mercredi 15 juin 2011

Giorgio Pressburger, Dans l'obscur royaume.

L’enfer
Éric Bonnargent

Juan Asensio et moi-même avons lu ce livre. Nos lectures sont diamétralement opposées et permettront sans doute au lecteur de se faire une idée par lui-même. Vous pouvez consulter l'article de Juan Asensio ICI.


« La raison est toujours mise en échec,
et la bête l’emporte toujours en nous sur le temps. »


Marinus, L'Aveugle et le paralytique (photo montage)
« Mon existence ne me satisfait pas, non… Je ne vois pas de but dans cette présence au monde. Enfant, je rêvais d’agiter une épée au-dessus de l’autel du temple, d’être le nouveau David. Aujourd’hui, je dois errer encore et encore en quête de cette Terre promise que je ne trouve nulle part. Je suis ici, mais à quoi bon, pourquoi souffrir, jouir un peu, puis souffrir ? Qu’est-ce qui m’attend, au-delà de tout ceci ? »

Si le narrateur de Dans l’obscur royaume est si déprimé, c’est parce qu’il vient de perdre son jumeau, Nicola. Avec lui, pas plus qu’avec son père décédé plusieurs années auparavant, il n’a osé s’entretenir de l’existence, de la mort et de son appréhension. Rongé par les regrets, il décide de tout entreprendre pour descendre en enfer les rechercher.
Pour apprécier cet étrange roman, le lecteur doit en accepter le principe. Dans l’obscur royaume est, quant à sa forme, une réécriture romancée de L’Enfer de Dante Alighieri. Aux trente-quatre chants qui constituent le premier volet de La Divine comédie correspondent ici trente-quatre chapitres. Ne pouvant rivaliser avec la poétique de son prédécesseur, Giorgio Pressburger a utilisé la prose, mais le ton reste le même. Le narrateur, son guide et les damnés qu’ils seront amenés à rencontrer s’expriment avec le même lyrisme suranné que les personnages de Dante. Le procédé risque d'agacer, mais n’est pas dénué d’intérêt : peu importe la manière dont on parle de l’horreur, celle-ci est intemporelle, elle détient la primauté sur le dire. Cela explique aussi pourquoi Giorgio Pressburger, en plus de l’italien (et donc du toscan), utilise des dialectes régionaux et des langues étrangères (polonais, yiddish, hongrois...). L’enfer est compréhensible par-delà les époques, par-delà les langues. Un autre procédé est susceptible d’irriter le lecteur : les innombrables notes qui jalonnent Dans l’obscur royaume. Leur fonction est double. Il s’agit sans doute de parodier les éditions universitaires de L’Enfer gorgées de notes de bas de page que le lecteur lambda ne prend pas la peine de lire, mais il s’agit aussi d’offrir une métafiction dans laquelle le romancier, tantôt de manière scientifique, tantôt de manière ironique, informe ou désoriente le lecteur.

Comme Dante, le narrateur est « au milieu du chemin de notre vie ». S’il n’était âgé de 40 ans, sans doute le lecteur le confondrait-il avec l’auteur. Giorgio Pressburger a  lui aussi eu un jumeau décédé d’un cancer avec lequel il écrivit deux livres (L’Éléphant vert et Histoires du huitième district), mais, en 1999, année où le narrateur pénètre en enfer, il était déjà âgé de 62 ans. L’intérêt de l’auteur pour L’Enfer s’explique en partie par les analogies entre son histoire personnelle et celle de Dante. Dans le conflit qui opposa à Florence les Guelfes aux Gibelins, Dante s’engagea auprès des premiers. Mais, après leur victoire, les Guelfes se scindèrent en deux partis, les blancs et les noirs. Ces derniers, favorables à une soumission à l’autorité papale l’emportèrent sur les blancs, favorables à l’autonomie de la cité toscane et, comme tous les hauts responsables de son parti, Dante fut contraint à l’exil. Pendant la seconde guerre mondiale, la Hongrie, où naquit Giorgio Pressburger en 1937, fut prise en étau entre le nazisme et le communisme et, après la défaite allemande, placée sous le joug stalinien. Partisan d’un communisme démocratique indépendant de Moscou, Giorgio Pressburger dut quitter son pays en 1956 après l’écrasement de l’insurrection populaire par les chars soviétiques. Les déchirements de leurs patries respectives ont inspiré les deux écrivains. Giorgio Pressburger a eu aussi affaire à la barbarie nazie. De confession juive, une grande partie de sa famille a été déportée et exterminée dans les camps. Si les manifestations du mal jalonnent l’histoire de l’humanité, sans doute ont-elles atteint leur paroxysme au XXe siècle. Le XXIe siècle est très prometteur, mais les cruautés conjuguées du nazisme et du communisme demeurent inégalées. L’enfer a eu son épiphanie sur terre et il continuera d’exister dans les mémoires tant qu’il y aura des hommes pour se souvenir. L’entrée de l’enfer moderne se cache aussi dans « una serva oscura », mais il s'agit de celle de l’inconscient, et c’est pourquoi ce voyage se fera sous l’égide non pas de Virgile, mais de… Sigmund Freud (sic). C’est en effet au cours des trente-quatre séances d’une intempestive cure psychanalytique, du 11 août 1999 (date de la dernière éclipse solaire du millénaire) au 11 août 2004, que le voyage en enfer va être effectué. Ce ne sont pas seulement les méandres d'une mémoire personnelle que le lecteur va explorer, mais ceux de notre mémoire collective. Dans l'obscur royaume est un roman dont l'objectif est de lutter contre « l'allégresse forcée, l'absence de pensée » qui caractérise notre société « basée sur le marché et le spectacle » :

