Partir, repartir
Marc Villemain
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Éditions Joëlle Losfeld |
à certains égards, Paula Fox a bien quelque
chose de français. C’est d’autant plus remarquable que le plaisir roboratif que
j’éprouve à lire les Américains n’a d’égal que cette forme d’ennui, fût-il
plaisant, qui m’accable parfois lorsque je m’attache à l’exquis ronronnement de
notre littérature hexagonale. Ne voyez pas là une quelconque coquetterie
anti-française, ou quelque flagornerie à destination des « maîtres du
monde », mais le fait est que la littérature américaine a sa manière bien
à elle de digérer l’épopée humaine, et que cette manière me semble
incommensurablement plus flamboyante que le tropisme intimiste plus ou moins
assumé de notre hexagone. Or si j’insiste sur la francité (imaginaire) de Paula
Fox, c’est parce que l’écrivain me semble parfois adossé au meilleur des
lettres françaises ; dans sa préface, Frederick Busch suggère d’ailleurs
que l’héroïne de ce roman-ci éprouve quelque chose de l’ordre de la « nausée » sartrienne. Ainsi
trouve-t-on dans ses œuvres une attention de tous les instants aux émois de
l’individu, un attachement instinctif à la zone d’ombre, une aisance à plonger
dans l’être et à en révéler les
ressorts enfouis, toutes choses que, à tort ou à raison, j’attribue souvent,
mais sans exclusivité, à une certaine littérature française. Lisant Paula Fox,
il m’arrive d’ailleurs de penser à Dominique Mainard (mais je devrais plutôt
écrire l’inverse), laquelle, et ce n’est évidemment pas un hasard, est
également éditée chez Joëlle Losfeld. Les deux écrivains font en effet état
d’une même obsession pour les traumas de l’enfance et témoignent d’une
semblable douceur, douceur qui est surtout l’indice d’un malaise, le paravent
pudique mais insuffisant à la douleur et à la violence des mondes. Les
distingue toutefois l’attrait vers l’irréalité, ou la surréalité, qui est la
patte de Dominique Mainard, quand tout, dans la littérature de Paula Fox, nous
ramène, et s’il le faut par la force, à une réalité très cruellement terrienne.
Dans les deux cas pourtant, nous sommes proches des contes moraux, des
légendes, des histoires – comme les enfants disent aimer qu’on leur en raconte.
L’impression de « classicisme » est cependant plus dense, et
évidente, chez Paula Fox, fruit sans doute d’une fluidité sans accrocs, d’un
acharnement dans l’usage du verbe juste, d’une syntaxe tellement parfaite que
l’on pourrait la donner en dictée dans nos collèges, mais plus encore d’un
incomparable talent à embrasser une totalité sociale. Car, et j’y reviens,
Paula Fox est américaine. Dans la littérature française, la psychologie est
souvent affective, sourde, relationnelle, généalogique ou familiale. Cela a
donné, cela donne, beaucoup de très beaux livres, et quelques chef-d’œuvres.
Chez Fox, comme chez nombre d’écrivains américains, et sans rien omettre de ce
que j’appellerai, pour faire vite, sa part
française, la psychologie est instinctivement sociale. C’est pourquoi la
modernité du roman américain nous apparaît souvent de manière plus immédiate,
qu’on la sent toujours apte à se pénétrer de la réalité du monde sans autre
souci que de la malaxer pour en faire un objet de littérature universelle. Ce
talent-là est d’autant plus massif que Paula Fox ne nous parle jamais, ou si
peu, du monde, mais toujours d’infimes destins aux ancrages fatals, de
personnages dont on comprend dès les premières lignes que leur devenir est
borné, que leur place dans le monde s’est à jamais décidée dans une histoire
qui les a précédés et qui ne peut faire d’eux que des « personnages désespérés ».
Paru aux États-Unis
en 1972, Côte Ouest est le troisième
roman de Paula Fox, dont Joëlle Losfeld poursuit la traduction méthodique de
l’œuvre. Il raconte l’histoire d’Annie Gianfala, jeune fille de dix-huit ans à
peine qui s’en va, par tempérament autant que par nécessité, à la rencontre de
l’Ouest, abandonnée par un père plus ou moins habité par l’alcool. Non tant
pour en faire la conquête que pour tâcher d’y trouver une sorte d’état
d’innocence. A l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, son périple la conduira
auprès d’êtres à la fois ambitieux et perdus, superficiels et perclus d’idéaux,
aspirant aux libertés mais parties prenantes de leurs propres aliénations, et
dont beaucoup connaissent leurs premiers engouements politiques via le Parti –
entendez le parti communiste. Ceux-là fascinent Annie sans qu’elle puisse
jamais les comprendre tout à fait : « Elle comprit, ou plutôt sentit, qu’elle était au milieu de gens qui
voyaient le monde dans lequel elle errait inquiète, perdue, comme un univers
rempli de sens, de catégories, d’explications leur permettant de savoir d’où
leurs pensées venaient. » Annie est un cœur trop simple et une âme trop
troublée pour s’aventurer vers la moindre certitude. Elle n’est maladroite que
parce que le monde la submerge. Ceux vers qui elle va se trouvent chaque fois
désarmés par l’insistance de l’enfance en elle, son refus viscéral (sitôt
interprété comme une infirmité) de mettre la bonne distance entre elle et le
monde. Leur implication dans la vie est raisonnée, sa manière à elle de s’y
jeter et de s’en débrouiller apparaît presque pathologique. Sans le sou,
habitant de chambre en chambre, s’offrant au moindre travail qui lui permettra
de manger le soir, elle n’est disponible qu’à la survie, mais regarde le monde
s’ébrouer avec des yeux gourmands. Peu à peu elle s’endurcit, prend confiance,
connaît les joies simples du corps et des querelles, de l’alcool et des grands
sentiments. Mais sait aussi se méfier des amitiés proclamées, faire le tri
entre le vrai et le juste, l’honnête et le sincère. Elle possède les bons
réflexes pour vivre, prendre des décisions, même si, au fond, elle ne sait
toujours pas ce qu’elle veut. « Il
lui semblait que, chaque fois qu’elle quittait un endroit, elle tirait derrière
elle une traîne de débris : promesses brisées, attentes déçues qu’elle
avait suscitées sans le vouloir. Qu’y avait-il en elle d’exceptionnel ?
Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle,
qu’elle détournait avec humour dans l’unique but d’attirer l’attention, celle
de n’importe qui ? »
« Personne n’a le droit de revendiquer une
innocence libre de tout engagement, voilà ce dont Miss Fox semble prévenir son
héroïne », remarque Frederick Busch, rappelant au passage que « nous sommes dans l’obligation d’évaluer ce
que nous rencontrons. » A cette obligation, Annie aura appris à se
plier ; c’est ce qui la rend libre de prendre ses décisions lorsque, à
nouveau, il faut fuir.
Préface de
Frederick Busch, traduction de Marie-Hélène Dumas
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 9, mars/avril 2008
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