Marc Villemain
Éditions Grasset |
Il faut en littérature une certaine constance personnelle pour tenir de bout en bout le registre de la désespérance. C’est un registre que l’on ne choisit pas, et qui ressort bien souvent du premier mouvement de l’écriture. L’invocation de la nécessité, tellement courante et galvaudée dans les gloses contemporaines sur l’art, vaut pour ce registre bien plus que pour tout autre : sans jugement de valeur, sans volonté a priori, sans dessein échafaudé, débarrassée de souci du beau ou simplement du désir de séduire, elle est seulement ce qui tient la main de l’homme – et qui le fait écrivain. En vérité, seul celui qui écrit sait s’il est ou pas écrivain ; il le sait même avant de se mettre à écrire – qu’il y parvienne ou pas : il le sait parce qu’il se met à écrire ; le reste, les bavardages de salon, les décrets de la critique, ses sautes d’humeur, ses enthousiasmes outranciers et ses objurgations outrées, tout cela forme, au pire une subjectivité paresseuse, au mieux une opinion personnelle – et cela ne signifie évidemment pas que tout se vaut. Mais pour ce qui est de l’être-écrivain, il n’en finit pas et n’en finira jamais de nous échapper – y compris bien sûr aux yeux de l’écrivain lui-même, tant il n’existe en l’espèce ni règles, ni convenances, ni jurisprudence : le pire écrivain (entendez celui que nous aimons le moins comme celui dont on peut dire, calmement, que l’art court à l’échec) sera parfois plus proche de la quintessence littéraire que cet autre, dont nous aimons pourtant le style, le registre, la tonalité. Cela dit, le temps vient toujours où le doute n’est plus permis et où, au yeux du monde et de ses lecteurs, l’auteur de livres est devenu un écrivain – bon, mauvais, qu’importe : un écrivain.
J’évoque cette question de l’être-écrivain parce qu’elle se pose – injustement – envers ceux qui, avant d’écrire, furent connus de nous pour d’autres raisons, notamment politiques. De Gaulle, Churchill : leurs Mémoires témoignent d’un rapport intime, et remarquable, à l’écriture ; mais étaient-ils des écrivains ? Chateaubriand, Malraux, bien sûr ; mais ont-ils jamais été des hommes politiques ? Et Blum, un style, une élégance, une érudition ; mais point de romans à la clé. Il y avait Mitterrand, qui en eut le désir, l’ambition, le fantasme, et qui sans doute fut un de nos derniers grands lecteurs au pouvoir ; bien plus à l’aise pourtant dans la critique, et non sans style, que dans le roman. Giscard d’Estaing, mais ce fut un échec. Et puis il y a François Léotard. François Léotard est de ces personnages qu’on ne peut s’empêcher de contempler, lors même qu’ils sont au faîte de leur pouvoir politique, avec un certain sentiment d’irréalité. Comme si, quelles que fussent leur ambition d’alors et l’énergie qu’ils y consacrèrent, devait subsister l’impression, peut-être trompeuse, d’un décalage, d’un écart, presque d’une imposture ; mais une imposture de soi à soi : une façon de s’avancer sur la scène sans jamais donner l’impression d’y croire – et le sachant. Pour certains, c’est son cas, la vie politique aura fait le reste, et rejeté sur ses berges ceux qui s’étaient brûlés à ses astres ; et la vie aussi, et ce frère qui partit sans qu’aient pu être levés à temps les blessures et les quiproquos de la fratrie. Alors voilà : « La vie se met en route quand on la prend en charge », fait dire Léotard à Jean Bordin, le héros (très anti-héros) de ce roman-ci ; et le lecteur d’entendre (peut-être) que c’est de l’auteur qu’il s’agit en creux : jamais en effet nous n’avions eu à ce point l’impression que François Léotard s’était enfin trouvé, que sa vie s’était mise en route. Peut-être d’ailleurs cela paraîtra-t-il injuste, lorsqu’on sait les exigences d’une vie politique au niveau qui fut le sien ; pourtant, et au train où vont les choses, dans quelques années, il est loisible de penser que le nom de François Léotard évoquera peut-être, et d’abord, celui d’un écrivain.