« la conscience collective est obnubilée par les spectacles destinés à provoquer l'hilarité, un état automatique d'insouciance, qui masque les tragédies et les génocides de notre époque. »

L’enfer que Sigmund Freud et le narrateur vont visiter n’est cependant pas celui de Dante. Dans l’enfer catholique, des légions de démons divers et variés faisaient subir aux damnés d’éternels tourments. Alors qu'on pouvait imaginer les portes de l'enfer de Dante comme Auguste Rodin l'avait fait, lourdes et massives, celles de celui dans lequel pénètrent le narrateur et son mentor sont en simple fer forgé ; ce sont celles du camp d’Auschwitz :

« Je me trouvais devant un portail de fer, derrière lequel cinq musiciens affublés de vêtements étranges, à rayures, jouaient, assis sur une estrade placée au centre d’une esplanade. […] Devant le portail se tenaient dix hommes armés. Ils riaient. Ils étaient gentils et amicaux. À plusieurs, ils débloquèrent le portail et l’ouvrirent tout grand, m’invitant à rentrer. »

Taslitzky, Le petit camp à Buchenwald
La modernité est marquée par l’éclipse de Dieu. Dieu ne s’est pas seulement retiré du monde, Il s’est aussi retiré de l’au-delà. Contrairement à ce qu'annonçait Matthieu, les derniers ne sont désormais plus les premiers, ils restent les derniers. L’enfer décrit par Giorgio Pressburger n’est pas habité de pêcheurs punis pour leurs fautes, au contraire, il fête les sinistres retrouvailles des victimes innocentes et de leurs bourreaux. Situé sous Jérusalem, l'enfer de Dante était constitué de cercles concentriques allant jusqu'au centre de la terre où Lucifer résidait. L'enfer décrit par Giorgio Pressbuger est situé sous la capitale du XXe siècle, Vienne. Si le passage d'un cercle à un autre se fait sous forme analogique, selon la méthode des associations d'idées, la topographie de cet enfer demeure dantesque : des torrents de boue et des fleuves charriant des morts le parcourent, des ravins emplis de corps mutilés le lézardent, des immeubles entiers de pendus, des caves et des cellules nauséabondes pleines de cadavres putréfiés le remplissent. Quant aux glaces qui le recouvrent en certains endroits, ce sont celles, sibériennes, de Kolyma. Les victimes innocentes sont celles de toutes les idéologies meurtrières du siècle, pas seulement celles du nazisme, même si celles-ci sont les plus nombreuses. À la place de Minos, c’est le plus sadique des SS, Josef Mengele, « l’équarisseur d’êtres humains », qui, comme il le faisait à Auschwitz, juge et reforme les couples de victimes et de tortionnaires : avec son fusil, Juan Luis Trescastro tire encore et encore dans le cul de Federico García Lorca, Lavrenti Béria, chef du NKVD, « le maître des ombres, frère de la nuit et du mensonge, du chantage et de l’assassinat de masse », continue de massacrer Vsevolod Meyerhold et des multitudes de SS, de membres de l’Ovra ou des différentes polices secrètes soviétiques qui se sont succédées dans le temps torturent et assassinent d’innocents martyrs. Parmi eux, il y a d’innombrables anonymes, mais aussi des parents et, comme c’était le cas chez Dante[1], des hommes célèbres : des politiciens, des peintres et surtout des écrivains. Au gré de leurs pérégrinations souterraines, le narrateur et Sigmund Freud croiseront aussi bien Milena Jesenská et Anne Frank qu’Isaac Babel et Ossip Mandelstam ou Rosa Luxembourg et Antonio Gramsci. Tous doivent éternellement revivre leur calvaire sous la garde d’un étrange cerbère :

