Per una selva oscura
Éric Bonnargent
Éric Bonnargent
« La plupart du temps je ne lis pas, je ne pleure pas,
je ne dors pas, je n’attends rien. »
Chirico, La Matinée angoissante |
Dans son Anatomie de la mélancolie, publiée en 1621, Robert Burton distingue la disposition mélancolique de la mélancolie proprement dite. La disposition, écrit à juste titre l’écrivain anglais, « est le propre de l’homme mortel », au sens où nul homme, serait-ce le plus sage, ne peut échapper à la tristesse. L’état mélancolique, par contre, est « une maladie durable et chronique » contre laquelle on ne peut rien, ou presque. Sans doute est-ce parce qu’elle naît d’une sensibilité exacerbée et d’une conscience aiguë des malheurs du monde, de la misère des hommes et de la brièveté de la vie sur terre qu’elle est souvent la caractéristique des hommes de lettres qui « à force de vouloir exceller et de chercher à tout savoir, en perdent la santé, la fortune, la vie et tout le reste. » Claude Chambard est l’un de ces hommes de lettres.
C’est tout naturellement que le Carnet des morts s’ouvre dans une bibliothèque, une bibliothèque dans laquelle le lecteur peut imaginer le poète, seul et prostré, s’abandonnant, le temps d’une nouvelle insomnie, à la méditation et à la rêverie. Pour le mélancolique, il fait toujours nuit, même en plein jour :
« Le désespéré mâche sa plaie. Il ne sait pas mettre un pied devant l’autre. Il entre dans la très longue nuit. »
Tourmenté, le mélancolique n’a pas la sérénité nécessaire pour connaître la satisfaction du repos. Écrasé par la fatigue, son corps cède parfois et s’effondre : il meurt un peu, mais il ne dort pas. De surcroît, la nuit est propice à la pensée vagabonde. Les journées sont réservées à l’agitation sociale d’où le mélancolique se sent exclu. Comme l’écrivait un autre intranquille, les journées appartiennent « aux imbéciles, aux agités et aux sans cœur. » La nuit, les heures ne passent pas, elles s’étirent. L’arythmie nocturne est propice à la rêverie poétique :
« La nuit, les étoiles sont des ouvertures sur des possibles inconnus, sur des visions du calme infini, sur des rassemblements d’ancêtres. La nuit est ouverte en des millions de points par lesquels on peut passer pour rejoindre ceux qui nous ont précédés, ceux qui nous accompagnent, ceux qui nous suivront. »
La songerie poétique abolit le temps et l’espace. L’enfance est évoquée par fulgurances. Des souvenirs. Des situations. Des conversations. Des objets : un vieil album cartonné de Tintin, une voiture à pédales, un Pinocchio en caoutchouc… « La beauté est instable » et le poète est hanté par l’anéantissement et la fragilité des choses. Il y a chez Claude Chambard une profonde nostalgie de l’enfance, de cette période d’innocence où il faisait bon vivre. Le passé permet d’échapper à un présent obscène dont les principales caractéristiques sont « l’information, les services publics, la pornographie & le cynisme. » Du fond de sa bibliothèque, il convoque la Bourgogne où il a grandi. Sous les ponts qui chevauchent l’Armençon, aussi bien qu’ailleurs, passent aussi les jours et passent aussi les semaines :
« Il fait doux dans la vie des fantômes aujourd’hui au bord de l’Armançon asséchée.
Ils revissent leurs têtes en chantonnant de vieilles scies. »
Sur les rives apparaissent les morts : les parents et les grands-parents. La douceur de vivre se reconstitue et le temps, comme les eaux de la rivière, cesse de s’écouler. Les hommes d’alors, aussi virils que respectueux, connaissaient le sens du mot fraternité qui, aujourd’hui, sonne si creux. Le bien-être est cependant éphémère car des crises d’angoisse surgissent :
« Les chevilles entravées par les chaînes de la culpabilité. Celle de ne pas être mort encore & de croire encore en la littérature. »
Vivre est un malentendu et survivre à ceux que l’on a aimés est insupportable quand on préfère l’écriture à la vie. Celui qui écrit s’exclut du monde commun, du carnaval salarié ; il fait l’épreuve de la solitude, il sonde son âme, comme d’autres sondent les sous-sols, pour en extraire les richesses cachées. Écrire est une question de vie ou de mort car si les mots ne sauvent pas de la mélancolie, ils permettent de l’apprivoiser. Autant qu’il est possible :
« Mais c’est la langue qui soutient le mélancolique, l’épuisé, l’angoissé, l’errant. La langue ne lui manque jamais. »
Les mots permettent de déjouer la malédiction du « panta rei » d’Héraclite l’obscur, ils permettent de fixer l’essentielle évanescence des choses, de la vie qui, selon la belle métaphore du poète, « est une poussière de papillon que n’accroche pas les doigts. » Seuls les mots peuvent sauver les morts. Et Claude Chambard sait les manipuler, les choisir, les agencer. Le Carnet des morts est un texte de toute beauté qui se joue des genres, qui se méfie de la linéarité à laquelle il préfère l’épiphanie des souvenirs. Claude Chambard est le poète de la solitude. Le mélancolique est, en effet, toujours seul. Il y a un mur opaque qui le sépare toujours des autres, même de ceux qu’il aime.
Robert Burton écrivait que seule la musique peut sauver de la mélancolie, qu’elle est « un remède souverain […] et elle chassera le diable en personne. » Le traitement est bien plus pertinent qu’il n’en a l’air. Dans Face aux ténèbres, le journal de sa dépression, William Styron raconte que c’est la Rhapsodie pour contralto de Brahms qui l’a sauvé. Claude Chambard, lui, est amoureux de sa mélancolie et c’est sans doute pourquoi à la fin du Carnet des morts, il renonce à se rendre à un concert. C’est avec une plume trempée dans la bile noire de sa mélancolie qu’il écrit. Pour son plus grand malheur. Pour notre plus grand bonheur.
Claude Chambard, Carnet des morts. Le Bleu du ciel. 14 €
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