Mais venons-en au roman – et à l’intrigue, puisqu’il faut bien une intrigue afin de justifier le roman. Jean Bordin est ce que le jargon des services secrets qualifie de « méduse » : un agent dormant – celui, en l’occurrence, d’une officine occulte, le « n° 12 », dont le travail consiste à éliminer les ennemis de la nation. Le livre s’ouvre sur ce que constate un homme, de sa chambre d’un institut psychiatrique : végétation, humains, objets, couleurs, ciel, nuages ou visages, qu’importe : tout n’est qu’environnement, neutralité, extériorité. D’emblée, l’écriture est blanche, sèche, rêche, brève, allusive, flottante, distante, instinctivement nue de tout pathos et, parce qu’elle le demeurera jusqu’au bout, profondément touchante. Ce n’est pas ce qu’il convient d’appeler une belle écriture : Bordin/Léotard, non d’ailleurs sans quelque complaisance ou concession au minimalisme de saison, ne recherche pas le style mais l’effet, non la figure mais l’entaille, le coup de canif. La réussite du livre tient tout entière à cette constance, au déroulement mécanique des émotions d’un homme qui semble ne plus être en mesure d’en avoir. René Char disait que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » : le personnage de Bordin pourrait en être une assez jolie illustration ; car comme tout être qui se brûle au rayon de la lucidité, il est avant tout de désespérance – c’est-à-dire aussi insensible à l’espoir qu’au désespoir : « Je n’ai pas reçu mon existence de face, comme un accident. Je m’y suis engagé de biais ». En fait, Bordin traverse l’existence comme une méduse viendrait mourir sur un sable dont l’essence même est d’être fangeux : « Sorti de l’eau, à côté des humains et de leurs cris, je me suis échoué sans le vouloir, au bord même de la vie ». C’est une lucidité dont il ne semble plus souffrir, pas même s’étonner, et sans que jamais aucun événement, aucune joie, aucune vague, aucune communion, aucune rencontre ne puisse venir l’entamer ; une lucidité que l’on pourrait croire atavique, si les premiers pas dans la vie n’avaient été entachés par le deuil : celui de sa mère prostituée qui le chasse de sa chambre d’enfance pour y accueillir ses clients de passage, celui de son père, torturé dans les alentours de Diên Biên Phu. S’il existe jamais des événements fondateurs, ceux-là en sont de suffisants, et justifient au passage cette manière flottante de traverser l’existence qui fait dire à Bordin : « Je sais ce qui m’a tenu vivant : la proximité constante de la fin ».
Cette forme effroyablement léthargique de l’être-à-soi ne saurait être comprise comme une résistance au temps. Tout au contraire : l’assoupissement ontologique induit une insensibilité totale aux injonctions de la société, à ses marottes, à ses fantasmes. Accepter une mission, fût-elle criminelle, ce n’est pas autre chose que continuer de traverser la vie ; cela ou autre chose, qu’importe : tout est réglé, tout se règle ailleurs. Assassiner Mladic, le général serbe ? « Pourquoi pas » – leitmotiv qui n’a pas même besoin de son point d’interrogation. Les fonctions officielles de François Léotard, au plus haut niveau hiérarchique des services secrets, lui furent vraisemblablement utiles, et teintent ce récit d’une vraisemblance qui ne va évidemment pas sans effrayer : la description de ce petit monde souterrain, échappant à tout contrôle politique, vivant sur les décombres de la morale politique, croissant sur le terreau du crime d’État et se fichant comme d’une guigne des chancelleries, a de quoi glacer le plus endurci des lecteurs de polars. Pour autant, le propos est loin de se limiter à cette partition diplomatique et paramilitaire – et c’est bien ce qui donne sa profondeur et sa nécessité au roman. Car qu’importe l’intrigue ; qu’importent les imbroglios avec ses alter ego allemands, américains ou israéliens ; qu’importent les histoires de femmes déguisées en agents, d’agents déguisés en femmes ; qu’importent, même, les conséquences du crime : seul ce que la vie a d’irréel, seuls l’écart dans lequel elle nous cantonne et la blancheur maladive dont la désespérance la pare sont, au fond, ce qui nous touche. Comme nous touche ce Bordin, que