonomie, et, pleine d’initiatives, se permettait des torsions, des extensions inouïes, grâce auxquelles plus une région de ce corps de géant infantile ne lui demeurait inconnue ni n’échappait à sa voracité. Toujours finissait-il par se sucer le sexe, s’y accrochant par la bouche, ainsi qu’une lamproie. »

Cet enfant dont la croissance sera spectaculaire ne portera jamais de nom. Il n’est personne, il n’est pas un être, il n’est que le reflet des excès alimentaires de nos sociétés corrompues par l’hyper-consommation. Pendant que l’enfant grandit et grossit encore et encore, Mâchefer continue à maigrir au point qu’il doit désormais rester alité. Et, comme pour Arcas, mais de manière inversée car désincarnée, c’est dans une gloire spirituelle délirante que s’achèvera son odyssée de la faim.
Grande Ourse réussit à mettre en parallèle de manière cohérente deux histoires se déroulant à 35000 ans d’intervalle, deux histoires d’abord ancrées dans leur réalité pour s’achever dans des extases au final similaire, le tout dans une prose imagée, rythmée et parfaitement maîtrisée. 






Romain Verger, Grande Ourse. Quidam. 12 €


1 commentaire:

  1. Oui, c'est un magnifique ouvrage, au vocabulaire riche, en langue que l'on pourrait qualifier de voluptueuse, et parfaitement maîtrisée, qui nous emmène dans des chemins inconnus, où il fait bon se laisser porter.

    RépondreSupprimer