« Un fort aboiement résonna. Des mots, certes humains, mais hurlés, aboyés à gorge déployée par trois voix sonores, rauques et puissantes, en trois langues qui se mêlaient pour en former une nouvelle : à la fois nouvelle et ancienne, un composé d’allemand, de français et d’anglais. »

Le monstre n’est pas doté de trois gueules de chien, mais de trois têtes humaines, celles de Louis-Ferdinand Céline, de Knut Hamsun et d’Ezra Pound. Pour le narrateur, « biographie et œuvre ne peuvent être disjointes », la première étant constitutive de la seconde. Le débat n’est pas nouveau, le point de vue de Giorgio Pressburger n’est pas le mien, mais l’auteur n’est peut-être pas si manichéen qu’il peut sembler l’être. S’il refuse de citer le nom de Martin Heidegger qu’il rencontre dans un taxi en compagnie d’Hannah Arendt, il n’empêche que c’est bien lui qui est l’auteur de l’éloge de cette relation amoureuse dénoncée par le narrateur et c’est bien lui qui fait dire à la philosophe que « sans notre amour, le monde serait encore pire. »
La même ambiguïté se retrouve à propos du suicide. Malgré les multiples condamnations de Sigmund Freud et du narrateur, les suicidés, comme en témoigne leur séjour en enfer, sont innocents. Qu’il s’agisse de Georg Trakl, de Walter Benjamin, de Marina Tsvetaïeva, de Stefan Zweig, de Bruno Bettelheim ou d’Arthur Koestler, ce sont tous des victimes de l’existence. Les uns se sont libérés d’une oppression politique ou morale, les autres, comme  Paul Celan[2], Jean Améry ou cet écrivain qu’il ne rencontrera qu’au chapitre 34, la victime des victimes, « l'un des plus grands hommes de tout le millénaire », ont succombé sous le poids de la culpabilité d’avoir survécu aux camps de la mort.
Le statut de victime est lui-même ambigu. Le narrateur et Freud rencontreront dans les corridors de l’enfer des bourreaux devenus à leur tour des victimes (Andreas Baader, Gudrun Esslin et Ulrike Meinhof) et des victimes qui, à l’image de Léon Trotski, auraient pu devenir des bourreaux.

Si Dans l'obscur royaume est bien un très bon roman, on peut toutefois regretter que Giorgio Pressbuger passe sous silence le début et la fin du XXe siècle et que ses damnés soient essentiellement européens. En refermant ce livre, le lecteur peut en effet avoir l'impression que des horreurs comme celles perpétrées lors de la première guerre mondiale ou en ex-Yougoslavie n'ont eu, finalement, que peu d'importance et peut aussi avoir la désagréable sensation que les crimes contre l’humanité extra-européens ne comptent guère pour l’auteur. Il est vrai qu’il est fait allusion au génocide des Hutus et aux massacres perpétrés par la junte argentine, il est vrai que le nom de Pol Pot est cité, mais ce n’est qu’en passant.
Bien entendu, on pourrait adresser le même reproche à Dante dont les damnés sont tous originaires de la péninsule italienne. À l'aube du XIVe siècle cependant, le monde était bien plus petit : l'Amérique et l'Océanie n'avaient pas encore été découvertes, on ignorait tout de l'Asie et de l'Afrique et il était bien difficile de savoir ce qui se passait à quelques kilomètres de chez soi.

Bien qu'étant la réécriture de l'un des plus grands chefs-d’œuvre de l'histoire de la littérature, Dans l'obscur royaume est un roman singulier, une catabase dérangeante dans les moments les plus terribles du XXe siècle, du moins dans certains de ses moments, ceux qui nous sont peut-être les plus proches. Lucide et désabusé, Giorgio Pressburger dresse un portrait impitoyable de l'humanité. L'homme est un démon pour l'homme et la noblesse et l'horreur ont une même origine, la bassesse de notre nature :

« La peur est le moteur de tout. De tout ce lieu. Ceci est le lieu de la peur. La peur gouverne ce monde. Tout est engendré par la peur : les grandes oeuvres, les grandes actions héroïques, les plus nobles entreprises, l'assassinat, le viol, la torture, tout est engendré par la peur. »





Giorgio Pressburger, Dans l’obscur royaume. Traduction de Marguerite Pozzoli. Actes Sud. 22,50 €



[1] Ayant lu ici et là quelques critiques reprochant  à Giorgio Pressburger de convoquer autant de célébrités, il convient de rappeler encore une fois que Dans l’obscur royaume est une réécriture de L’Enfer de Dante et que la galerie de personnages est constitutive de l’œuvre.
[2] « Où fuir le noir remords d’être en vie ? D’avoir laissé les nazis capturer, puis tuer mon père et ma mère ? »

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