l’esquisse de quelques traits imperturbables suffit à dessiner, au travers d’une trajectoire personnelle qui s’apparente bien plus à une cavale perpétuelle qu’à une quelconque enquête. Derrière les grands mouvements officiels ou secrets de la planète, c’est tout une humanité qui court, s’épuise, s’esquinte et finalement s’échoue, sans qu’à aucun moment l’envie de juger ait affleuré. L’intrigue est touffue, complexe, proche parfois des ambitions d’un John Le Carré, mais elle ne serait rien, pas même intéressante, sans le regard de celui qui en est l’acteur. Or le regard de Bordin, désenchanté nous l’avons dit, atone, d’une neutralité de monade, cette distance sans prise, absolue, qu’il a avec lui-même, son corps, son avenir, sa raison d’être, est ce qui donne au monde qu’il traverse – le nôtre – sa teinte de gris absolu, son odeur de marée basse, son horizon d’incessant délitement. La narration même des scènes de crime constitue en la matière une petite leçon, tant jamais Bordin ne se départit de ce qui, loin d’être du flegme, n’est qu’une indifférence profonde et définitive aux sauts de cabris des humains, à tout ce qui fait qu’ils bougent encore et se figurent que cela a un sens. Reste un semblant, comment dire, non d’optimisme, mais de révolte – mais l’un pourrait-il aller sans l’autre ? quelque chose d’un semblant d’enfance, quand cette part de l’être restée crédule, ou disons sensible, aux possibles imaginables, domine les mouvements du cœur et indiquent les grandes directions à prendre. Dans le cas de Bordin, cette part d’enfance intarissable, ce dernier bastion du possible, de ce qui n’est pas encore complètement supportable, le dernier élan finalement, concentrera ses feux sur un certain Peter Hoffmeister, une « méduse » lui aussi, et au destin plus improbable encore que le sien : enfant miraculé de la guerre, fils d’un bourreau nazi, et apprenant sa judéité à l’âge où la vie est déjà faite. Bordin le cherchera partout, avec l’obstination de celui qui se cherche un frère, armé seulement d’un reste de foi instinctive, de cette foi déraisonnable qui vous souffle qu’existe encore, peut-être, un lien entre les hommes qui ne fût pas seulement de sang ou d’intérêt ; un dernier tremblé dans la succession des vies sombres et inexpiables.
Bordin/Léotard ne stylise rien – ce qui, bien entendu, témoigne d’un souci stylistique – mais cette ligne de conduite témoigne avant tout d’une ligne de vie. Tant et si bien que les maladresses du récit (cette ponctuation parfois trop explicite, cette insistance à expliciter les sentiments comme par crainte que le lecteur ne les comprenne pas) sont dans l’instant digérées dans la complexion du narrateur ; lequel ne nous promet pas l’apocalypse, mais un effarement muet ; non l’enivrement dans les ressources romanesques de la fragilité d’un monde, mais un dégrisement ininterrompu ; non une invitation au voyage, mais une acceptation lasse de ses règles communes. Aussi, à mi-parcours, Bordin peut-il se vanter d’avoir « acquis la légèreté qui permet de parcourir le temps sans [se] mettre à compter les jours » ; elle anticipe d’ailleurs sur une chute que nous aurions pu prévoir : « J’ai tout exploré, visité, inventorié, et je n’ai rien trouvé qui ne me donne l’envie de vomir ». Où s’esquissent à nouveau la voix et le visage de l’auteur.
Nota bene / J’achevais cet article lorsque tomba la nouvelle de la disparition par suicide de Tristan Egolf, trente-trois ans. C’est en faisant lire Le Seigneur des porcheries à une jeune fille qui l’écoutait jouer de la guitare sous un pont de Paris qu’il trouvera l’oreille de Gallimard : la jeune fille n’était autre que la fille de Patrick Modiano ; plus de cinquante éditeurs l’avait alors refusé. Il faut relire ce premier livre au lyrisme sec, magnifiquement écrit, débordant d’une violence pleine d’aigreur et de rage sociales, et sombrement sous-titré : Le temps venu de tuer le veau gras et d’armer les justes. Ce livre reste pour moi un de ceux qui attisa définitivement ma curiosité pour la littérature américaine.
Article paru dans Esprit critique, lettre de la Fondation Jean-Jaurès, mai 2005
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