lundi 22 octobre 2012

Paula Fox - Côte Ouest

Partir, repartir 
Marc Villemain 

Éditions Joëlle Losfeld
à certains égards, Paula Fox a bien quelque chose de français. C’est d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il plaisant, qui m’accable parfois lorsque je m’attache à l’exquis ronronnement de notre littérature hexagonale. Ne voyez pas là une quelconque coquetterie anti-française, ou quelque flagornerie à destination des « maîtres du monde », mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien à elle de digérer l’épopée humaine, et que cette manière me semble incommensurablement plus flamboyante que le tropisme intimiste plus ou moins assumé de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula Fox, c’est parce que l’écrivain me semble parfois adossé au meilleur des lettres françaises ; dans sa préface, Frederick Busch suggère d’ailleurs que l’héroïne de ce roman-ci éprouve quelque chose de l’ordre de la « nausée » sartrienne. Ainsi trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger dans l’être et à en révéler les ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent, mais sans exclusivité, à une certaine littérature française. Lisant Paula Fox, il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état d’une même obsession pour les traumas de l’enfance et témoignent d’une semblable douceur, douceur qui est surtout l’indice d’un malaise, le paravent pudique mais insuffisant à la douleur et à la violence des mondes. Les distingue toutefois l’attrait vers l’irréalité, ou la surréalité, qui est la patte de Dominique Mainard, quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne. Dans les deux cas pourtant, nous sommes proches des contes moraux, des légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte. L’impression de « classicisme » est cependant plus dense, et évidente, chez Paula Fox, fruit sans doute d’une fluidité sans accrocs, d’un acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, mais plus encore d’un incomparable talent à embrasser une totalité sociale. Car, et j’y reviens, Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est souvent affective, sourde, relationnelle, généalogique ou familiale. Cela a donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres. Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce que j’appellerai, pour faire vite, sa part française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi la modernité du roman américain nous apparaît souvent de manière plus immédiate, qu’on la sent toujours apte à se pénétrer de la réalité du monde sans autre souci que de la malaxer pour en faire un objet de littérature universelle. Ce talent-là est d’autant plus massif que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si peu, du monde, mais toujours d’infimes destins aux ancrages fatals, de personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir est borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire qui les a précédés et qui ne peut faire d’eux que des « personnages désespérés ».

Paru aux États-Unis en 1972, Côte Ouest est le troisième roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état d’innocence. A l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux, aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti – entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou, habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance, connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait toujours pas ce qu’elle veut. « Il lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle de n’importe qui ? »

« Personne n’a le droit de revendiquer une innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce que nous rencontrons. » A cette obligation, Annie aura appris à se plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à nouveau, il faut fuir.

Préface de Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire